Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/08

La bibliothèque libre.
◄  VII.
IX.  ►


CHAPITRE VIII.

Où nous accompagnons M. Pecksniff et ses charmantes filles dans leur voyage à Londres, pour voir ce qui leur arrive en chemin.


Lorsque M. Pecksniff et ses deux filles eurent rejoint la diligence à l’extrémité de la ruelle, ils en trouvèrent l’intérieur vide, ce qui leur fut singulièrement agréable ; d’autant plus que l’impériale était comble, et que les voyageurs qu’elle contenait paraissaient transis de froid : car, ainsi que M. Pecksniff le fit observer avec raison, quand lui et ses filles eurent enfoncé profondément leurs pieds dans la paille, se furent enveloppés chaudement jusqu’au menton et eurent relevé les glaces des deux portières, c’est toujours une douce jouissance de sentir, par le temps de bise, qu’il y a beaucoup d’autres personnes qui n’ont pas aussi chaud que vous. « Et c’est, dit-il, une impression toute naturelle, une disposition sage dans l’ordre de la Providence ; ce n’est pas aux diligences que s’en arrête l’application, elle s’étend à toutes sortes d’autres branches du corps social. En effet, poursuivit-il, si chaque homme avait chaud et était bien nourri, nous perdrions le plaisir d’admirer l’héroïsme avec lequel certaines classes supportent le froid et la faim. Et si nous n’avions pas plus de bien-être les uns que les autres, que deviendrait pour nous le sentiment de la reconnaissance, l’un des plus sacrés qu’il y ait dans la nature humaine ?… »

Il prononça ces dernières paroles avec des larmes aux yeux, en même temps qu’il montrait le poing à un mendiant qui essayait de grimper derrière la voiture.

Ses filles avaient écouté avec une juste déférence les maximes morales qui coulaient des lèvres de leur père, et elles témoignèrent par leurs sourires qu’elles y donnaient de cœur leur plein consentement. Pour mieux nourrir et entretenir dans son sein cette flamme épurée, M. Pecksniff compléta ses observations en demandant à sa fille aînée, dès le premier relais du voyage, de lui passer la bouteille d’eau-de-vie. Il fit couler dans sa gorge, par l’étroit goulot de ce cruchon de grès, un copieux rafraîchissement.

« Que sommes-nous ? dit M. Pecksniff ; que sommes-nous, sinon des diligences ? Plusieurs d’entre nous sont des diligences à marche lente…

— Ah ! grand Dieu, p’pa ! s’écria Charity.

— D’autres, continua le père avec un redoublement d’enthousiasme, sont des diligences à marche rapide. Nos passions sont les chevaux, et ce sont des bêtes bien impétueuses !

— Vraiment, p’pa !… s’écrièrent à la fois les deux sœurs. Que c’est donc désagréable !…

— Oui, des bêtes bien impétueuses !… répéta M. Pecksniff avec une telle ardeur, qu’il sembla en ce moment témoigner d’une véritable impétuosité morale ; mais la Vertu est le frein. Nous nous élançons des bras de notre mère, et nous courons vers… la poussière du tombeau. »

Après ces paroles, M. Pecksniff, fatigué, dut prendre un rafraîchissement nouveau. Cette opération terminée, il boucha soigneusement le cruchon, de l’air d’un homme qui vient de mettre du même coup la conversation en bouteille pour une autre occasion, et il se livra à un somme qui ne dura pas moins de trois relais.

En général, les gens qui dorment en diligence se réveillent de mauvaise humeur : on n’a pas de place pour allonger ses jambes, on se plaint de ses cors. M. Pecksniff, qui n’était point en dehors de la loi générale, se trouva, après sa sieste, tellement victime de ces petites misères, qu’il ne put résister à la tentation d’étendre ses pieds sur ses filles ; et déjà il manœuvrait par de petites ruades, et imprimait dans l’ombre à ses souliers certaines évolutions, quand la voiture s’arrêta. Au bout d’un instant, la portière fut ouverte.

