Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/25

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CHAPITRE XXV.

Lequel touche en partie à des secrets de profession, et fournira au lecteur quelques aperçus assez curieux sur l’intérieur d’une chambre de malade.


M. Mould se trouvait au sein de ses lares domestiques. Il goûtait les douceurs de son foyer et s’y abandonnait avec un plaisir calme. Le jour étant étouffant, et la fenêtre ouverte, M. Mould avait posé ses jambes sur le rebord de la croisée, et il appuyait son dos contre la persienne. Un mouchoir était étendu sur sa tête luisante pour garantir des mouches son crâne chauve. Une odeur de punch parfumait la chambre ; sur une petite table à portée de la main de M. Mould était placé un grand verre tout plein de cet agréable breuvage, si habilement apprêté qu’au moment même où l’œil interrogeait la boisson froide et transparente, il trouvait un autre œil fixé sur lui et scintillant comme une étoile sous le zeste enroulé du citron.

L’établissement de M. Mould était situé au cœur de la Cité, dans le quartier même de Cheapside. Son harem ou, en d’autres termes, le salon de M. Mould et de sa famille était sur le derrière, après le petit comptoir qui faisait suite à la boutique : le tout contigu à un cimetière étroit et plein d’ombre. C’est dans ce salon de famille que M. Mould était assis, promenant son regard d’homme paisible sur son punch et sur son intérieur domestique. Si, par moments, il interrogeait un plus large horizon pour ramener avec plus de délices son regard sur le zeste de citron, l’œil humide de M. Mould errait comme un rayon de soleil le long d’un rideau rustique de haricots d’Espagne, retenu par des ficelles devant la croisée, puis il descendait sur les tombes d’un air de connaisseur.

Auprès de M. Mould était la compagne de sa vie avec ses deux filles. Chacune des demoiselles Mould était dodue comme une petite caille, et mistress Mould était plus dodue que toutes deux ensemble. Leurs belles formes étaient tellement rondouillettes et grassouillettes, qu’elles devaient avoir été jadis les corps des figures d’anges qu’on voyait dans la boutique ; et sans doute il leur avait poussé depuis d’autres têtes en grandissant, mais cette fois des têtes de simples mortelles. Jusqu’à leurs joues de pêche qui étaient gonflées et dilatées comme si elles étaient destinées à faire mugir les trompettes célestes, pendant que les chérubins sans corps, représentés dans la boutique, voués à souffler à perpétuité dans ces instruments, n’ayant pas de poumons, ne jouaient, à ce qu’on peut présumer, que par le tuyau de l’oreille.

M. Mould regardait avec tendresse mistress Mould, qui, assise à côté de lui, partageait avec lui le punch comme le reste. Chacune des filles-séraphins avait aussi sa part des regards paternels et y répondait par un sourire. Les sentiments de M. Mould étaient si inaltérables, et son fonds de commerce si étendu, que, dans ce sanctuaire même de la famille, avait été placé un grand bahut fort embarrassant, dont le ventre en bois d’acajou était tout rempli de linceuls, de suaires et autres articles funéraires. Cependant, quoique les deux demoiselles Mould eussent pour ainsi dire été élevées sous ses yeux, l’état de leur père n’avait pas jeté la plus légère ombre sur leur timide enfance ou leur adolescence florissante. Depuis le berceau, elles avaient joué sans le moindre souci en face du spectacle de la mort et des tombeaux. Le deuil qu’on porte aux chapeaux se résumait pour elles en une certaine quantité de mètres de soie ou de crêpe, le vêtement suprême en une certaine mesure de toile. Les demoiselles Mould pouvaient bien n’être pas fortes sur un costume de théâtre, le jupon d’une dame de la cour ou même un acte du parlement ; mais il n’y avait pas à leur en remontrer pour des poêles funèbres, et même elles en confectionnaient quelquefois.

Le tumulte étourdissant des grandes rues ne convenant pas à l’établissement de M. Mould, il s’était fait un bon petit nid dans un coin tranquille où le bruit de la ville n’arrivait plus que comme un bourdonnement assoupissant qui tantôt s’élevait, tantôt retombait et tantôt enfin cessait entièrement, comme un jour de chômage dans les travaux de Cheapside. La lumière du jour étincelait à travers les haricots d’Espagne, comme si le cimetière clignait de l’œil à M. Mould et lui disait : « Nous nous entendons tous les deux ; » et du fond lointain de la boutique montait l’agréable écho des marteaux qui clouaient un cercueil : ra, ta, ta, ta, ta ! pour favoriser la sieste et la digestion.

