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Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/18

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CHAPITRE XVIII.

En relation d’affaires avec la maison Anthony Chuzzlewit et fils, d’où l’un des associés se retire d’une manière tout à fait inattendue.


Le changement engendre le changement. Rien ne se propage plus vite. Si un homme habituellement enfermé dans un cercle étroit de travaux et de plaisirs, qu’il franchit rarement, fait un pas au dehors, quelque courte que soit la distance qui l’en sépare, son départ du lieu monotone où il a rempli un rôle important a l’air d’être le signal d’un désordre immédiat, comme si, dans la brèche qu’il a laissée, une sorte d’explosion se produisait, qui pulvérise tout ce qui était solide ; et comme s’il suffisait d’un peu moins de quelques semaines pour désunir et détraquer tout ce que le cours des ans avait réuni et cimenté étroitement. La mine que le temps a lentement creusée sous les objets accoutumés éclate en un instant ; et là où, une minute auparavant, on voyait un rocher, il n’y a plus que sable et poussière.

Bien des hommes ont, à une époque ou à une autre, éprouvé jusqu’à un certain point cet effet. Nous ferons fidèlement connaître jusqu’où les lois naturelles du changement avaient exercé leur empire dans la petite sphère d’action que Martin avait quittée.

« Que ce printemps est froid !… disait un soir, d’un ton gémissant, le vieil Anthony en se rapprochant du feu. Il est certain qu’il faisait plus chaud que ça dans ma jeunesse.

— Avec tout cela, vous n’avez pas besoin d’aller roussir vos habits, fit observer l’aimable Jonas, qui leva ses yeux du journal de la veille. Le drap n’est déjà pas si bon marché !

— Brave enfant !… s’écria le père en soufflant sur ses mains glacées et les frottant de son mieux l’une contre l’autre. Quel garçon prudent ! Jamais il ne s’est abandonné aux vanités du luxe de la toilette ; non, non, jamais !

— Quant à ça, je ne sais pas trop ce que je ferais, dit le fils en reprenant la lecture de son journal, si je pouvais le faire pour rien.

— Ah ! oui, si !… dit le vieillard qui se dilata de joie. Mais c’est égal, il fait bien froid.

— Laissez donc le feu tranquille ! cria M. Jonas, arrêtant la main de son vénéré père au moment où celui-ci s’emparait du tisonnier. Voulez-vous manquer dans votre vieillesse, que vous dissipez en ce moment ?

— Je n’en aurais pas le temps, Jonas, dit le vieillard.

— Temps de quoi ?… hurla l’héritier.

— Le temps de manquer. Je voudrais bien que cela me fût possible !

— Vous avez été toujours aussi égoïste qu’un vieil escargot, dit Jonas, trop bas il est vrai pour être entendu de son père, et en attachant sur lui un regard sombre. Vous soutenez bien votre caractère. Vous ne vous inquiétez pas de manquer, n’est-ce pas ? Oh ! c’est sûr, vous ne vous en inquiétez pas. Et si votre chair, votre sang, venait à manquer par la même occasion, cela vous serait bien égal, vieux caillou ! »

Après avoir formulé cette respectueuse allocution, il saisit sa tasse et se mit à boire ; car, en ce moment, le père, le fils et Chuffey, étaient en train de prendre le thé. Alors, regardant de nouveau son père d’un œil fixe et s’arrêtant par intervalles pour absorber une gorgée de thé, il poursuivit sur le même ton que précédemment :

« Manquer !… vous êtes un drôle de vieux, pour parler de manquer par le temps qui court. N’allez-vous pas commencer à parler de ça ? Fort bien ! le temps de manquer ? Non, non, j’espère bien que vous ne l’aurez pas. C’est bien ce qui vous gêne : vous ne demanderiez pas mieux que de vivre une couple de centaines d’années si c’était possible, et encore ne seriez-vous pas content. Je vous connais !… »

Le vieillard soupira et se pencha de nouveau vers le feu. M. Jonas le menaça du bout de sa cuiller à thé en métal anglais, et, prenant la question d’un point de vue plus élevé, il se mit à la traiter avec des arguments de la plus haute moralité.

