Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire/Chapitre IX

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CHAPITRE IX.

TRAVAUX ET DOCTRINE DE GEOFFROY SAINT-HILAIRE EN TÉRATOLOGIE.
I. Résumé. — II. État de la Tératologie avant Meckel et Geoffroy Saint-Hilaire. — III. Introduction de la Méthode naturelle en tératologie. — IV. Causes des anomalies. — Réfutation expérimentale de l’hypothèse de la Monstruosité originelle. — V. Théorie des Arrêts ou du Retardement de développement. — VI. Loi de l’Union similaire. — VII. Loi de l’Affinité ou de l’Attraction de soi pour soi.
(1825 — 1827).

I.

Geoffroy Saint-Hilaire ne s’était pas fait illusion. Si, dans la Philosophie anatomique, il avait laissé bien loin derrière lui ses Mémoires de 1806 et de 1807 ; s’il avait enfin touché ce but qu’il osait, dès 1795, placer si loin et si haut, que d’obstacles, que de lacunes, franchis par lui dans sa course hardie, demeuraient encore sur la route ! « Je l’ai tracée, disait-il lui-même en 1822, mais il reste à l’ouvrir sur de plus larges dimensions. »

Voilà le sentiment dont il était plein en terminant sa Philosophie anatomique. Aussi, après avoir donné à la composition de ce livre, durant six années entières, chacun de ses jours et la moitié de ses nuits, le seul repos qu’il connaisse, c’est la variété des travaux. Et encore, sous des formes et par des voies diverses, c’est toujours le même esprit tour à tour porté dans l’examen de questions différentes, mais intimement unies dans la pensée de leur auteur. De 1820 à 1822 il s’était surtout occupé de tératologie ; en 1823 et 1824, il se donne tout entier à l’anatomie comparée[1], et surtout il poursuit la démonstration, déjà commencée dans la Philosophie anatomique, de l’analogie élémentaire des appareils reproducteurs de l’un et de l’autre sexe. À la fin de 1824 il revient à la tératologie, et publie successivement, de 1825 à 1827, sur cette science, jusqu’alors si négligée, seize Mémoires, auxquels il fait succéder, en 1828, l’un de ses principaux ouvrages zoologiques.

C’est des seize Mémoires tératologiques que nous nous proposons de donner, dans ce Chapitre, une rapide analyse.

Comment tant de travaux, complétés eux-mêmes dans la suite par plusieurs autres Mémoires[2], furent-ils nécessaires après la Philosophie anatomique ? L’auteur avait, dans son ouvrage, jeté les fondements d’une classification, regardée jusqu’alors comme impossible ; il avait établi la nécessité d’une alliance intime entre la tératologie et l’anatomie comparée, et l’importance des applications qui peuvent être faites de l’une à l’autre ; il avait trouvé, dans la Théorie du retardement, des arrêts ou mieux des inégalités de développement, la source d’une explication rationnelle de la plupart des anomalies organiques ; il avait fait voir que les Monstruosités elles-mêmes sont soumises à d’invariables règles ; et, montrant l’identité de ces règles avec celles auxquelles sont soumis les êtres normaux, il avait pu s’élever jusqu’à cette grande vérité de philosophie naturelle : Les Monstres eux-mêmes n’échappent pas aux lois générales de l’organisation ; ils en subissent l’empire, et en prouvent l’universalité.

Telle est en résumé, nous l’avons plus haut montré, la doctrine tératologique, contenue dans le second volume de la Philosophie anatomique. L’auteur, en revenant sur un sujet qu’il avait considéré de si haut, espérait-il s’élever plus haut encore ? Non sans doute. Il était évident que les dernières limites avaient été atteintes ; mais il ne l’était pas moins que la question, loin d’être épuisée, restait neuve encore sur une multitude de points. Le champ de la science venait d’être rapidement parcouru et, pour ainsi dire, traversé tout entier : il fallait maintenant en défricher les diverses parties.

C’est dans ce but que nous voyons Geoffroy Saint-Hilaire reprendre, en 1825, ses études de 1820 et de 1821. Mais qu’on ne s’y trompe point : lorsqu’il semble revenir sur ses pas, et ne songer qu’au perfectionnement de ses anciens travaux, il va leur donner une extension nouvelle, enrichir tour à tour la tératologie d’une multitude de faits, par l’observation, de principes nouveaux et féconds, par d’heureuses déductions, et répandre ainsi sur elle une lumière dont s’éclaireront toutes les branches des sciences de l’organisation.

II.

Dans ses travaux d’anatomie comparée, nous avons vu Geoffroy Saint-Hilaire partir souvent de faits connus pour arriver à des conséquences nouvelles : en tératologie, c’est toujours sur les résultats de ses propres observations ou de ses expériences, qu’il fonde ses généralisations. À quoi tient cette différence ? à l’extrême pauvreté d’une science à laquelle manquèrent si longtemps, non-seulement des principes, une théorie, une méthode, mais aussi des faits.

Ceux qui ont parcouru les Éphémérides des Curieux de la nature et tant d’autres volumineux recueils du 17e et du 18e siècle ; ceux qui se souviennent d’y avoir rencontré, presque à chaque page, des descriptions et des figures tératologiques, pourront n’accueillir cette assertion qu’avec étonnement, avec incrédulité : cette science que nous disons si pauvre de faits, en possédait, leur semblera-t-il, un nombre infini avant Meckel et Geoffroy Saint-Hilaire, bien plus, avant Haller lui-même. Mais de ceux qui ont parcouru, nous en appellerons à ceux qui ont lu, à ceux qui ont vu de près ces prétendues richesses, qui ont cherché à les utiliser pour la science : ceux-ci, assurément, penseront comme nous ; ils n’auront point confondu de vagues indications avec des descriptions, des récits avec des faits, des histoires avec des observations ; et ils savent quelles sont, dans cet immense amas de matériaux que nous ont légués les deux siècles précédents, la déplorable rareté des dernières, la non moins déplorable multitude des autres. Pour un Gœller, unissant, dès 1683, à l’exposition très-précise de faits remarquables, le mérite d’une importante application à l’organogénie ; pour un Werner Curtius, observant et décrivant, en 1762, avec une exactitude que ne désavouerait pas la science de nos jours ; combien de Kœnig, de Mérindol, de Chilian, écrivant sur les cas les plus dignes d’intérêt, de confuses relations qui les font à peine connaître ; relations où l’on se tait sur les points capitaux pour se perdre en des détails oiseux ou controuvés, et dont on peut presque affirmer qu’elles nous instruisent aussi peu par ce qu’elles disent que par ce qu’elles ne disent pas !