« Ah çà ! faites bien attention, dit au sein de l’obscurité une voix aiguë. Mon fils et moi nous montons à l’intérieur, parce que l’impériale est pleine, mais à la condition que nous ne payerons qu’au prix des places d’extérieur. Il est bien entendu, n’est-ce pas, que nous ne payerons pas davantage ?

— C’est très-bien, monsieur, répondit le conducteur.

— Y a-t-il quelqu’un à l’intérieur ? demanda la voix.

— Trois voyageurs, répondit le conducteur.

— Alors je prie ces trois voyageurs d’être assez bons pour attester au besoin cette convention. Mon fils, je crois que nous pouvons monter sans crainte. »

Bien rassurées à cet égard, les deux personnes prirent place dans le véhicule, qui, par acte solennel du Parlement, avait privilège de contenir, au nombre de six, les gens qui se présentaient à la portière.

« Nous avons de la chance !… murmura le vieillard, quand la voiture se fut remise en mouvement, et c’est une bonne leçon d’économie pratique. Hé ! hé ! hé ! Nous n’eussions pas pu monter sur cette impériale ; j’y serais mort de mon rhumatisme ! »

Soit que l’excellent fils éprouvât une vive satisfaction d’avoir, jusqu’à un certain point, contribué à prolonger les jours de son père, soit que lui-même il subit l’influence du froid, il est certain qu’il donna à l’auteur de ses jours un si rude choc en guise de réponse, que ce bon vieux gentleman fut pris d’une quinte de toux qui dura cinq minutes au moins sans rémission. M. Pecksniff exalté finit par en perdre patience et s’écrier tout à coup :

« On ne vient pas ici… vraiment, on ne doit pas se permettre de venir ici avec un rhume de cerveau !

— Mon rhume, dit le vieillard, après un court intervalle de silence, est un rhume de poitrine, Pecksniff. »

La voix et le ton du vieillard en parlant ainsi, son flegme, la présence de son fils, l’air qu’il avait de connaître Pecksniff, tout se réunissait pour donner le fil certain de son identité. Il était impossible de s’y tromper.

« Hem ! fit M. Pecksniff, qui ressaisit aussitôt sa douceur habituelle. Je croyais m’adresser à un étranger, et il se trouvait que j’avais affaire à un parent !… Monsieur Anthony Chuzzlewit et son fils Jonas (je vous présente mes chères filles), nos compagnons de voyage, voudront bien excuser ce que mon observation a pu avoir de brusque en apparence. Ce n’est pas moi qui voudrais heurter les sentiments des personnes auxquelles je suis uni par des liens de famille. Je puis être un hypocrite, ajouta M. Pecksniff avec intention, mais je ne suis pas une brute.

— Pouh ! pouh ! dit le vieillard. Que signifie ce mot, Pecksniff ? Hypocrite ! mais nous sommes tous des hypocrites. L’autre jour, nous l’étions tous. Je vous assure que je croyais que nous étions tous d’accord là-dessus ; sans cela je ne vous eusse pas appelé ainsi. Nous ne nous fussions pas du tout réunis, si nous n’avions pas été des hypocrites. La seule différence qu’il y eût entre vous et les autres, c’était… Puis-je vous dire quelle différence il y avait entre vous, Pecksniff, et les autres ?

— Oui, s’il vous plaît, mon bon monsieur, s’il vous plaît.

— Eh bien ! dit le vieillard, ce qu’il y a de terrible chez vous, c’est que jamais vous n’avez d’associé ni de compère ; c’est que vous êtes homme à tromper tout le monde, ceux-là même qui tiennent le même jeu que vous, et qui croient en vous comme si, hé ! hé ! hé, comme si vous croyiez en vous-même. Je parierais gros, si je risquais des paris, ce que je n’ai jamais fait ni ne ferai jamais, que vous savez par un calcul secret conserver les apparences, même devant vos filles que voici. Quant à moi, sitôt que j’ai quelque chose sur le cœur, je m’en explique tout de suite avec Jonas, et nous discutons ouvertement. Vous n’êtes pas fâché, Pecksniff ?