« Si telle est votre disposition d’esprit, grommela-t-il toujours à demi-voix, pourquoi n’aliénez-vous pas votre bien ? Achetez une rente viagère à bon marché, et mettez à prix cette vie si intéressante pour vous et pour quiconque tenterait la spéculation. Mais non, cela ne vous conviendrait pas. Ce serait une conduite trop naturelle envers votre fils, et vous aimez mieux tenir avec lui une conduite dénaturée en le dépossédant de ses droits. En vérité, je serais honteux de mon rôle si j’étais à votre place, et je m’empresserais d’aller me fourrer la tête vous savez où. »

Il est à présumer que cette dernière expression se rapportait au mot de tombe ou de sépulcre, ou cimetière ou mausolée, un mot enfin que la tendresse filiale de M. Jonas ne lui permettait pas aisément de prononcer. Le jeune homme ne poussa pas plus loin son thème ; car Chuffey paraissant s’être aperçu, du coin accoutumé où il se tenait près de la cheminée, qu’Anthony prêtait l’oreille et que Jonas avait l’air de parler, s’écria tout à coup, comme par inspiration :

« C’est votre propre fils, monsieur Chuzzlewit. Votre propre fils, monsieur ! »

Le vieux Chuffey ne se doutait guère du sens profond qu’avaient ces mots ; il ne se doutait pas de l’amère satire qu’il venait de lancer et de l’impression qu’elle eût faite dans l’âme du vieillard, s’il avait pu connaître les paroles qui erraient sur les lèvres de son fils ou les pensées qu’il nourrissait dans son esprit. Mais le son de la voix de Chuffey détourna le cours des réflexions d’Anthony et le ramena à la question.

« Oui, oui, Chuffey, Jonas est un morceau du vieux bloc. Le bloc est bien vieux maintenant, Chuffey, dit Anthony avec un air d’étrange abattement.

— Oh oui ! joliment vieux, dit Jonas par confirmation.

— Mais non, mais non, dit Chuffey. Non, monsieur Chuzzlewit. Pas du tout vieux, monsieur.

— Oh ! cet homme est pire que jamais ! s’écria Jonas avec un profond dégoût. Sur mon âme, père, il devient par trop stupide… Retenez votre langue, s’il vous plaît !

— Il dit que vous avez tort ! cria Anthony à son vieux commis.

— Tut ! tut ! répondit Chuffey. Je sais ce qu’il en est. Je dis que c’est lui qui a tort ; c’est lui qui a tort. C’est un enfant. Voilà ce qu’il est. Vous aussi monsieur Chuzzlewit, vous êtes comme un enfant. Ah ! ah ! ah ! Vous êtes presque un enfant, en comparaison de bien d’autres que j’ai connus ; vous êtes un enfant auprès de moi ; vous êtes un enfant pour nous tous. Ne l’écoutez pas ! »

En achevant ce discours extraordinaire (car pour Chuffey c’était une vraie tirade d’éloquence sans précédent connu), le pauvre vieux fantôme prit sous son bras paralysé la main de son maître qu’il couvrit de la sienne, comme pour défendre M. Chuzzlewit.

« Chuff, je deviens chaque jour de plus en plus sourd, dit Anthony avec un ton aussi doux ou, pour parler plus exactement, avec aussi peu de rudesse qu’il lui était possible.

— Non, non, cria Chuffey. Cela n’est pas. Et qu’est-ce que ça ferait ? Voilà bien vingt ans que je suis sourd, moi.

— Je deviens aussi de plus en plus aveugle, dit le vieillard en secouant la tête.

— Bon signe ! cria Chuffey. Ah ! ah ! le meilleur signe qu’il y ait au monde ! Auparavant, vous y voyiez trop bien. »

Il tapota la main d’Anthony comme lorsqu’on veut apaiser un enfant, et, tirant le bras du vieillard un peu plus vers lui, il désigna de ses doigts tremblants la place où Jonas était assis, comme s’il voulait l’inviter à s’en éloigner. Mais Anthony demeurant immobile et silencieux, le vieux commis cessa insensiblement de l’étreindre, et rentra dans son coin accoutumé : il se bornait à avancer sa main de temps en temps et à toucher doucement l’habit de son bien-aimé patron, comme s’il voulait s’assurer que M. Chuzzlewit était toujours auprès de lui.