Est-ce la faute de ces auteurs ? Est-ce celle de leur temps et des idées, alors si universellement admises, sous l’empire desquelles ils écrivaient ? Quand les Monstres étaient généralement considérés comme des êtres affranchis de toute règle et de toute loi, quel résultat attendre de leur étude, sinon la satisfaction d’une vaine et passagère curiosité ? Et dès lors ne devait-on pas s’attacher avec prédilection aux plus étranges, aux plus bizarres de ces jeux de la nature ? De là tous ces travaux, disons mieux toutes ces ébauches du 17e et d’une partie du 18e siècle, dont les auteurs semblent placer le but de la science dans la recherche, non du vrai, mais du merveilleux.

Vers le milieu du 18e siècle, Lémery, Winslow, Haller surtout appelèrent les tératologues en d’autres voies ; mais bien peu s’y engagèrent à leur suite. Les principaux Mémoires de Lémery sont de 1738 et de 1740, et ceux de Winslow de 1733 à 1743 ; les premiers travaux de Haller sur les Monstres datent de 1735 ; la célèbre thèse de Werner Curtius ne parut qu’en 1762, et alors même elle fut et resta longtemps une exception presque unique.

C’est qu’il ne suffisait pas de dire : Cessons de discourir en termes vagues sur les Monstres, et de nous étonner devant leurs apparentes merveilles ; étudions-les avec soin ; décrivons-les avec exactitude. Il fallait aussi, il fallait avant tout, que l’on fît comprendre l’utilité de cette étude et de ces descriptions, pour lesquelles on réclamait plus de soins, par conséquent plus de temps et d’efforts. Le seul but sérieux que l’on pût, il y a un siècle, assigner aux recherches sur les anomalies, c’était la confirmation ou l’infirmation des théories physiologiques, alors admises par les uns, et rejetées par les autres. Mais comment les faits tératologiques, si peu nombreux encore et si mal compris, eussent-ils eu la valeur de véritables preuves scientifiques ? Que ceux, dont ils venaient fortifier l’opinion, les admissent ou s’en armassent contre leurs adversaires, on devait s’y attendre, et cela fut. Mais ceux qu’ils condamnaient, ne pouvaient manquer d’avoir une autre logique. Comme Vallisneri à Vogli, signalant l’absence du cœur chez un Acéphalien, ils répondaient : Vous annoncez un fait isolé, contraire à l’ensemble des faits connus ; je le rejette comme erroné ; ou bien encore : J’admets ce fait, mais qu’en résulte-t-il ? rien ; ce n’est qu’un jeu de la nature.

Et à leur point de vue, ils avaient raison. Existe-t-il, d’un côté, des êtres normaux, soumis, dans leur évolution et leur conformation, à des lois déterminées ; de l’autre, des êtres anomaux, étrangers, non-seulement à ces lois, mais à toute loi : il n’y a absolument rien à conclure des uns aux autres ; rien de commun entre la science qui traite des premiers, et la branche, indigne du nom de science, qui a pour objet la connaissance de ceux-ci ? Admettez-vous, au contraire, que les Monstruosités ont aussi leurs lois ? Considérez-vous ces-lois comme réductibles aux lois de l’ordre normal ? Par cela même, vous faites tomber la barrière qui s’élevait devant la tératologie : la connaissance des derniers peut et, dès lors, elle doit devenir le complément de celle des premiers. Dans la discussion de tous les problèmes de la science, désormais unique, de l’organisation animale, les faits anomaux interviennent avec une autorité égale à celle des faits de l’anatomie et de la physiologie ordinaires ; et la tératologie acquiert le droit de déclarer douteuse toute loi, en dehors de laquelle resteraient les Monstruosités, et fausse toute conséquence prétendue générale que l’étude de celles-ci contredirait formellement.

Cette autorité, ce droit de cité parmi les sciences, la tératologie l’a obtenu le jour où, par les travaux de l’école moderne, les anomalies ont été ramenées à de simples modifications, le plus souvent à des inégalités dans le développement d’organes au fond identiques. Mais ce droit, à quelle condition s’exercera-t-il utilement ? Évidemment, à la condition que toute conséquence, toute application de la tératologie à l’anatomie et à la physiologie normale, soit déduite de faits bien connus, rigoureusement établis, et rationnellement coordonnés. Des hautes régions de la science, le progrès va donc descendre aux régions inférieures, par lesquelles il semble qu’il eût dû commencer : la nécessité d’une bonne classification, et avant tout de descriptions complètes, fidèles, précises, sera universellement sentie, et tous feront à l’avenir ce qui n’avait été fait jusqu’alors qu’exceptionnellement par quelques hommes d’élite, les uns en vue d’un avenir qu’ils avaient deviné, et qu’ils préparaient de loin ; les autres, en cédant, sans même s’en rendre compte, à ce besoin d’exactitude et de sévérité, dont la culture de l’anatomie humaine fait inévitablement une habitude pour les bons esprits.

III.

Il y a plusieurs manières de décrire. Les deux créateurs de la tératologie, Meckel et Geoffroy Saint-Hilaire, décrivent avec le même soin, mais de points de vue bien différents. Ignorât-on leurs antécédents, on devinerait aussitôt que l’un procède de la médecine, l’autre de l’histoire naturelle. Meckel décrit les Monstruosités comme, depuis Hippocrate, on décrit les maladies : il rédige, selon l’expression consacrée en pathologie, des observations très-précises, très-détaillées, que suivent ordinairement des remarques générales, soit relatives à une seule observation, soit communes à plusieurs. Geoffroy Saint-Hilaire se plaît, au contraire, à de fréquents et immédiats rapprochements entre le fait tératologique qu’il expose, et les faits zootomiques qui peuvent éclairer celui-ci ou en être éclairés. Et quant à ses descriptions proprement dites, moins détaillées que celles de Meckel, on y retrouve partout cet art du naturaliste qui, mettant en relief les caractères fondamentaux, leur subordonnant et, pour ainsi dire, rejetant au second plan les modifications accessoires de l’être qu’il étudie, fait saisir ses rapports naturels avant même d’en avoir abordé la discussion.