« Un vrai bourdonnement d’insectes, dit M. Mould, fermant les yeux avec un sentiment complet de bien-être. Rien ne représente mieux à l’esprit le bruit animé de la nature dans les districts agricoles. C’est exactement comme le coup de bec du pivert.

— Oui, le pivert frappant du bec l’orme creux, dit mistress Mould, adaptant les termes de la ballade populaire à la dénomination du bois employé communément dans son commerce.

— Ah ! ah ! ah ! dit en riant M. Mould. Pas mal, ma chère, pas mal. Répétez-nous cela, mistress Mould, vous nous ferez plaisir. L’orme creux, hein ?… Ah ! ah ! ah ! parfait !… J’ai lu beaucoup moins bien que cela dans les journaux du dimanche, mon amour. »

Mistress Mould, encouragée par son mari, dégusta une certaine quantité de punch, et en offrit à ses filles, qui suivirent respectueusement l’exemple de leur mère.

« L’orme creux, hé ? dit M. Mould, qui imprima à ses jambes un petit trémoussement de satisfaction. C’est le hêtre qu’il y a dans la chanson. L’orme, hé ? Oui, c’est sûr. Ah ! ah ! ah ! sur mon âme, c’est une des plus jolies choses que j’ai entendues. »

Il était si charmé de cette plaisanterie, qu’il ne pouvait l’oublier et la répéta plus de vingt fois.

« L’orme, hé ? Oui, c’est sûr. Naturellement, c’est l’orme. Ah ! ah ! ah ! Parole d’honneur, il serait bon d’envoyer le mot à quelqu’un qui pût en faire son profit. C’est une des choses les plus spirituelles qu’on ait jamais dites. L’orme creux, hé ? Naturellement oui. Très-creux même. Ah ! ah ! ah ! »

Ici l’on frappa à la porte de la chambre.

« Je gagerais que c’est Tacker ; je le reconnais au sifflement de ses poumons, dit M. Mould. Qui croirait aujourd’hui, en l’entendant souffler comme ça, que cet homme-là, dans son temps, a eu une respiration aussi robuste que personne ?

— Je vous demande pardon, madame, dit Tacker, entrebâillant la porte. Je pensais que notre bourgeois était céans.

— Il y est aussi ! cria Mould.

— Oh ! je ne vous voyais pas, pour sûr, dit Tacker, avançant un peu la tête. Vous ne seriez pas disposé, j’imagine, à faire un cercueil à bras en bois blanc avec une plaque en tôle ?

— Certes non, dit M. Mould ; fi donc, c’est trop commun. Il n’y a pas autre chose à répondre.

— Je leur disais bien que c’était trop peu de chose.

— Dites-leur d’aller ailleurs. Nous ne tenons pas de ça. J’admire leur impudence. Qui donc ça ?

— C’est, dit Tacker, le beau-frère du bedeau.

— Le beau-frère du bedeau !… Eh bien, je l’enterrerai si le bedeau veut bien suivre avec son chapeau à cornes, mais pas autrement. Cela aura un air officiel, et nous nous en tirerons comme ça ; ce sera déjà bien assez mesquin. Son chapeau à cornes, entendez-vous ?

— Oh ! c’est entendu, monsieur. À propos, mistress Gamp est en bas ; elle demande à vous parler.

— Dites à mistress Gamp de monter… Bonjour, mistress Gamp ; quoi de neuf ? »

Déjà la dame en question était à l’entrée de la chambre et saluait Mme Mould. Au même instant l’air fut imprégné d’une senteur particulière, comme si quelque fée en passant avait eu le hoquet après avoir commencé par visiter la cave.

Mme Gamp ne répondit pas à M. Mould ; mais elle salua de nouveau mistress Mould, et leva à la fois ses mains et ses yeux, comme pour adresser de pieuses actions de grâces au ciel en la voyant si bien portante. Elle était vêtue proprement, bien que sans faste, de la robe usée qu’elle avait le jour où elle fit connaissance avec M. Pecksniff ; seulement, il y avait peut-être maintenant un enduit de tabac un peu plus épais.