Dans la stupéfaction que lui avait causée toute cette scène, Jonas n’avait pu rien faire que de contempler les deux vieillards, jusqu’au moment où Chuffey fut retombé dans son état habituel et où Anthony se fut assoupi ; alors il se soulagea de ses émotions en se rapprochant du premier de ces personnages et en faisant mine, comme on dit en langage vulgaire, de « lui cogner la tête. »

« Voilà deux ou trois semaines qu’ils jouent ce jeu, pensa Jonas plongé dans une sombre rêverie. Je n’ai jamais vu mon père s’occuper autant de cet homme qu’il l’a fait dans ces derniers temps. Eh quoi ? est-ce que par hasard vous feriez la chasse aux héritages, monsieur Chuff, hein ? »

Mais Chuffey était aussi loin de se douter des pensées de M. Jonas que de le voir s’approcher avec son poing fermé qu’il lui tenait tout près de l’oreille. L’ayant menacé tout à son aise, Jonas prit le flambeau sur la table, et, passant dans le cabinet vitré, il tira de sa poche un trousseau de clefs. Au moyen de l’une d’elles, il ouvrit un compartiment secret du bureau, ayant soin de regarder à la dérobée, pendant ce temps, pour s’assurer que les deux vieillards étaient bien encore devant le feu.

« Tout est en bon ordre, dit Jonas, soutenant sur sa tête le couvercle du bureau ouvert et déployant un papier. Voici le testament, monsieur Chuff. Trente livres sterling par an pour votre entretien, mon vieux compagnon, et tout le reste pour son fils unique Jonas. Vous n’avez pas besoin de vous donner tant de peine à faire le bon apôtre. Vous n’y gagneriez rien. Hé ! qu’est-ce que c’est que ça ?… »

C’était assurément quelque chose d’effrayant. De l’autre côté du vitrage, un visage regardait avec curiosité dans l’intérieur du cabinet ; et ce regard était fixé non sur Jonas même, mais sur le papier qu’il tenait à la main. Car les yeux attachés attentivement sur l’écriture se levèrent vivement lorsque Jonas eût jeté cette exclamation. Alors les yeux en question rencontrèrent ceux de Jonas, et il se trouva qu’ils ressemblaient à ceux de M. Pecksniff.

Laissant tomber à grand bruit le couvercle du bureau, mais sans oublier de le fermer à clef, Jonas, pâle et sans souffle, contempla ce fantôme.

Le fantôme fit un mouvement, ouvrit la porte et pénétra dans le cabinet.

« Qu’est-ce qu’il y a ? cria Jonas qui recula. Qu’est-ce que c’est ? D’où venez-vous ? Que voulez-vous ?

— Ce qu’il y a ?… dit la voix de M. Pecksniff, en même temps que M. Pecksniff en chair et en os lui décochait un sourire aimable. Ce qu’il y a, monsieur Jonas ?

— Qu’avez-vous besoin de venir regarder là, et de vous mêler de ce qui ne vous concerne pas ? dit aigrement Jonas. Qu’est-ce qui vous prend de venir en ville de cette façon et de tomber chez les gens à l’improviste ? Il est étrange qu’un homme ne puisse pas lire le… le journal dans son propre bureau sans être espionné et effrayé par des individus qui entrent sans prendre la peine de s’annoncer. Pourquoi n’avez-vous pas frappé à la porte ?

— C’est ce que j’ai fait, monsieur Jonas, répondit Pecksniff, mais on ne m’a pas entendu. J’étais curieux, ajouta-t-il avec son air gracieux, tout en posant sa main sur l’épaule du jeune homme, de savoir quelle partie du journal vous intéressait si fort ; mais la vitre était trop sombre et trop sale. »

Jonas jeta un regard rapide sur le vitrage. Bien. Il n’était pas très-propre : Pecksniff avait dit la vérité.

« Était-ce de la poésie ? demanda M. Pecksniff, agitant l’index de sa main droite d’un air d’agréable plaisanterie. Ou bien était-ce de la politique ? ou bien était-ce le tarif des valeurs ? la chose la plus importante, monsieur Jonas ; la plus importante !