Toutefois, au fond, entre les procédés descriptifs de Meckel et de Geoffroy Saint-Hilaire, il n’y a que des nuances ; mais, un peu plus loin, ces nuances vont se changer en une opposition tranchée. Après l’observation et la description vient la classification, non moins indispensable qu’elles-mêmes. Or, selon que vous décrirez en médecin ou en naturaliste, ne serez-vous pas conduit à classer aussi en médecin ou en naturaliste ? Ne devrez-vous pas, d’une part, comme Sauvages ou Pinel, vous contenter d’une classification purement artificielle ; de l’autre, comme Jussieu et Cuvier, appliquer les principes féconds de la méthode naturelle ?

Et c’est, en effet, ce qui a eu lieu. Substituer aux vieilles et absurdes classifications des Licetus et des Malacarne, des classifications infiniment plus parfaites, mais reposant essentiellement sur les mêmes bases : voilà le seul genre de progrès dont Meckel et tous les autres tératologues eussent conçu la pensée et tenté avec succès la réalisation. Pour Geoffroy Saint-Hilaire, au contraire, renouveler les bases mêmes de la classification, grouper les êtres anomaux selon leurs affinités naturelles, leur appliquer la nomenclature linnéenne, faire, selon ses propres expressions, de la tératologie une autre zoologie, c’est là le véritable, le seul progrès, le but vers lequel devront tendre tous les efforts. Point d’améliorations de détail ; point de rectifications partielles : une réforme radicale.

Mais cette réforme est-elle possible ? Dès 1820 Geoffroy Saint-Hilaire croit pouvoir l’affirmer ; mais, de toute part, s’élèvent des voix qui le nient. La même objection est dans toutes les bouches : c’est la prétendue irrégularité, la variabilité indéfinie des faits tératologiques : autant de Monstruosités, autant de combinaisons différentes de caractères, par cela même purement individuels ; donc, en tératologie, point de genres, point de familles naturelles ; il n’en existe pas, il ne saurait en exister.

Cette objection si souvent reproduite, nous l’avons longuement réfutée dans un autre ouvrage[3] ; nous ne le ferons pas aujourd’hui. Il y a quinze ans, nous la trouvions debout et dans toute sa force : aujourd’hui, elle ne mérite plus de nous arrêter. Quel tératologue instruit voudrait essayer de rendre vie à un argument qui a pour prémisse la vieille erreur de la non-régularité des êtres anomaux ? Comment contester l’existence, parmi les Monstres, soit unitaires soit doubles, de types parfaitement déterminés, se reproduisant plus ou moins fréquemment[4] avec un ensemble de conditions identiques et quelques modifications accessoires ; d’où résulte précisément la notion de caractères communs, d’après lesquels ils pourront être groupés, et de caractères spéciaux, par lesquels on les distinguera ; en d’autres termes, la notion du genre et celle de l’espèce ? À moins de fermer les yeux à l’évidence, comment nier, soit l’affinité, si parfaitement naturelle, des vingt Anencéphales, des soixante Synotes déjà connus, et ainsi d’une foule d’autres exemples ; soit les rapports d’un ordre plus général, mais non moins manifestes, qui unissent chacun de ces genres avec les autres groupes de la même famille ? Enfin le principe fondamental de toute classification naturelle, la subordination des caractères, ne tient-il pas aujourd’hui une aussi grande place en tératologie qu’en zoologie ? Et n’a-t-on pas constaté, par une multitude de preuves, l’exacte concordance des formes et des traits extérieurs des Monstres avec les conditions essentielles de leur structure intérieure ?

Laissons donc la démonstration d’un principe qui ne peut plus être sérieusement combattu, et demandons-nous, non plus si l’application de la méthode naturelle à la tératologie peut être faite, mais comment et jusqu’à quel point elle l’a été.

La première, mais seulement partielle réalisation de ce progrès remonte à l’année 1820, c’est-à-dire, à l’origine même des recherches de Geoffroy Saint-Hilaire sur les Monstruosités. Il ne s’agissait alors que des Monstres dits acéphales, c’est-à-dire de ceux que caractérisent, soit une conformation imparfaite de la tête, soit son état rudimentaire ou son absence même ; en d’autres termes, et selon la nomenclature actuelle, des Exencéphaliens, Pseudencéphaliens et Anencéphaliens d’une part, des Paracéphaliens et Acéphaliens de l’autre. Tels sont les seuls groupes dont il ait été traité dans la Philosophie anatomique.

Dans cette seconde série de Mémoires qui fut composée de 1825 à 1827, Geoffroy Saint-Hilaire, en même temps qu’il revient sur les sujets déjà traités, s’avance sur un terrain nouveau. Un Mémoire sur les Aspalasomes marque, en 1825, le commencement des recherches de l’auteur sur les Monstres unitaires, caractérisés par la conformation anomale de leur tronc et de leurs membres ; et presque aussitôt, créant les genres Hypognathe et Hétéradelphe, il applique, avec non moins de succès, les nouveaux principes de classification à ces singulières associations de deux individus, de deux frères, tantôt égaux et dont chacun vit pour et par l’autre, tantôt inégaux et dont l’un, véritable embryon permanent, fixé sur un fœtus, sur un enfant, sur un adulte même, participe parasitiquement à la vie commune sans contribuer à l’entretenir.

Ainsi furent ouvertes les voies où nous marchons tous aujourd’hui : MM. Serres, Dubrueil, Autommarchi y suivirent les premiers Geoffroy Saint-Hilaire, et bientôt les nouveaux principes de classification et de nomenclature eurent franchi les limites de la France, de l’Europe même. Trente genres environ avaient été créés par Geoffroy Saint-Hilaire : grâce à l’impulsion que lui-même avait donnée, près de cinquante autres l’ont été depuis, en même temps que tous ces groupes étaient régulièrement coordonnés en vingt-trois familles naturelles et en cinq ordres.