— Fâché, mon bon monsieur ! s’écria ce gentleman, comme s’il eût été l’objet, au contraire, des compliments les plus flatteurs.

— Est-ce que vous allez à Londres, monsieur Pecksniff ? demanda le fils.

— Oui, monsieur Jonas, nous allons à Londres. Nous aurons, tout le temps du voyage, le plaisir de faire route avec vous, je pense ?

— Oh ! ma foi ! adressez cette question à mon père, je n’ai pas envie de me compromettre. »

Cette réponse divertit extrêmement M. Pecksniff. Après cet accès d’hilarité, Jonas lui donna à entendre qu’en effet son père et lui se rendaient à leur demeure dans la capitale ; que, depuis le mémorable jour de la grande assemblée de famille, ils avaient fait une tournée dans cette partie du comté pour surveiller le placement de certains droits électoraux qu’ils avaient à vendre, et avaient profité pour cela de leur dernier voyage : car leur habitude, dit M. Jonas, autant qu’il se pouvait, était de faire d’une pierre deux coups, et de ne pas jeter l’eau de leurs ablettes, si ce n’est pour amorcer des baleines. Quand il eut communiqué à M. Pecksniff ces règles précises de conduite, il ajouta « que, si cela lui était égal, il le priait de vouloir bien converser avec son père, parce qu’il aimait mieux, de son côté, s’entretenir avec les jeunes demoiselles. » Et, pour mettre à exécution son intention galante, il laissa la place où il s’était mis d’abord à côté de ce gentleman, pour s’établir dans le coin d’en face, auprès de la jolie miss Mercy.

Depuis le berceau, M. Jonas avait été élevé dans les plus stricts principes de l’intérêt personnel. Le premier mot qu’il apprit à épeler, ce fut : « Gain » et le second, lorsqu’il arriva aux mots de deux syllabes, ce fut : « Argent. » Mais il y eut deux circonstances que son père vigilant n’avait pas entrevues peut-être au début, qui empêchèrent son éducation d’être tout à fait irréprochable. La première, c’est qu’ayant longtemps appris de son père l’art de tromper tout le monde, il acquit peu à peu l’art de tromper son vénérable mentor lui-même. L’autre, ce fut qu’ayant de bonne heure considéré tout chose comme une question de propriété personnelle, il en vint graduellement à ne plus voir dans son père qu’un capital à lui appartenant, qui n’avait pas le droit de circuler à droite, à gauche, et qui ferait bien mieux de se mettre en sûreté dans cette espèce particulière de coffre-fort qu’on appelle une bière, pour y produire des intérêts au compte de ce banquier qu’on appelle la Mort.

« Eh bien ! cousine ! dit M. Jonas. Car nous sommes cousins, vous savez, quoique nous ne nous voyions guère… Vous allez donc à Londres ? »

Miss Mercy répondit affirmativement, tout en pinçant le bras de sa sœur et se livrant à un rire étouffé.

« Vous allez y voir des lions en masse ; c’est le pays, ma cousine ! dit M. Jonas, avançant légèrement son coude.

– Vraiment, monsieur ! s’écria la jeune fille. Ils ne nous mordront pas, monsieur, je suppose. »

Et, après cette réponse faite avec une grande modestie, elle fut tellement dominée par sa folle humeur, qu’elle dut chercher à dissimuler un éclat de rire en cachant son visage contre le châle de sa sœur.

« Mercy ! s’écria cette duègne prudente, en vérité vous me rendez honteuse. Comment pouvez-vous vous comporter ainsi ? Quelle tenue ! »

Cette mercuriale n’eut d’autre effet que de provoquer chez Mercy un rire encore plus bruyant.

« J’avais déjà remarqué l’autre jour dans ses regards quelque chose de fantasque, dit M. Jonas s’adressant à miss Charity. Ce n’est pas comme vous, cousine, qui êtes un modèle de gravité, une vraie précieuse, enfin !