— Vous brûlez, mon cher, répondit Jonas, qui s’était remis et mouchait la chandelle ; mais, par le diable ! qu’est-ce que vous revenez chercher à Londres ? Ma foi ! il y a bien aussi de quoi effaroucher un homme, quand il se voit tout à coup inspecté par un individu qu’il croyait être à soixante ou soixante-dix milles.

— Sans doute, dit M. Pecksniff. Vous avez raison, mon cher monsieur Jonas ; car le cœur humain étant constitué comme il l’est…

— Oh ! laissons là le cœur humain, interrompit Jonas avec impatience, et apprenez-moi ce qui vous amène.

— Une petite affaire qui m’est survenue à l’improviste.

— Oh ! si ce n’est que ça, s’écria Jonas, bien ! Mon père est dans la chambre voisine. Holà ! mon père, voici Pecksniff !… Je crois que chaque jour sa caboche devient de plus en plus trouble, murmura Jonas en faisant faire un demi-tour à son vénéré père. N’entendez-vous pas que je vous dis que Pecksniff est ici, idiot ?… »

L’effet combiné des secousses qu’il recevait et des tendres remontrances de son fils ne tarda point à éveiller le vieillard, qui fit à M. Pecksniff un accueil empressé ; ce qu’on pouvait attribuer en partie au plaisir qu’il avait à voir ce gentleman, en partie à la satisfaction ineffable qu’il éprouvait en se souvenant de l’avoir appelé un hypocrite. Comme M. Pecksniff, arrivé depuis une heure seulement à Londres, n’avait pas encore pris le thé, on lui servit les restes de la collation avec une tranche de lard. Jonas, qui avait affaire dans la rue voisine, sortit pour aller à son rendez-vous, en promettant d’être de retour avant que M. Pecksniff eût achevé son repas.

« Maintenant, mon bon monsieur, dit M. Pecksniff à Anthony, maintenant que nous voilà seuls, apprenez-moi, je vous prie, ce que vous me voulez. Je dis que nous sommes seuls, parce que je pense que notre cher ami M. Chuffey est, métaphysiquement parlant, un… dirai-je un mort[1] ? demanda M. Pecksniff avec son plus doux sourire et en penchant sa tête de côté.

— Il ne vous voit ni ne vous entend.

— Eh bien alors, j’ose dire avec la plus profonde sympathie pour sa disgrâce, et la plus haute admiration pour les qualités excellentes qui font également honneur à sa tête et à son cœur, qu’il est ce qu’au jeu on appelle un mort. Vous me faisiez donc observer, mon cher monsieur… ?

— Je ne vous adressais aucune observation, que je sache, repartit le vieillard.

— Je vous dirai moi… insinua doucement M. Pecksniff.

— Vous me direz, vous ?… Quoi ?

— Je vous dirai, continua M. Pecksniff, qui avant tout se leva pour aller voir si la porte était bien fermée, puis, au retour, arrangea sa chaise de façon que ladite porte ne pût être même entre-bâillée sans qu’il s’en aperçût aussitôt ; je vous dirai que jamais dans ma vie je n’ai éprouvé autant d’étonnement qu’à la réception de votre lettre d’hier. Que vous me fissiez l’honneur de désirer conférer avec moi sur un sujet particulier, cela avait déjà lieu de me surprendre ; mais que vous ayez voulu exclure de cette conférence M. Jonas lui-même, ceci est, pour un homme à qui vous avez fait une injure verbale (purement et simplement une injure verbale, que vous avez sans doute dessein de réparer), une preuve de confiance qui m’a soulagé, qui m’a ému, qui m’a transporté. »

Il avait toujours la langue bien pendue ; mais il prononça cette courte harangue d’une façon plus coulante que jamais : il est vrai qu’il avait mis un certain soin à la préparer sur l’impériale de la diligence.