Que reste-t-il à faire pour achever l’œuvre, entreprise il y a un quart de siècle par Geoffroy Saint-Hilaire ? Beaucoup assurément pour la connaissance des genres déjà établis : il est utile, il est nécessaire que chacun d’eux devienne le sujet d’un travail monographique et approfondi. Mais, quant au cadre même de la classification, il est permis de penser que, dès à présent, il reste bien peu à y ajouter. Depuis dix ans, une multitude de Monstruosités se sont produites, et ont été observées avec tout le soin qu’on accorde maintenant, par toute l’Europe, aux recherches tératologiques ? Combien, parmi toutes ces Monstruosités, s’est-il trouvé de types génériques nouveaux ? Un seul[5] ! Tous les autres cas répétaient, avec de simples nuances dans quelques caractères sans importance, des types déjà connus par vingt, trente, soixante exemples, et davantage encore.

Ainsi, en peu d’années, l’idée, sur laquelle Geoffroy Saint-Hilaire a fondé la possibilité d’une classification tératologique, à la fois rationnelle et naturelle, s’est trouvée vérifiée au delà même de ses prévisions. Il avait dit : Les Monstres sont réductibles à un nombre déterminé de types génériques. Nous avons maintenant le droit d’ajouter : Ce nombre que l’on avait supposé infini, est, de fait, de très-peu supérieur au nombre des types déjà connus, et, dès à présent, la découverte d’un nouveau genre est beaucoup plus rare en tératologie que dans l’une quelconque des branches de la zoologie.

Geoffroy Saint-Hilaire n’aura donc pas eu uniquement le mérite de poser les principes de la classification, et d’en commencer l’établissement : ce qu’il a fait par lui-même, est une partie considérable, non-seulement de ce qui a été fait jusqu’à présent, mais de ce qui était à faire, et il restera toujours vrai de dire que l’édifice a été à demi construit par les mains mêmes qui en avaient jeté les fondements.

IV.

Après la classification des faits vient leur explication, la recherche de leurs rapports généraux, de leurs lois. Mais à peine Geoffroy Saint-Hilaire fait-il un pas sur ce terrain, qu’il se voit arrêté : il trouve devant lui un système, imposant, du moins, par la multitude de ses partisans, par l’autorité de quelques-uns, et tel que, lui admis, il n’y a pas même lieu de chercher une explication.

Ce système est celui de la Préexistence des germes, plus spécialement l’hypothèse des Germes originairement monstrueux ; œuvre d’un médecin, beaucoup plus connu par ses œuvres philosophiques que par ses travaux physiologiques et médicaux, Pierre-Sylvain Régis.

Est-ce sur des faits bien ou mal interprétés que Régis fonde le système de la Monstruosité originelle ? Pas le moins du monde. On attribuait, avant lui, une partie des Monstruosités à l’influence des astres, à l’opération du démon, à l’union adultère de deux êtres d’espèces différentes. Régis, en 1690, trouve toutes ces causes absurdes, et il a raison ; mais il a le tort de rejeter à l’avance avec elles toutes celles que l’on pourra découvrir. Comme si les Monstruosités, pour être inexpliquées, étaient inexplicables, il émet l’idée que les germes des Monstres ont dû être produits à l’origine avec ceux des êtres normaux, la génération ne faisant, dit-il, que les rendre plus propres à croître d’une manière plus sensible.

Cette idée, Régis ne la présentait que comme une hypothèse ; mais toujours est-il que cette hypothèse eut l’insigne honneur d’être successivement adoptée et défendue avec chaleur par Winslow, par Haller lui-même, et jusque dans notre siècle par Meckel. Et quand Geoffroy Saint-Hilaire commença ses recherches tératologiques, non-seulement il la trouva debout, malgré les rudes attaques de Lémery au 18e siècle ; mais elle dominait, elle régnait dans la science.

Geoffroy Saint-Hilaire se trouvait, mieux que personne, préparé à la discuter. Dès 1800, pendant son séjour en Égypte, il avait combattu une hypothèse analogue, celle de la Préexistence des sexes, c’est-à-dire, au fond, le même système dans une autre de ses applications. Et il l’avait, non-seulement combattu par l’observation et le raisonnement, mais aussi par des expériences, pour lesquelles l’Institut du Caire s’était empressé de lui donner son concours[6]. Telles seront aussi ses armes contre les partisans du système de la Monstruosité originelle, et en général, de la Préexistence des germes.

« Les mots, dit-il, sont facilement inventés dans le cabinet ; les faits, au contraire, ne s’acquièrent que par un travail opiniâtre et persévérant. » Voilà le point de vue auquel il se place : plus de termes ambigus, plus de ces explications métaphysiques, sur le sens desquelles ne s’accordent ni ceux qui les rejettent, ni ceux même qui les admettent ; mais des faits rigoureusement constatés et sévèrement interprétés.

Ces faits, il les demande d’abord à l’observation. Il étudie les circonstances de la naissance des Monstres, et il voit, dans un grand nombre de cas, un accident, par exemple, une chute, un coup, une vive impression morale, troubler une grossesse jusque-là régulière, et celle-ci, devenue dès lors difficile, maladive, extraordinaire, se terminer à neuf, à huit, à sept mois, par la naissance d’un Monstre. Bien plus : il arrive jusqu’à discerner, du moins à l’égard des Monstruosités pseudencéphaliques et anencéphaliques, de quelle nature est, et surtout, à quelle époque remonte l’accident qui en est l’origine et la cause ; et la certitude de son diagnostic est telle que, plus d’une fois, il ose affirmer sur les circonstances de la grossesse ou de la naissance, ce que la mère elle-même avait nié, et ce qu’elle se voit obligée d’avouer en disant : Mais qui donc vous a révélé notre secret[7] ?