— Oh ! l’horreur ! est-il rococo !… murmura Mercy. Tenez, ma parole, il faut, ma Cherry, que vous veniez vous asseoir à ma place, auprès de lui. Je vais mourir de rire, bien sûr, s’il me reparle encore, c’est positif ! »

Pour prévenir cette funeste conséquence, la maligne chouette s’élança hors de sa place, et poussa sa sœur à l’endroit qu’elle venait de quitter.

« N’ayez pas peur de me serrer, dit M. Jonas. J’aime à être serré par les jeunes filles. Rapprochez-vous encore, cousine.

— Non, je vous remercie, monsieur, dit Charity.

— Bon, voilà l’autre qui rit de nouveau, dit M. Jonas ; c’est sans doute de mon père qu’elle rit, cela ne m’étonnerait pas. S’il vient à mettre sur sa tête son vieux bonnet de flanelle, je ne sais pas ce qu’elle est capable de faire ! Est-ce que mon père ronfle, Pecksniff ?

— Oui, monsieur Jonas.

— Voulez-vous avoir la bonté de lui marcher sur le pied ? dit le jeune gentleman ; le pied qui est de votre côté, c’est celui qui a la goutte. »

M. Pecksniff hésitait à lui rendre ce service d’ami. M. Jonas s’en acquitta lui-même tout en criant :

« Allons, mon père, éveillez-vous ; sinon, vous allez avoir le cauchemar et jeter des cris de mélusine. Avez-vous quelquefois le cauchemar, cousine ? demanda-t-il à sa voisine à voix basse et avec une galanterie caractéristique.

— Quelquefois, répondit Charity. Pas souvent.

— Et l’autre… dit M. Jonas, après une pause, a-t-elle aussi jamais eu le cauchemar ?

— Je l’ignore, répondit Charity. Vous pouvez le lui demander à elle-même.

— Elle est si rieuse… dit M. Jonas. Il n’y a pas moyen de causer avec elle. Tenez ! la voilà qui recommence ! Il n’y a que vous de raisonnable, cousine.

— Taisez-vous donc ! s’écria Charity.

— Oh ! certainement vous l’êtes ! Vous savez bien que vous l’êtes.

— Mercy est une petite étourdie. Mais cela se calmera avec le temps.

— Il en faudra joliment du temps pour la calmer. Mais prenez donc un peu plus de place.

— J’ai peur de vous gêner, » dit Charity.

Elle ne s’en mit pas moins à l’aise ; et, après une ou deux remarques sur l’extrême lenteur de la diligence et les nombreuses haltes qu’elle se permettait, tous tombèrent dans un silence qui ne fut plus interrompu qu’au moment du souper.

Bien que M. Jonas eût offert son bras à miss Charity pour la conduire à l’hôtel où l’on descendit, et bien qu’il se fût assis près d’elle à table, il était très-clair qu’il avait l’œil ouvert sur l’autre : car il regardait très-souvent du côté de miss Mercy, et semblait établir sur les charmes extérieurs des deux sœurs une comparaison qui n’était pas au désavantage de l’embonpoint supérieur de la cadette. Cependant ce genre d’observation ne lui fit pas perdre un coup de dent, et il travaillait activement le souper, disant tout bas à l’oreille de sa voisine que, le repas étant à prix fixe, plus elle mangerait, plus grand serait le profit. Son père ainsi que M. Pecksniff, sans doute d’après ce même principe incontestable, démolissaient tout ce qui se trouvait à leur portée, et finirent par se donner une face rubiconde, un air de satisfaction ou de congestion pléthorique tout à fait agréable à voir.