Bien qu’il se fût arrêté pour attendre une réponse et qu’il eût dit avec raison qu’il était venu sur l’invitation d’Anthony, le vieillard restait en face de lui immobile, silencieux, le visage sans expression. Il ne semblait pas avoir le moindre désir, la moindre velléité de poursuivre la conversation, quoique M. Pecksniff consultât la porte du regard, tirât sa montre et lui donnât à entendre par bien d’autres signes qu’ils avaient peu de temps à eux, et que Jonas, s’il tenait parole, ne tarderait pas à revenir. Mais le plus étrange incident de toute cette étrange entrevue, c’est que tout à coup, dans l’éclair d’un moment, et si vivement qu’il était impossible de s’en rendre compte ni d’observer aucune modification chez Anthony, les traits du vieillard reprirent leur ancienne expression, et qu’il cria en frappant violemment de sa main sur la table, comme si, depuis leur fâcheuse rencontre, il n’y eût pas eu de lacune dans la conversation :

« Voulez-vous bien retenir votre langue, monsieur, et me laisser parler ? »

M. Pecksniff s’inclina d’un air de déférence, et se dit à part lui : « Je savais bien que sa main était changée et son écriture vacillante. C’est ce que je disais hier. Hélas ! Bon Dieu !

— Jonas en tient pour votre fille, Pecksniff, dit le vieillard de son ton habituel.

— Nous avons causé de cela, monsieur, si vous vous le rappelez, chez mistress Todgers, répondit le vertueux architecte.

— Vous n’avez pas besoin de parler si haut, répliqua Anthony ; je ne suis pas si sourd. »

M. Pecksniff avait sans doute élevé la voix, non pas tant parce qu’il croyait Anthony atteint de surdité que parce qu’il jugeait à peu près éteintes en lui les facultés de l’entendement ; mais ce mauvais accueil fait à une marque d’attention obligeante le déconcerta fort : aussi, ne sachant plus trop sur quel pied danser, fit-il une nouvelle inclination de tête encore plus humble que la première.

« Je vous ai dit, répéta le vieillard, que Jonas en tient pour votre fille.

— Une charmante enfant, monsieur, murmura M. Pecksniff voyant que son interlocuteur attendait une réponse. Une chère enfant, monsieur Chuzzlewit, je le dis en toute assurance, bien qu’il ne m’appartienne pas de le dire.

— Vous savez bien qu’il n’en est rien, s’écria le vieillard, sortant à moitié de son fauteuil pour avancer d’une aune vers le traître son visage flétri. Vous mentez ! n’allez-vous pas encore faire l’hypocrite ?

— Mon bon monsieur… balbutia M. Pecksniff.

— Ne m’appelez pas un bon monsieur, répliqua Anthony, et n’ayez pas la prétention d’en être un vous-même. Si votre fille était ce que vous voulez que je la croie, elle ne conviendrait pas à Jonas. Étant ce qu’elle est, je pense qu’elle lui conviendra. Il eût pu se tromper dans le choix d’une femme, prendre une coureuse de bals qui s’endettât et dissipât sa fortune. Or, quand je serai mort… »

Comme il prononçait ce dernier mot, sa physionomie s’altéra si horriblement, que M. Pecksniff ne put pas s’empêcher de regarder d’un autre côté.

« Si pareille chose devait arriver, j’en aurais plus de chagrin qui si cela s’était passé de mon vivant ; oui, ce serait pour moi une insupportable torture que de savoir qu’on irait jeter dans le ruisseau ce que je me suis tant tourmenté à amasser, ce qui m’a donné tant de peine à acquérir. Non, ajouta le vieillard d’une voix enrouée, qu’au moins cela soit sauvé, que ce gain là nous reste et survive à tant d’autres pertes que j’ai faites.

— Mon cher monsieur Chuzzlewit, dit Pecksniff, ce sont là des idées déraisonnables. C’est tout à fait hors de propos, tout à fait invraisemblable, j’en suis sûr. La vérité, mon cher monsieur, c’est que vous n’êtes pas bien !

— Je ne suis toujours pas mourant ! cria Anthony avec une sorte de grognement semblable au rire d’une bête féroce. Je n’en suis pas là ! j’ai encore quelques années à vivre. »

Et montrant son débile commis :

« Regardez celui-ci. La Mort n’a pas le droit de le laisser debout et de me faucher. »

M. Pecksniff était tellement effrayé à la vue du vieillard, et si complètement bouleversé de le trouver dans un pareil état, qu’il n’eut pas même assez de présence d’esprit pour tirer un lambeau de moralité du grand magasin qu’il avait toujours tout prêt dans sa poitrine. Aussi balbutia-t-il que, selon toutes les lois de convenance et de décence, c’était à M. Chuffey à mourir le premier ; et que, d’après tout ce qu’il avait entendu dire de M. Chuffey, d’après les quelques renseignements qu’il possédait lui-même sur ce gentleman, il était personnellement convaincu que M. Chuffey jugerait à propos de mourir dans le plus bref délai possible.

