Victoire la rouge/7

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Librairie Henry du Parc (p. 73-86).


vii


Victoire n’avait pas mangé à sa faim ce soir-là. Elle demeura sans dormir, repensant à tout ce qu’elle venait de faire dans cette fin de journée et qui lui dansait maintenant dans la tête à la rendre malade.

Cela lui faisait un bruit que dominait pourtant la voix de madame Maleyrac. Elle écoutait, croyant l’entendre encore, et cela lui donnait des peurs.

Cependant, elle se disait qu’il fallait s’accoutumer à tous ces ennuis, parce qu’elle était encore bien heureuse qu’on eût voulu la retirer dans une maison honnête, malgré « sa faute ». Et puis, elle préférait bien se tuer au travail que de retourner à l’hospice, où on lui rappelait sans cesse ce qu’elle avait fait, l’obligeant tous les soirs et tous les matins à en demander pardon à Dieu dans ses prières, et lui faisant des hontes continuelles à propos de ce malheureux enfant.

Ensuite elle se donnait du courage, parce qu’on lui avait promis de lui faire rendre son petit quand elle aurait les moyens de l’élever, et elle se faisait maintenant une joie d’avoir quelqu’un à qui penser et qui lui fût quelque chose dans la vie. Elle ne se sentait plus seule, comme avant. Aussi, ça l’empêchait d’avoir beaucoup de regret de « son malheur » malgré qu’on lui en dit, parce que, depuis même le premier jour ou Périco l’avait si rudement embrassée, elle avait pris à vivre un plaisir qu’elle n’aurait jamais connu sans cela.

Maintenant elle avait des pensées, et ça l’occupait pendant ses fatigues : elle en souffrait moins.

Lorsqu’elle descendit le matin, sur les cinq heures, madame Maleyrac lui demanda si elle avait attendu qu’on lui montât un chocolat avant de se lever.

Victoire ne comprenait pas : elle répondit « non » avec candeur. Mais madame Maleyrac l’appela « insolente », et la menaça incontinent de la renvoyer à la supérieure si elle continuait à se conduire aussi mal.

Victoire éclata en larmes, ce qui radoucit beaucoup madame Maleyrac, car cela témoignait du désir de ne pas la quitter, et ce cas était assez rare pour qu’elle en fût attendrie.

La journée ne s’en passa pas moins rudement pour cela ; mais Victoire était résignée.

Au bout d’un temps, elle était accoutumée au train bizarre qu’on menait au château des Andrives.

Tantôt elle courait par les terres, les pieds nus, bêchant, semant, raclant ; ou bien elle faisait des herbes, coupait des bruyères, traînait les fumiers.

Tantôt, si quelque visite survenait, elle se fagotait jusque sous les bras dans un tablier blanc et venait passer un plateau de sirops ou de liqueurs, quelquefois les mains encroûtées de terre sèche et sous ses jupes boueuses ses pieds noirs dont les orteils passaient.

Toujours maladroite à ce genre de service, Victoire butait ou versait quelque chose, et madame Maleyrac, alors, s’exclamait, les yeux au ciel, avec des mines distinguées, se faisant plaindre d’être si malheureuse à ne pouvoir dresser une fille pour la servir convenablement.

Mais, en dedans, elle n’eût pas changé la Victoire pour n’importe quelle autre, car elle lui faisait le travail de deux serviteurs, sans compter le sien dans la maison, et rien ne chômait.

Il est vrai qu’à ce régime, Victoire s’était efflanquée. Elle jeûnait et elle trimait, dormant à peine cinq heures par nuit. Mais elle passait de bons moments tout de même quand on l’envoyait travailler dehors. Madame Maleyrac ne pouvait l’y suivre, et c’était un soulagement.

Ensuite elle s’y rencontrait toujours avec des gens comme elle, des paysans, des ouvriers de la terre, et elle retrouvait là un milieu familier où elle se détendait. Les gros rires partaient, avec les plaisanteries salées. On se bourrait du poing aux épaules, on mangeait ensemble, assis par terre, les genoux hauts, la mâchoire lente, la pointe du couteau aux dents. Il y avait parfois des garçons, et l’on parlait d’amourettes.

Il arriva que l’un d’eux fut séduit par les bras robustes et vaillants de la Victoire, et lui dit gauchement que, si elle voulait, on pourrait bien quelque jour leur faire la noce.

Victoire avait pleuré de plaisir. Et malgré que l’affaire traînât à cause des travaux qui pressaient, on en reparlait encore comme d’une chose à faire dès qu’on le pourrait.

Aussi la Victoire n’était jamais à commander quand il lui fallait aller aux champs. Elle partait toute la première et revenait après les autres.

Un jour qu’on faisait les foins, Victoire fanait, retournant à grande fourchée et l’éparpillant ensuite, l’herbe encore verte, que le soleil séchait, dégageant ses parfums. Sa paillole sur la tête, les bras nus et roux, elle se démenait comme toujours, courant d’un tas à l’autre et piquant sa fourche.

On l’appela d’une voix claire. Elle aperçut, au bord du pré, mademoiselle Élise qui lui faisait de grands gestes avec le disque rouge de son ombrelle. Victoire accourut, c’était une mauvaise nouvelle. Il lui fallait tout planter là pour retourner à la maison faire la cuisine à la compagnie qui venait d’arriver.

— Et vite, vite, répétait, après sa mère, mademoiselle Élise. Dépêchez-vous. Victoire se hâta, très-malheureuse au fond et suant d’angoisses à la pensée des tribulations qui l’attendaient.