Lorsqu’ils n’eurent plus rien à manger, M. Pecksniff et M. Jonas demandèrent, pour dix sous chacun, du punch bien chaud. Ce dernier gentleman estima qu’il valait mieux le commander sous cette forme qu’en un seul bol d’un schelling, parce qu’il y avait chance que l’aubergiste mît de cette manière plus d’eau-de-vie dans deux verres séparés. Après avoir dégusté ce fluide vivifiant, M. Pecksniff, sous prétexte d’aller voir si la diligence était prête à partir, se rendit secrètement à l’office, où il fit remplir sa petite bouteille particulière, afin de pouvoir, à loisir et sans être observé, se rafraîchir dans les ténèbres de la diligence.

Ces arrangements terminés et la voiture étant prête, ils reprirent leurs places et recommencèrent à rouler cahin-caha. Mais, avant de se livrer à un nouveau somme, M. Pecksniff prononça en ces termes une sorte de grâces après le repas :

« Le mécanisme de la digestion, ainsi que me l’ont appris des anatomistes de mes amis, est une des œuvres les plus admirables de la nature. Je ne sais pas si tout le monde est comme moi ; mais c’est pour moi une grande satisfaction que de savoir, quand je goûte mon modeste repas, que je mets en mouvement la plus belle machine qui existe à ma connaissance. Dans ces moments-là, il me semble que je remplis un devoir public. Quand je me suis remonté, si je puis me servir d’un semblable terme, ajouta M. Pecksniff d’un ton de complaisance ineffable, et que je vois que ça va, il me semble que la marche de mes rouages intérieurs me donne comme une leçon de morale qui ferait de moi un bienfaiteur de l’humanité. »

À cela il n’y avait rien à ajouter, et nul n’ajouta rien. M. Pecksniff, heureux, comme on doit le penser, de son utilité morale, se remit à faire un somme.

Le reste de la nuit se passa ainsi que d’ordinaire. M. Pecksniff et le vieil Anthony tombaient en se heurtant l’un contre l’autre et s’éveillaient dans une terreur mutuelle ; ou bien ils se cognaient la tête contre les angles vis-à-vis et se tatouaient le visage, Dieu sait comme, tout en dormant. La diligence s’arrêta et roula, roula et s’arrêta nombre de fois. Les voyageurs montaient et descendaient ; des chevaux frais étaient attelés, et d’autres leur succédaient, sans qu’il y eût presque d’interruption entre les relais, surtout quand on avait fait un somme dans l’intervalle, tandis que ces stations semblaient interminables pour ceux qui étaient éveillés. Enfin ils commencèrent à être cahotés à grand bruit sur un pavé horriblement inégal. M. Pecksniff dit en regardant par la portière : « Nous voilà à demain matin ; nous sommes arrivés. »

Presque aussitôt, la diligence s’arrêta devant le bureau, dans la Cité. Déjà la rue où il se trouvait était pleine de ce mouvement qui justifiait pleinement ce que M. Pecksniff venait de dire du matin, bien que d’après l’état du ciel on eût pu croire qu’on était plutôt encore à minuit. Il régnait un épais brouillard ; on aurait dit une ville dans les nuages, vers laquelle les voyageurs seraient arrivés la nuit en ballon ou sur le manche à balai des sorcières ; le pavé était recouvert d’une espèce de tourteau d’huile. « De la neige. » à ce qu’un des voyageurs de l’impériale (un fou sans doute) dit à un voisin (son gardien probablement.)

Ayant pris à la hâte congé d’Anthony et de son fils, et laissant au bureau son bagage et celui de ses filles pour l’envoyer chercher plus tard, M. Pecksniff prit les deux jeunes demoiselles sous le bras, et traversa avec une sorte d’ardeur frénétique la rue, puis d’autres rues, puis les squares les plus étranges, puis les passages les plus bizarres et les voûtes les plus noires ; tantôt il sautait par-dessus un ruisseau ; tantôt, au péril de sa vie, il se jetait presque sous les roues d’une voiture et sous les pieds des chevaux ; tantôt il pensait avoir perdu son chemin, tantôt il croyait l’avoir retrouvé ; tantôt plein de confiance, tantôt découragé au plus haut degré, mais toujours ahuri et en nage, jusqu’à ce qu’enfin il s’arrêta avec ses filles dans une espèce de cour pavée, non loin du Monument, du moins au dire de M. Pecksniff : car ses filles ne pouvaient apercevoir le moins du monde le Monument ni rien autre chose que les maisons les plus proches ; et par conséquent elles auraient pu aussi bien croire qu’elles venaient de jouer à colin-maillard dans Salisbury.