« Venez ici ! dit le vieillard, l’invitant à s’approcher davantage. Jonas sera mon héritier, Jonas sera riche ; bonne aubaine pour vous. Vous le savez, Jonas en tient pour votre fille.

— Je sais tout cela, pensa M. Pecksniff ; vous me l’avez dit assez souvent.

— Il pourrait trouver plus d’argent qu’elle ne lui en apportera, dit le vieillard ; mais elle l’aidera à conserver celui qu’ils auront. Elle n’est ni trop jeune ni trop étourdie, et elle sort d’une maison qui en lâche pas prise aisément. Mais pas de finasseries ; elle ne tient Jonas que par un fil, et, si vous le serrez trop (je connais bien le caractère de Jonas), le fil rompra. Attachez le fil tandis que Jonas y est disposé ; attachez-le, Pecksniff. Vous êtes trop profond. Si vous le menez comme ça, vous verrez qu’il vous plantera là et vous laissera à cent lieues de lui. Allons donc, homme onctueux, croyez-vous que je n’aie pas des yeux pour voir comment vous l’avez amorcé depuis le commencement ?

— À présent, pensa M. Pecksniff le regardant d’un air soucieux, je me demande si c’est là tout ce qu’il avait à me dire ! »

Le vieil Anthony se frotta les mains, murmura quelques mots, se plaignit de nouveau d’avoir froid, rapprocha son siège du feu ; puis tournant le dos à M. Pecksniff, et le menton incliné sur sa poitrine, il parut, au bout d’une minute, avoir complètement oublié la présence de l’étranger.

Cette courte entrevue, étrange dans sa forme et peu satisfaisante pour le fond, avait pourtant fourni à M. Pecksniff une indication précieuse qui, à défaut de plus amples renseignements, valait toujours bien ses frais de voyage, aller et retour. Car, jusqu’à présent (faute d’une occasion favorable), le bon gentleman n’avait jamais pu pénétrer dans les profondeurs du caractère de M. Jonas, et toute recette pour attraper un tel gendre était digne d’attention, surtout une recette écrite sur un feuillet détaché du livre paternel. Curieux de profiter jusqu’au bout d’une si favorable occasion, et craignant d’en perdre la chance s’il permettait à Anthony de s’endormir avant d’avoir achevé de dire tout ce qu’il avait à dire, M. Pecksniff usa d’une foule de moyens ingénieux pour attirer son attention, en se livrant aux préparatifs de son festin, œuvre à laquelle il s’appliquait maintenant avec ardeur ; ainsi il se mit à tousser, à éternuer, à entre-choquer les tasses, à aiguiser les couteaux, à laisser tomber le pain, et ainsi de suite. Efforts superflus : M. Jonas rentra sans qu’Anthony eût dit un mot de plus.

« Comment ! mon père encore endormi ! s’écria-t-il en accrochant son chapeau et jetant les yeux sur le vieillard. Ah ! et il ronfle. L’entendez-vous ?

— Il ronfle ferme, dit M. Pecksniff.

— Il ronfle ferme ! répéta Jonas. Oui, laissez-le faire quant à ça : partout où il est, il ronfle pour six.

— Savez-vous, monsieur Jonas, dit Pecksniff, que je trouve… ce n’est pas pour vous effrayer… mais je trouve que votre père se casse ?

— Oh ! vous trouvez ? répliqua Jonas avec un mouvement de tête tout à fait en harmonie avec l’observation qu’il allait faire. Tudieu ! vous ne savez guère combien il est solide. Il n’est pas prêt à déménager de sitôt.

— J’ai été frappé du changement que j’ai remarqué sur ses traits et dans ses manières.

— Vous vous trompez bien, allez ! dit Jonas qui s’assit d’un air sombre. Jamais il n’a été mieux que maintenant. Comment va-t-on chez vous ? Comment va Charity ?