En effet, elle ne fut pas en vue du château qu’elle trouva madame Maleyrac rouge de colère, les yeux hors de la tête, et qui l’invectiva. Il fallait donc la croix et la bannière pour la faire suivre, celle-là ? Jamais pressée, quand bien même le feu serait à la maison.

Et la dame se hâtait, allant devant la Victoire, comme si elle la traînait, et clochant d’un pied sur l’autre dans les bottines percées et éculées qu’elle n’avait pas eu le temps de remplacer. Sous sa robe de soie passaient les filoches d’une sale jupe de couleur. Mais elle tenait à la main la chaîne d’or d’un lorgnon qu’elle se portait aux yeux d’un air impertinent lorsqu’il y avait du monde.

En trottant, elle racontait le menu à Victoire abasourdie. Il fallait saigner promptement deux canards, trois poulets, étouffer un couple de pigeons, éplucher les légumes, mettre la broche, tourner une crème…

C’était la tête de Victoire qui tournait. Elle ouvrait la bouche et tordait l’angle de son tablier en se déhanchant, essoufflée, derrière la dame sèche et maigre qui toujours racontait en courant. On ferait une compote et puis des beignets, et l’on irait au bourg chercher la salade.

— Qui ça, madame ? s’écria, malgré tout son respect. Victoire épouvantée.

— M. le curé, répondit furieusement madame Maleyrac. Il faudra peut-être que je vous donne un valet pour faire votre service, fainéante ! Mais voyez-la donc plantée comme une borne ! Est-ce que vous attendez que les poulets viennent s’embrocher tout seuls, ou que les canards vous portent leur tête à couper. Voulez-vous bien courir, grosse bête…

Et Victoire reprit sa galopée autour de la cour, criant :

— Petits, petits, petits, té, té !…

Et ceux qu’elle empoignait, elle les fourrait dans sa jupe troussée, beuglant et battant des ailes, car elle les meurtrissait dans ses grosses mains affolées.

Quand elle eut saigné, tordu, étranglé à peu près son compte, elle s’accroupit en un coin de la cour pour éplumer toute cette volaille encore pantelante. Mais le temps pressait trop pour qu’elle s’attardât à l’achever. Et elle tirait, tirait, arrachait les plumes dorées, blanches ou bleues qui voletaient autour d’elle, et le fin duvet roux qui se collait à ses doigts sanglants.

Voilà qu’elle vit venir de son côté, marchant à petits pas, les yeux baissés, l’ombrelle renversée sur l’épaule, mademoiselle Élise, en compagnie d’un jeune homme qui lui disait quelque chose à voix douce, en souriant.

Derrière, à quelques pas, suivaient deux dames, dont madame Maleyrac, et, plus loin encore, un groupe d’hommes. Cette procession marchait avec un air de solennité attendrie.

Victoire se rappela des choses qu’on avait dites à table, ces jours passés, pendant qu’elle servait, et, tout de suite, elle devina qu’il s’agissait des accordailles de mademoiselle Élise. La noce devait suivre bientôt.

Cette pensée fit une joie à Victoire, car elle voyait un bonheur dans le mariage. Et comme elle était bonne fille, elle se réjouissait de ce bonheur qui arrivait à mademoiselle, en même temps qu’elle songeait au sien qui ne tarderait guère, après la levée des récoltes.

Elle arracha ses plumes, à pleins poings, tout excitée par cette joie. Mademoiselle Élise, en passant, coula ses regards brillants et un peu fiers sur la servante ; puis elle s’arrêta net, faisant un grand cri.

— Maman ! maman !… Victoire plume un canard qui n’est pas mort… Quelle horreur ! Mais tuez-le donc, mauvaise fille, vous voyez bien qu’il remue les ailes… C’est affreux, le cœur me tourne…

Le fiancé soutint Élise toute pâle qui s’évanouissait.

Madame Maleyrac avait bondi, et elle beuglait des injures à Victoire, les poings en avant. Tandis que celle-ci tordait la bête entre ses genoux, pour l’empêcher de bouger, et lui arrachait son duvet si vite qu’elle pouvait, en répondant très-calme :

— Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que ça fait ? Il mourra bien tantôt dans la casserole.

Toute la compagnie s’était groupée autour d’elle, et on l’apostrophait durement avec des gestes indignés. Victoire n’y comprenait rien, honteuse seulement de ce monde qui la regardait.

Puis la promenade recommença, agitée par cet événement, et Victoire entendait des voix apitoyées qui plaignaient les pauvres bêtes sans défense, que ces misérables servantes martyrisaient. Mais ces filles n’avaient ni cœur, ni entrailles : des brutes. Il fallait les voir le couteau à la main : elles riaient ! Madame Maleyrac racontait en gémissant que la Victoire avait saigné un porc, toute seule, sans la moindre émotion. Et quelqu’un ajouta :

— Remarquez que ce sont presque toujours les servantes de la campagne qui tuent leurs enfants. L’habitude a détruit leur sensibilité. Ces filles sont très-dangereuses. Madame Maleyrac confessa que la Victoire, avec ses cheveux rouges, ses petits yeux sournois et sa grosse insensibilité de bête, lui faisait peur.

Et la Victoire, qui écoutait tant qu’elle pouvait, écrasa sous son pied nu un poulet qui se débattait d’une aile demi-brisée ; et elle se dit, haussant l’épaule :

— Faut bien que quelqu’un le fasse, pourtant !