De l’observation des circonstances de la naissance, Geoffroy Saint-Hilaire passe à celle des Monstres eux-mêmes, du placenta et des membranes de l’œuf, et de la détermination de la cause efficiente, à celle de la cause prochaine. Celle-ci est, suivant lui, dans beaucoup de cas[8], une adhérence établie, chez le jeune embryon, entre un ou plusieurs de ses organes et les membranes de l’œuf ou le placenta. Qu’une mère, dans les premiers temps de la gestation, éprouve une violente secousse physique ou morale ; que cet événement provoque une vive et subite contraction du système musculaire, et en même temps de l’utérus ; que les membranes fœtales se trouvent ainsi tout à coup resserrées, et qu’il en résulte une légère dilacération, deux phénomènes pourront survenir, savoir : l’écoulement d’une partie des eaux de l’amnios, constaté, en effet, dans plusieurs cas ; puis l’union des lèvres de la petite plaie des membranes avec le point correspondant du corps de l’embryon. De là des lames d’adhérence ou brides, dont la présence, tantôt temporaire, tantôt durable, trouble plus ou moins gravement le développement de l’embryon, soit qu’elle retienne les organes hors des cavités où ils devaient prendre place, soit qu’elle s’oppose aux réunions qui devaient avoir lieu, soit encore qu’elle retarde ou même empêche la formation des parties qui devaient apparaître ultérieurement.

Tous ces faits sont évidemment en opposition avec l’hypothèse de la Monstruosité originelle, favorables, au contraire, au plus haut degré, au système inverse. Irons-nous d’ailleurs jusqu’à dire qu’ils en démontrent rigoureusement la vérité, et qu’ils ne laissent prise à aucune objection ? Non, sans doute ; dans une suite de phénomènes aussi complexes, il entre nécessairement bien des éléments inconnus, bien des causes d’action dont on ne saurait se rendre compte, quand on ne peut ni les provoquer, ni les modifier, ni les faire disparaître à volonté. C’est là ce qui a conduit Geoffroy Saint-Hilaire à en appeler des résultats de l’observation dans notre espèce, à l’expérimentation chez les animaux, particulièrement chez les Oiseaux.

Il le fit dès 1820, et de nouveau en 1822, mais dans des circonstances peu favorables. En 1826, au contraire, un vaste établissement d’incubation artificielle ayant été fondé à Auteuil, il lui fut loisible de reprendre ses expériences sur une grande échelle, et de les varier de mille manières. Elles consistèrent à faire incuber des œufs, d’abord placés à tous égards dans les circonstances ordinaires, puis, au bout d’un certain laps de temps, le plus souvent de trois jours, diversement modifiés ; par exemple, secoués plus ou moins violemment, perforés en divers points, mais surtout maintenus dans une position verticale, soit sur le gros, soit sur le petit bout, ou bien revêtus, sur une moitié de leur surface, d’un enduit de cire ou d’un vernis propre à rendre la coquille imperméable à l’air.

Les résultats de ces expériences furent entièrement conformes aux prévisions de leur auteur. Ni parmi les poulets qui vinrent à éclore, ni parmi les fœtus qui moururent avant l’éclosion, il ne se trouva un seul Monstre double ; et c’est, en effet, ce qui devait avoir lieu, à moins de la présence exceptionnelle d’un œuf double parmi les œufs incubés. Au contraire, on obtint un nombre, relativement très-considérable, de déviations organiques, les unes constituant de simples Hémitéries, les autres des Anomalies très-complexes, des Monstruosités, ne différant en rien de celles que la nature présente spontanément à notre observation chez les animaux et chez l’Homme lui-même.

Ces expériences, plusieurs fois répétées, ont toujours conduit à la même conséquence ; et cette conséquence est la suivante : des embryons qui, placés dans les circonstances ordinaires, se seraient développés normalement, qui même avaient commencé à se développer normalement, sont devenus, leur développement ayant été troublé, anomaux, monstrueux même. Donc les anomalies ne préexistent pas à la fécondation, mais résultent d’une perturbation, survenue dans le cours du développement d’embryons d’abord parfaitement réguliers.

La possibilité de produire artificiellement des Monstruosités est un résultat décisif. Il a été jugé tel. Les partisans du système de Régis n’ont, depuis vingt ans, rien répondu : qu’eussent-ils pu répondre ? Et quand ils se taisaient, d’autres ont encore apporté de nouvelles preuves, de nouvelles expériences à l’appui du résultat obtenu par Geoffroy Saint-Hilaire[9]. On arrive ainsi par toutes les voies à la même conséquence générale, savoir : l’origine accidentelle, et non primitive, des anomalies. L’hypothèse des germes prédestinés à la Monstruosité, est donc définitivement condamnée ; et si elle doit vivre toujours dans la science, c’est historiquement, et parce qu’une erreur, défendue pendant un siècle par des hommes tels que Winslow, Haller, Meckel, a rendu à la tératologie plus de services qu’elle n’en recevra jamais de telle vérité incontestable et incontestée.

V.

Si l’hypothèse de la Monstruosité originelle eût prévalu, il ne nous resterait guère qu’à incliner notre raison devant un mystère, dont l’existence se rattacherait immédiatement à la cause première, et nous serait incompréhensible comme elle. La recherche des rapports généraux, des lois tératologiques ne serait guère plus fondée, quoique par de tout autres motifs, que sous l’empire de la vieille croyance aux jeux de la nature.

Si, au contraire, les êtres anomaux sont créés et formés par l’acte fécondateur selon les lois communes ; si leurs déviations sont les effets de troubles et d’empêchements, survenus pendant le cours du développement, la recherche des rapports généraux et des lois reprend en tératologie l’importance qu’elle a dans toutes les autres sciences.

Cette recherche a été, avec l’application de la tératologie à la solution de diverses questions anatomiques et physiologiques, le but principal vers lequel se sont toujours dirigés les efforts de Geoffroy Saint-Hilaire. Et ici, comme il existe deux séries essentiellement distinctes de Monstruosités, nous allons voir l’auteur poursuivre parallèlement deux séries de travaux d’une importance presque égale : il expliquera les Monstres unitaires, la plupart du moins, par la Théorie du Retardement ou de l’Arrêt de développement, et déduira de l’étude des Monstres doubles la Loi de l’union similaire, à laquelle sera donnée presque aussitôt une immense extension.