— Florissante, monsieur Jonas, florissante.

— Et l’autre ?… Comment va-t-elle ?

— Légère et badine créature !… dit M. Pecksniff s’abandonnant à une tendre rêverie. Elle va bien, elle va bien. « Diligente comme l’abeille, » elle voltige du parloir à la chambre à coucher, monsieur Jonas ; comme le papillon, elle butine de la cave au grenier ; comme l’oiseau-mouche, elle trempe son petit bec dans notre vin de groseilles ! Ah ! mon jeune ami, si elle pouvait être un peu moins étourdie qu’elle ne l’est, et ne posséder que les excellentes qualités de Cherry !

— Est-elle donc si étourdie ? demanda Jonas.

— Bon ! dit M. Pecksniff avec une grande expansion ; il ne m’appartient pas d’être trop sévère pour mon enfant ; mais elle paraît ainsi à côté de sa sœur Cherry. Voici un bruit étrange, monsieur Jonas !

— Quelque chose de dérangé dans la pendule, je suppose, dit Jonas, qui regarda ce meuble. Ainsi l’autre n’est point votre favorite, n’est-ce pas ? »

Le bon père se préparait à répondre, et déjà il avait appelé sur son visage une expression de sensibilité profonde, quand le bruit qu’il avait signalé déjà se reproduisit.

« Sur ma parole, monsieur Jonas, voilà une pendule extraordinaire, » dit Pecksniff.

Oui, la pendule eût été extraordinaire, en effet, si elle avait produit le bruit qui les avait étonnés tous deux ; mais c’était une autre horloge qui se détraquait, à force d’avoir marqué les heures, et c’était elle dont on entendait le bruit. Un cri poussé par Chuffey, un cri que les habitudes silencieuses du vieux commis rendaient cent fois plus retentissant et plus formidable, fit vibrer la maison depuis le toit jusqu’à la cave : Jonas et Pecksniff, tournant les yeux, aperçurent Anthony Chuzzlewit gisant sur le sol, et Chuffey à genoux auprès de lui.

Anthony était tombé de son siège par un soubresaut ; il était étendu là, faisant des efforts violents pour respirer ; chacune de ses veines était contractée, chacun de ses nerfs gonflé comme pour venir porter témoignage de sa vieillesse et sommer la nature de ne point se mêler de sa guérison. C’était chose effrayante de voir le principe de vie enfermé dans cette enveloppe usée lutter comme un démon farouche impatient de briser sa chaîne, et battre en brèche son ancienne prison. Un jeune homme dans la plénitude de sa vigueur, luttant avec cette énergie du désespoir, eût offert un spectacle terrible ; mais un vieux corps recroquevillé, doué d’une force extraordinaire et, à chaque mouvement de ses membres et de ses jointures, donnant un démenti à son apparence caduque, c’était un spectacle vraiment hideux.

Ils le relevèrent et allèrent chercher en toute hâte un chirurgien qui saigna le malade et lui administra quelques remèdes ; cependant les syncopes durèrent si longtemps, qu’il était minuit passé quand on put le mettre au lit, calme enfin, mais sans connaissance et épuisé.

« Ne partez pas, dit Jonas, approchant ses lèvres terreuses de l’oreille de M. Pecksniff et lui parlant tout bas de l’autre côté du lit. C’est fort heureux que vous ayez été là quand cette crise l’a saisi. On aurait pu dire que c’était ma faute.

— Vous !… s’écria M. Pecksniff.

— Je ne sais pas ce qu’ils auraient pu dire, répliqua Jonas, essuyant la sueur qui découlait de son visage pâle. On dit tant de choses !… Comment le trouvez-vous ? »

M. Pecksniff secoua la tête.

« J’avais l’habitude de plaisanter, vous savez, dit Jonas ; mais jamais je… je n’avais désiré sa mort. Croyez-vous qu’il soit si mal ?

— Le docteur l’a dit ; vous l’avez entendu, répondit M. Pecksniff.