M. Pecksniff s’orienta un moment ; puis il frappa à la porte d’une maison très-noire, même au milieu de la collection choisie de maisons noires qui l’avoisinaient. Sur la devanture on voyait un petit tableau ovale, semblable à un plateau à thé et portant cette inscription : Pension bourgeoise. M. Todgers.

Selon toute apparence, dans la maison Todgers il n’y avait encore personne de levé ; car M. Pecksniff frappa deux fois, et trois fois il secoua la sonnette sans produire d’autre impression que de faire aboyer un chien dans la rue. Enfin une chaîne fut décrochée, plusieurs verrous furent tirés avec un bruit grinçant, comme si le mauvais temps avait enroué les fermetures de la porte ; un jeune garçon, avec une grosse tête rousse et un nez microscopique, parut sur le seuil. Il tenait sous son bras gauche une botte à la Wellington toute crottée, et, dans sa surprise, il se frotta silencieusement la place du nez en question avec le dos d’une brosse à souliers.

« Encore au lit, mon petit homme ? demanda M. Pecksniff.

— Encore au lit !… répéta le petit garçon. Je le voudrais bien, qu’ils y soient encore au lit. Ils font fameusement du bruit pour être au lit ; ils appellent tous à la fois pour avoir leurs bottes. Je croyais que vous étiez le journal, et je m’étonnais de ce que vous ne vous jetiez pas à travers la grille, comme d’ordinaire. Qu’est-ce que vous voulez ? »

Pour son âge encore tendre, on pouvait dire que le jeune garçon avait formulé cette question d’une façon assez rude et même d’un air assez méfiant. Mais M. Pecksniff, sans s’inquiéter de ses manières, lui mit une carte dans la main en lui disant de la monter et de lui indiquer en même temps une chambre où il y eût du feu.

« Non, reprit M. Pecksniff, réflexion faite, si le feu est allumé dans la salle à manger, je saurai bien moi-même trouver le chemin. »

Et, sans plus tarder, il mena ses filles dans une pièce située au rez-de-chaussée, où, sur une table trop grande pour la nappe étriquée qui avait la prétention de la couvrir, le couvert était déjà mis pour le déjeuner. On y voyait un large morceau de bœuf bouilli, d’une couleur rosée ; un pain de deux livres, du modèle que les ménagères appellent du pain mollasse et où il y a beaucoup de mie, avec une prodigalité de tasses et de soucoupes, et les accessoires d’usage.

À l’intérieur du garde-feu il y avait une demi-douzaine de paires de souliers et de bottes, de grandeurs diverses, qui venaient d’être nettoyées et dont les semelles étaient tournées vers le foyer pour sécher ; de plus, une paire de petites guêtres noires, sur l’une desquelles un farceur, qui était descendu furtivement pendant le temps de la toilette et remonté de même, avait écrit à la craie : Propriété de Jinkins, tandis que l’autre guêtre qui faisait pendant était ornée d’un portrait qui représentait apparemment le profil de Jinkins lui-même.