Sur un de ces points fondamentaux Geoffroy Saint-Hilaire a de nombreux précurseurs.

Dès le 18e siècle, Haller et Wolf, eux-mêmes précédés au 17e par l’immortel Harvey[10], avaient expliqué quelques anomalies, par exemple l’exomphale, le bec-de-lièvre, par des arrêts dans le développement de certains organes. Plus hardi, trop hardi même, Autenrieth avait indiqué la possibilité d’étendre cette cause à l’explication de la presque-totalité des anomalies. Mais tous ces auteurs, de même que Reil au commencement de notre siècle, s’en étaient tenus à de simples aperçus, dénués de toute preuve comme de toute application utile, tombés aussitôt dans l’oubli, et remis seulement en lumière lorsque leur valeur eut été enseignée par la réinvention moderne des mêmes idées. Meckel, au contraire, leur donna, en 1812, un caractère vraiment scientifique, et en établit tout à la fois l’incontestable vérité et l’immense importance. Un volume tout entier de l’Anatomie pathologique, titre impérissable de gloire pour son auteur, est consacré à la comparaison d’une multitude d’anomalies avec les divers états transitoires de l’organisation embryonnaire, et à la démonstration de l’analogie frappante qui existe entre les uns et les autres.

Après un tel devancier, que pouvait-il rester à faire pour l’établissement de la doctrine des Arrêts de développement ? Glaner peut-être sur ses traces ? Remplir quelques lacunes laissées par lui ? Ce ne pouvait être là le seul rôle de Geoffroy Saint-Hilaire. Quand, neuf ans après Meckel, et dès le début même de ses recherches, il conçoit à son tour la doctrine de l’Arrêt de développement, il la présente pure de tout alliage avec cette vieille erreur, dont nous avons vu Meckel se constituer l’un des derniers et des plus illustres défenseurs : l’hypothèse de la Monstruosité originelle. Pour lui, quand il proclame que les Monstruosités, autrefois dites par défaut, sont des Monstruosités par retardement de développement, il entend toujours par l’interruption, la suspension accidentelle d’un développement régulièrement commencé. Point d’équivoque dans les termes dont il se sert, parce qu’il n’y a point d’hésitation dans sa pensée ; parce que, ce qu’il dit, il le prouve par l’observation et par l’expérience. L’arrêt de développement de Meckel, le retardement de développement de Geoffroy Saint-Hilaire, identiques sous un point de vue, sont donc profondément différents sous un autre. Et de là, l’explication d’une contradiction dont la singularité a frappé quelques auteurs : la théorie de Geoffroy Saint-Hilaire, ébauchée dès 1820, est à peine, en 1821, nettement formulée, que Meckel en réclame la priorité ; et lorsque Geoffroy Saint-Hilaire, avec la bonne foi du vrai savant, s’est empressé d’ajouter à son Mémoire[11] une note, rédigée par Meckel lui-même, celui-ci semble passer tout à coup à d’autres idées : ces mêmes vues dont il s’était déclaré l’auteur, l’ont pour adversaire ; et en 1826 et 1827, une curieuse et instructive discussion met en évidence un dissentiment qui d’abord avait échappé à tous.

Ainsi, des deux principes par lesquels la science actuelle explique les anomalies, Geoffroy Saint-Hilaire partage avec Meckel l’honneur d’avoir établi le premier. Il est l’unique inventeur du second : qui, en effet, avait soupçonné avant lui, non-seulement la Loi de l’affinité de soi pour soi, mais même cette loi, si facile à vérifier par l’observation, qui régit l’organisation des Monstres composés, la Loi d’union similaire ?

VI.

Il est bien vrai que plusieurs anatomistes de diverses époques, se livrant à l’étude de certains cas de Monstruosité double, avaient aperçu et signalé entre les deux sujets réunis des rapports remarquables de situation et de connexion. Quelques observateurs avaient même été vivement frappés de ces rapports, témoin ces deux vers, empruntés à une longue pièce, faite à Paris, en 1750 :

Opposita oppositis spectantes oribus ora,
Alternasque manus alternaque crura pedesque.

Mais, ici comme toujours, la disposition parfaitement régulière, la symétrie des deux sujets avait été considérée comme une circonstance rare, individuelle, et rendant remarquable entre tous le Monstre qui la présentait. Lémery lui-même n’a guère été au delà, malgré la direction de ses travaux et des efforts huit fois renouvelés. Fait incroyable, si l’histoire des sciences n’avait montré depuis longtemps comment chaque vérité naît à son tour dans l’ordre des temps ! Dans la célèbre discussion tératologique qui, au 18e siècle, se poursuivit durant onze années devant l’Académie des sciences et l’Europe savante, on dirait les objections de Winslow calculées pour amener pas à pas Lémery à la découverte du principe régulateur de l’organisation des Monstres doubles, en le lui rendant nécessaire ; elles le forcent, pour ainsi dire, à passer auprès de lui à chaque instant ; mais il semble toujours près de l’atteindre, et jamais ne l’atteint. Lémery, esprit fin, sagace et logique, n’avait point assez de force d’invention pour franchir les deux ou trois idées intermédiaires qui le séparaient encore de la Loi de l’affinité de soi pour soi, et la découverte fut reculée de près d’un siècle.

Pour Geoffroy Saint-Hilaire, au contraire, il n’y eut, cette fois encore, qu’un pas de l’observation des faits à leur généralisation. Nous l’avons vu, dès son premier Mémoire sur les Monstres unitaires, indiquer la Théorie du retardement de développement, la présenter nettement dès le second. Il ne devait pas être moins heureux à l’égard des Monstres doubles. C’est en 1825 qu’il aborde leur étude : dès ses premières recherches il entrevoit la Loi de l’affinité de soi pour soi : il en est en. pleine possession dès 1826.