— C’est vrai ; mais peut-être disait-il cela pour grossir sa note dans le cas où le malade viendrait à guérir. Il ne faut pas que vous partiez, Pecksniff. Maintenant que les choses en sont venues là, je ne voudrais pas pour mille livres sterling n’avoir pas un témoin. »

Chuffey ne disait rien, n’entendait rien. Il s’était installé sur une chaise au bord du lit, et il restait ainsi sans faire un seul mouvement, sauf quand parfois il penchait la tête vers l’oreiller et paraissait écouter. Seulement, dans le cours de cette nuit funèbre, M. Pecksniff, ayant un peu sommeillé, se réveilla sous l’impression confuse d’avoir entendu Chuffey priser et mêler étrangement à ses prières entrecoupées des figures, non pas de rhétorique, mais d’arithmétique.

Jonas resta également assis, dans la même chambre, toute la nuit ; non pas il est vrai à une place où son père pût l’apercevoir s’il reprenait connaissance, mais caché derrière lui et se bornant à consulter les yeux de M. Pecksniff pour savoir comment allait le malade. Ce rustre grossier, qui si longtemps avait gouverné la maison en maître… maintenant aussi lâche qu’un chien couchant, n’osait seulement pas bouger et craignait de voir son ombre même flotter sur la muraille !

Le jour était revenu avec tout son éclat et son mouvement. Jonas et Pecksniff laissèrent le vieux commis veiller Anthony et descendirent déjeuner. La foule allait et venait rapidement dans la rue ; on ouvrait les portes et les fenêtres ; les voleurs et les mendiants reprenaient leurs postes accoutumés ; les ouvriers s’empressaient de se rendre à leur tâche ; les marchands rangeaient leur boutique ; les huissiers et les constables étaient à l’affût ; toutes sortes de créatures humaines, chacune de son côté, engageaient aussi vivement le combat de la vie que le vieil Anthony disputait le moindre grain du sablier presque vide, comme s’il s’agissait d’un empire.

« S’il arrive quelque chose, Pecksniff, dit Jonas, il faut me promettre que vous resterez ici jusqu’à ce que tout soit terminé. Je veux que vous voyiez que je ferai convenablement les choses.

— Je sais que vous ferez tout ce qu’il faudra, monsieur Jonas, dit Pecksniff.

— Oui, oui, mais je serais fâché qu’on en doutât. Je ne veux pas que personne ait le droit d’articuler une syllabe contre moi. Je sais bien ce qu’on va dire… comme s’il n’était pas vieux, ou que j’eusse des recettes pour lui conserver la vie ! »

M. Pecksniff promit de rester, si les circonstances le faisaient désirer à son estimable ami ; et ils achevaient leur déjeuner en silence, quand tout à coup une forme leur apparut, si semblable à un fantôme que Jonas poussa un cri perçant et que tous deux reculèrent d’horreur.

Le vieil Anthony, vêtu comme à l’ordinaire, était dans la chambre, près de la table…

Il s’appuyait sur l’épaule de son mystérieux ami ; sa face livide, ses mains racornies, ses yeux vitreux, tout jusqu’aux gouttes de sueur qui humectaient son front, tout portait un mot écrit par un doigt éternel, le mot : Mort.

Il leur parla ; c’était en apparence quelque chose comme sa voix, mais une voix devenue creuse et mince ainsi que le visage d’un mort. Dieu seul sait ce qu’il dit. Il semblait prononcer des mots, mais c’étaient des mots tels que jamais oreille humaine n’en entendit. Et ce qu’il y avait de plus terrible, c’est qu’il restait là, debout, parlant dans une langue qui n’était pas de ce monde.

« Il va mieux à présent, dit Chuffey, beaucoup mieux. Faites-le asseoir dans son vieux fauteuil, et il va se remettre. Je lui disais bien de ne pas s’inquiéter. Je le lui ai dit encore hier. »

On mit le malade dans son grand fauteuil, et on le poussa jusqu’auprès de le fenêtre. Alors, tenant la porte ouverte, on l’exposa au libre courant de l’air matinal. Mais ni l’air du matin, ni tous les vents qui jamais soufflèrent entre le ciel et la terre, n’eussent pu donner au malade un nouveau souffle de vie.

Plongez-le jusqu’au menton dans un bain de pièces d’or, et ses doigts appesantis n’en pourront pas seulement gripper une !


  1. Terme de whist.