La maison où Mme Todgers tenait sa pension bourgeoise pour les gentlemen du commerce était de celles qui sont noires en tout temps : mais ce matin-là elle l’était plus qu’à l’ordinaire. Dans le couloir il y avait une odeur incrustée, comme si l’essence concentrée de tous les dîners qui jusqu’alors avaient été apprêtés dans la cuisine, depuis que la maison était construite, tournait en nuage condensé au haut de l’escalier de cette cuisine, sans qu’on pût, comme le Moine Noir de Don Juan, la faire jamais disparaître. En particulier, on y distinguait un goût de choux, comme si tous ceux qui avaient bouilli en ce lieu avaient le privilège de rester toujours verts, emblème d’une vigueur éternelle. Le parloir était lambrissé, et les étrangers, en y entrant, ne pouvaient se défendre d’une appréhension magnétique et instinctive des rats et des souris. L’escalier était très-sombre et très-large ; les balustrades en étaient si épaisses et si lourdes, qu’elles eussent pu servir pour soutenir un pont. Dans un coin ténébreux du premier palier il y avait une horloge gigantesque, sans forme connue, couronnée de trois boules de cuivre, on ne savait pourquoi ; presque personne ne l’avait jamais aperçue, au moins personne ne la regardait jamais ; elle ne semblait occupée de continuer son bruyant tic tac que pour mettre en garde les écervelés qui fussent venus s’y cogner accidentellement. De mémoire d’homme, cet escalier de la maison Todgers n’avait jamais reçu ni papier ni peinture. Il était noir, triste et humide. Tout en haut se trouvait un châssis vitré, vieux, délabré, détraqué, hideux, raccommodé et rapiécé, qui regardait d’un air sinistre ce qui allait et venait au-dessous de lui, et couvrait l’escalier de la maison Todgers comme un sorte de bocal à cornichons de nature humaine, pour conserver l’espèce toute particulière d’habitués qui grouillaient là-dedans.

Il n’y avait pas dix minutes que M. Pecksniff et ses charmantes filles se chauffaient devant le feu, quand on entendit sur l’escalier un bruit de pas. La divinité qui présidait à l’établissement entra en toute hâte.

Mme Todgers était une dame passablement osseuse et anguleuse, qui portait sur le devant de la tête une rangée de boucles en forme de petits barils de bière, et tout à fait en haut une espèce de réseau : était-ce un bonnet ? pas précisément ; c’était plutôt une toile d’araignée. À son bras pendait un petit panier, et dans ce panier se trouvait un trousseau de clefs qui se heurtaient l’une contre l’autre avec les pas cadencés de la dame. De l’autre main, elle portait une chandelle allumée dont elle se servit pour regarder un instant M. Pecksniff, et qu’elle posa ensuite sur la table, afin de le recevoir avec une plus grande cordialité.

« Monsieur Pecksniff !… s’écria-t-elle. Soyez le bienvenu à Londres ! Qui se serait attendu à une visite semblable après tant… mon Dieu ! mon Dieu !… tant d’années ? Comment vous portez-vous, monsieur Pecksniff ?

– Toujours de même, comme vous voyez ; et, comme toujours, enchanté de vous voir. En vérité, vous êtes rajeunie !

– C’est vous qui l’êtes plutôt, dit Mme Todgers. Vous n’êtes pas du tout changé.

– Qu’est-ce que vous dites là ? s’écria M. Pecksniff, étendant la main vers les jeunes filles. Est-ce que ceci ne me vieillit pas ?

— Ce ne sont pas là vos filles !… s’écria à son tour la dame levant ses mains dans sa surprise et les croisant après. Oh ! non, monsieur Pecksniff ; c’est votre seconde femme avec sa femme de chambre. »

M. Pecksniff sourit avec complaisance, secoua la tête et dit :

« Ce sont mes filles, mistress Todgers ; ce sont purement et simplement mes filles.

— Ah ! soupira la bonne dame, je dois vous croire : car, maintenant que je les regarde, il me semble que je les eusse reconnues n’importe où. Mes chères demoiselles Pecksniff, vous ne savez pas tout le plaisir que j’ai à revoir votre papa ! »

Elle les étreignit toutes les deux ; et soit l’émotion, soit l’effet de l’inclémence de la saison, Mme Todgers sentit le besoin de tirer de son petit panier un mouchoir de poche qu’elle porta à son visage.

« Maintenant, ma bonne dame, dit M. Pecksniff, je connais les règles de votre établissement, et je sais que vous ne recevez pour locataires que des gentlemen. Mais j’ai pensé, quand je suis parti de chez moi, que peut-être vous voudriez bien donner à mes filles l’hospitalité et faire une exception en leur faveur.