Une circonstance remarquable le frappe d’abord. Ce n’est pas chez quelques Monstres doubles, c’est chez tous qu’existe cette symétrie, signalée dans quelques cas particuliers. Et cette symétrie d’un double corps, non moins régulier que le corps unitaire d’un individu normal, se rattache à un fait de premier ordre qui, dans sa vaste généralité, comprend en quelque sorte comme ses corollaires tous les autres faits de l’histoire de la Monstruosité composée. Les deux sujets qui forment par leur union un Monstre complétement ou partiellement double, sont toujours unis par les faces homologues de leurs corps, c’est-à-dire opposés côté à côté, se regardant mutuellement, ou bien adossés l’un à l’autre. Et non-seulement ils sont unis par les faces homologues ; mais si vous pénétrez dans leur organisation, vous les trouvez unis de même par les organes homologues : chaque partie, chaque viscère chez l’un correspond à un viscère, à une partie similaire chez l’autre. Chaque vaisseau, chaque nerf, chaque muscle, placé sur le plan d’union, s’est conjoint, au milieu de la complication apparente de toute l’organisation, avec le vaisseau, le nerf, le muscle de même nom, appartenant à l’autre sujet ; comme les deux moitiés, primitivement distinctes et latérales d’un organe unique et central, le font normalement entre elles sur le plan médian, au moment voulu par les lois de leur formation et de leur développement.

La Loi d’Union similaire, très-importante par elle-même, ne l’est pas moins par les nombreuses conséquences que l’on en peut déduire. Ainsi, non-seulement nous trouvons ici une confirmation nouvelle de cette proposition, que l’organisation des Monstres est soumise à des lois très-constantes et très-précises ; mais nous voyons de plus la possibilité de ramener ces lois à celles qui régissent l’organisation des êtres normaux. Nous sommes conduits à cette considération très-curieuse et très-propre à simplifier au plus haut degré l’étude de la Monstruosité double, que deux sujets anormalement réunis sont entre eux, ce que sont l’une à l’autre la moitié droite et la moitié gauche d’un individu normal ; en sorte qu’un Monstre double n’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’un être composé de quatre moitiés plus ou moins complètes, au lieu de deux. La possibilité, non-seulement de diviser les Monstres doubles en un certain nombre de groupes naturels, mais d’assigner à chacun de ceux-ci une dénomination précise et caractéristique, en un mot, de créer pour les Monstres doubles une nomenclature rationnelle, parfaitement régulière, et pourtant de l’usage le plus facile : telle est encore l’une des conséquences de la Loi de l’union similaire. Par elle enfin, et mieux que par tout autre ordre de notions, nous voyons pourquoi les aberrations de la Monstruosité ne franchissent jamais certaines limites ; et désormais il nous devient possible, en parcourant les descriptions et les nombreuses figures, consignées dans les anciens ouvrages tératologiques, de distinguer quelle combinaison monstrueuse a dû réellement exister, quelle autre n’est que le produit bizarre d’une supercherie ou d’un jeu de l’imagination.

Telle est, en elle-même et dans ses conséquences, la Loi de l’union similaire, considérée chez les Monstres doubles. Elle est vraie de tous ; mais n’est-elle vraie que d’eux ? La réponse est depuis longtemps donnée par l’observation.

Des êtres doubles passons aux Monstres plus complexes encore. Au lieu de deux moitiés comme dans l’état normal, de quatre comme dans la Monstruosité double, nous en trouvons six, nous pouvons en trouver huit, davantage encore ; mais, les faits le prouvent, l’union similaire reste invariablement la loi commune, selon laquelle toutes ces moitiés se combinent deux à deux. Donc, théoriquement, un Monstre triple n’est qu’un Monstre doublement double ; un Monstre quadruple ne serait qu’un Monstre triplement double ; et tous les phénomènes de la Monstruosité composée, dans le sens le plus général de ce mot, sont régis par le même principe.

Au lieu de remonter vers des difficultés d’un ordre supérieur, descendons-nous des phénomènes de la Monstruosité double aux Monstruosités unitaires, et de celles-ci aux Anomalies simples ? Les Monstres Syméliens sont caractérisés par la fusion de leurs membres abdominaux plus ou moins atrophiés ; chez les Cyclocéphaliens, les yeux, et bien plus, chez les Otocéphaliens, les oreilles elles-mêmes sont conjointes et souvent intimement confondues ; la réunion des reins, celle des testicules, celle des hémisphères cérébraux eux-mêmes, ont été observées chez des sujets d’ailleurs normaux : toutes ces Anomalies, qu’elles constituent de véritables Monstruosités ou de simples Hémitéries, se font selon la même loi, et cette loi est encore celle de l’union similaire.

Et maintenant, quand nous sommes arrivés à reconnaître que toute union anomale soit entre des organes, soit entre des individus entiers, a lieu entre parties homologues, nous avons atteint la dernière limite de l’application de la loi à la tératologie, mais non de sa généralité : car elle est la loi des réunions normales aussi bien que des réunions anomales ; loi si bien mise en évidence, à l’égard des organes médians, par les belles recherches embryogéniques de M. Serres.

VII.

Un pas de plus, et nous touchons à la Loi de l’Affinité ou de l’Attraction de soi pour soi. C’est la marche que Geoffroy Saint-Hilaire a suivie lui-même pour y arriver. Les deux moitiés d’un individu, ou deux ou plusieurs individus, en voie de formation, sont en présence : quand la conjugaison a lieu normalement dans le premier cas et par anomalie dans l’autre, qu’observons-nous ? Au milieu de tous les éléments organiques qui les constituent, chaque homologue se porte vers un homologue : l’union s’établit entre parties similaires. Et qu’on le remarque bien : ce n’est pas quelquefois ; c’est toujours. Quand on réfléchit à la disposition de l’arbre artériel et de l’arbre veineux, s’accompagnant mutuellement dans toutes les parties du corps et se trouvant en contact sur tant de points, comment ne pas s’attendre à voir cette contiguïté presque constante se changer parfois en continuité ? Eh bien ! l’a-t-on vu souvent ? Non. Quelquefois ? Non. On ne l’a jamais vu. Pas un exemple n’est connu de l’embranchement anomal d’une artère aortique sur une veine appartenant au système des veines caves, et réciproquement. Toujours un rameau artériel se porte vers une branche artérielle, un rameau veineux vers une branche veineuse, et de même, invariablement, pour tous les éléments organiques, de quelque système qu’ils soient, A vers A, B vers B, C vers C, jamais A vers B, ou B vers C.