— Peut-être, dit Mme Todgers toujours en extase, peut-être bien…

— Franchement, j’étais sûr que vous y consentiriez, dit M. Pecksniff. Je sais que vous avez une petite chambre où elles pourraient être commodément, sans paraître à la table générale.

— Ces chères enfants !… dit Mme Todgers. Permettez que je les embrasse encore. »

Mme Todgers ne paraissait occupée que du plaisir d’embrasser encore ces chères demoiselles, ce qu’elle fit avec de nouvelles démonstrations de tendresse. Mais la vérité est que le maison étant entièrement remplie, sauf un lit à l’usage de M. Pecksniff, la brave dame avait besoin de se donner un peu de temps pour réfléchir : c’était une question épineuse. Après avoir embrassé les deux sœurs, elle s’arrêta un moment à les contempler : dans un de ses yeux brillait l’affection, et dans l’autre rayonnait le calcul. Enfin elle s’écria :

« Je crois pouvoir arranger l’affaire. Un lit canapé dans la troisième petite chambre qui ouvre sur mon parloir particulier. Oh ! mes chères demoiselles !… »

Là-dessus elle les embrassa de nouveau, en faisant observer qu’elle serait bien embarrassée de décider laquelle des deux ressemblait le plus à sa pauvre mère, et c’était assez naturel, puisqu’elle n’avait jamais vu cette dame, mais qu’il lui semblait que c’était la cadette, et elle ajouta :

« Ces messieurs vont descendre dans l’instant. Fatiguées comme elle le sont de leur voyage, ces demoiselles ne veulent-elles pas se rendre dans leur chambre ? »

Cette chambre était située sur le même palier ; c’était en réalité la salle du fond, sur le derrière ; et, comme l’avait dit Mme Todgers, elle avait le grand avantage (à Londres !) de n’avoir pas de vis-à-vis, ainsi que les deux demoiselles pourraient voir quand le brouillard serait dissipé. Ce n’était pas une annonce pompeuse et vaine, car ladite chambre jouissait seulement d’une perspective de deux pieds terminée par une muraille brune surmontée d’un réservoir obscur. Le logement destiné aux jeunes filles communiquait avec cette pièce par une petite porte on ne peut plus commode, qui ne pouvait s’ouvrir qu’en la poussant de toutes ses forces. Ce boudoir avait aussi vue sur un autre angle de muraille avec une autre face du même réservoir.

« Votre côté n’est pas humide, dit Mme Todgers. L’autre est l’appartement de M. Jinkins. »

Dans le premier de ces sanctuaires le jeune concierge alluma du feu en toute hâte. Tout en faisant sa besogne, il profitait de l’absence de sa maîtresse pour siffler, sans compter les figures qu’il dessinait sur son pantalon de velours à côtes avec des bouts de tison ; mais, surpris par Mme Todgers en flagrant délit, il fut renvoyé avec un soufflet. Mme Todgers prépara de ses mains le déjeuner des jeunes personnes, puis alla présider le repas de ses pensionnaires, qui se livraient avec assez de bruit à des plaisanteries dont M. Jinkins faisait les frais.

« Je ne vous demande pas encore, mes chéries, dit M. Pecksniff montrant son nez à la porte, si vous aimez le séjour de Londres.

– Nous n’en avons pas vu grand’chose, p’pa ! s’écria Mercy.

– Ou plutôt, j’espère, nous n’en avons rien vu du tout, » dit Cherry.

Toutes deux avaient l’air consterné.

« C’est vrai, dit M. Pecksniff. Nous avons devant nous nos plaisirs et nos affaires. Tout viendra en son temps. Il n’y a que patience à prendre. »

Les affaires de M. Pecksniff à Londres se rattachaient-elles aussi étroitement à sa profession qu’il l’avait donné à entendre à son nouvel élève ? C’est ce que nous verrons « en son temps, » pour adopter les propres expressions de ce digne monsieur.