Il existe donc entre les éléments similaires de l’organisation une véritable affinité élective, une sorte d’attraction intime, comparable aux attractions moléculaires des physiciens, aux affinités électives des chimistes, c’est-à-dire, presque inexplicable, à jamais incompréhensible dans son essence, mais prouvée par les faits. Tel est le principe fécond, aperçu et établi, en 1826, par Geoffroy Saint-Hilaire, sous le nom d’affinité ou d’attraction de soi pour soi[12] ; principe qu’il a étendu, par des généralisations successives, des êtres anomaux au règne animal tout entier, à l’ensemble des êtres organisés, et en dernier lieu jusqu’aux corps inorganiques eux-mêmes.

À l’égard de ceux-ci, des objections graves ont été produites. Comme loi physique, l’affinité de soi pour soi n’est point encore entrée dans la science : de nouvelles recherches peuvent seules décider dans quelles limites on doit l’admettre, et même si elle doit être admise ou rejetée tout entière. Comme loi biologique, au contraire, mais surtout comme loi zoologique, et à plus forte raison, tératologique, il n’est plus permis de contester ni sa réalité ni son immense importance. Elle est et elle restera l’une de ces vérités mères, sources inépuisables de découvertes d’un ordre secondaire ; et la tératologie n’eût-elle rendu d’autre service à la physiologie générale, nous aurions le droit de dire qu’elle s’est largement acquittée envers elle[13].

Ainsi cette même branche de nos connaissances, qui, au commencement de ce siècle, débile et impuissante, fardeau bien plutôt qu’appui de la science qu’ils cultivaient, fixait à peine l’attention des anatomistes ; Geoffroy Saint-Hilaire nous l’a laissée riche de faits bien observés, d’une méthode nouvelle de classification, de notions exactes sur des causes toujours méconnues, de principes rigoureux, de lois générales fondées sur l’observation, et d’une multitude d’applications[14], dont deux sont au nombre des plus grandes qui puissent exister en histoire naturelle : l’affinité des éléments similaires pour la première fois signalée, et l’Unité de composition vérifiée jusque dans les formations les plus anomales.

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  1. Voyez plus haut, p. 225.
  2. En 1829, 1830, 1832 et 1838.
  3. Dans notre Histoire générale des anomalies, tom. Ier, p. 97 et suiv. Voyez aussi le tom. III, p. 430 et suiv.
  4. Nous renverrons aussi à nos Remarques sur la fréquente répétition des types parmi les Monstres, dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, tom. XIV, p. 257.
  5. Le genre Chélonisome, récemment établi par les remarquables travaux de M. Joly ; encore, parmi les six genres déjà connus de Célosomiens, en est-il un qui se rapproche beaucoup du genre créé par le savant professeur de Toulouse.
  6. Le gouvernement de l’Égypte devait, à la demande de l’Institut, fournir à Geoffroy Saint-Hilaire les moyens d’exécuter sur une grande échelle les expériences dont il avait conçu la pensée. Les circonstances ne permirent pas qu’il en fût ainsi, et l’auteur dut se borner à quelques expériences sur les Oiseaux, interrompues elles-mêmes un peu plus tard par les événements de la guerre.

    Nous voyons qu’au début de ses recherches, Geoffroy Saint-Hilaire inclinait à admettre l’existence, dans chaque individu, des germes de deux appareils sexuels, l’un mâle, l’autre femelle, dont un seul, selon les circonstances, se développerait normalement. Dans ce système, l’hermaphrodisme résulterait du développement anomal de tous deux à la fois. La solution à laquelle Geoffroy Saint-Hilaire est arrivé, et qu’il a toujours professée depuis (voy. p. 271), est très-différente, mais non moins contraire à la préexistence des sexes.

    Le Mémoire dans lequel Geoffroy Saint-Hilaire a consigné ses premières idées et tracé le plan des expériences qu’il projetait, est remarquable à plusieurs égards. C’est celui dont nous avons fait mention et donné un extrait dans le Chapitre V, p. 137 et note de la page 138.

  7. L’un des exemples les plus remarquables est rapporté dans notre Histoire générale des anomalies, t. III, p. 538.

    Voici un second exemple, pris dans un autre ordre de faits tératologiques. Un membre de l’Académie de médecine annonce un jour à Geoffroy Saint-Hilaire qu’il va présenter à cette savante compagnie un Monstre acéphale. « Présenterez-vous en même temps, lui dit aussitôt Geoffroy Saint-Hilaire, son jumeau premier-né et le placenta commun aux deux individus ? — Quoi ! vous avez donc aussi l’observation ? — Je ne sais que ce que vous venez de me dire. »

  8. Dans la Philosophie anatomique, Geoffroy Saint-Hilaire avait proposé cette explication pour toutes les Monstruosités ; mais, en 1826, il l’a lui-même restreinte à un certain nombre d’entre elles.
  9. Nous avons consigné dans notre Histoire générale des anomalies le résumé de celles que nous avons faites nous-même.
  10. Voyez plus haut, p. 158.
  11. Voyez la Philosophie anatomique, tom. II, p. 153.
  12. M. Dugès qui a, l’un des premiers, bien compris, adopté et confirmé ce nouveau principe, a proposé une légère et assurément peu heureuse modification terminologique : affinité de moi pour moi.
  13. Parmi les autres applications de la tératologie à la physiologie générale, nous citerons la Loi de rénovation ou de succession des organismes. Nous avons le premier conçu et énoncé cette loi dans sa généralité (Histoire générale des anomalies, tom. Ier, p. 272 à 276, et t. III, p. 597) ; mais on en trouve le germe déposé, au moins en ce qui concerne le double organe respiratoire, dans un passage de la Philosophie anatomique, tom. Ier, p. 386. L’idée contenue dans ce passage a été parfaitement comprise et même déjà un peu développée par M. Flourens, dans son Analyse de la Philosophie anatomique, p. 24.
  14. Ces applications se rapportent, non-seulement à la physiologie et à l’anatomie, mais aussi, d’une part, à la zoologie et à la philosophie zoologique ; de l’autre, aux sciences médicales. Voyez la cinquième partie de notre Histoire générale des anomalies.