« Il y a, dit Mme Gamp, des créatures heureuses pour qui le temps ne marche pas ; et vous en êtes une, mistress Mould ; le temps n’a rien à faire avec vous, quoiqu’il ne respecte rien, et il n’a qu’à bien se tenir d’ici à nombre d’années, car vous êtes et resterez jeune. C’est ce que je disais à mistress Harris, comme elle venait de me dire : « Les années et les chagrins, mistress Gamp, laissent leurs marques sur tous les visages. — Ne dites pas cela, mistress Harris, si vous voulez que nous restions amies, car cela n’est pas. Mistress Mould, disais-je, car je vous avoue que j’ai pris la liberté de citer votre nom (ici elle fit la révérence), est une de ces personnes qui donnent un fier démenti à cette maxime ; et jamais, mistress Harris, tant que j’aurai le souffle, non, jamais je n’en démordrai, ne le croyez pas. — Je vous demande pardon, m’dame, dit mistress Harris, et je sollicite humblement votre indulgence : car, s’il y a une femme au monde qui se ferait hacher pour ses amis, je sais que cette femme s’appelle Sairey Gamp. »

Arrivée à ce point de son discours, elle jugea convenable de s’arrêter pour respirer.

Nous mettrons à profit cette circonstance pour constater qu’un terrible mystère entourait cette dame du nom de Harris, que personne dans le cercle des connaissances de mistress Gamp n’avait jamais vue, et dont personne non plus ne savait l’adresse, quoique mistress Gamp eût l’air, d’après ce qu’elle disait, d’être avec elle en relations continuelles. Divers bruits couraient à ce sujet ; mais, l’opinion dominante, c’est que cette mistress Harris était un fantôme sorti de l’imagination de mistress Gamp (de même que MM. Doe et Roe sont les fictions de la loi), et qu’elle avait créé tout exprès par la garde-malade pour tenir avec elle sur toutes sortes de sujets des conversations qui se terminaient invariablement par des compliments sur l’excellence de son caractère.

« Et quel plaisir aussi, dit Mme Gamp, se tournant vers les filles de M. Mould avec un sourire tendre et larmoyant, quel plaisir de voir deux jeunes demoiselles que j’ai connues du temps où elles n’avaient pas encore une dent au fond de leurs jolies bouches, et que j’ai vues souvent, ah ! les charmantes créatures ! jouer à l’enterrement dans la boutique et feuilleter tout du long le livre de commandes dans sa boîte de fer ! Mais tout cela est passé et très-passé, n’est-ce pas, monsieur Mould ? »

Et s’adressant à ce gentleman avec son enjouement respectueux, elle répéta en secouant la tête avec frénésie :

« Tout cela est passé et très-passé, n’est-il pas vrai, monsieur ?

— Tout change, mistress Gamp, tout change, dit l’entrepreneur.

— L’avenir nous réserve bien d’autres changements que ceux qui ont eu lieu déjà, dit mistress Gamp en hochant la tête d’une manière encore plus marquée. Des jeunes personnes avec des visages comme les leurs, ça doit penser à quelque chose de mieux que des enterrements, n’est-il pas vrai, monsieur ?

— Ma foi, je n’en sais rien, mistress Gamp, dit Mould avec un gros rire. Ce n’est pas trop mal, n’est-ce pas, ma chère, ce que mistress Gamp a trouvé là ?

— Oh ! que si, que vous le savez bien, monsieur, dit mistress Gamp ; et mistress Mould, votre belle compagne, le sait bien aussi, monsieur ; je le sais bien, moi, quoique le bonheur d’être mère d’une fille m’ait été refusé. Si nous en avions eu une, Gamp eût dans sa joie vendu jusqu’à ses chaussures pour boire à sa santé. Comme il fit une fois avec notre garnement de fils, et même qu’une autre fois il envoya le gamin vendre sa jambe de bois à un marchant d’allumettes et lui rapporter du rogomme en place, et le garçon s’acquitta de sa commission avec une intelligence au-dessus de son âge, car il perdit l’argent à pile ou face, ou à acheter des pommes de terre frites ; et après ça il revint effrontément à la maison conter la chose, en offrant d’aller se noyer si ça pouvait faire plaisir à ses parents. Oh ! que si, que vous le savez bien, monsieur, ajouta mistress Gamp, en essuyant son œil avec le bord de son châle et reprenant le fil de son discours : comme s’il n’y avait dans les journaux autre chose que des naissances et des enterrements, monsieur Mould ! »

M. Mould lança un clignement d’œil à mistress Mould, qu’il avait, pendant ce temps, prise sur ses genoux, et répondit :

« Sans doute. Il y a bien d’autres choses, mistress Gamp. Ma parole, mistress Gamp est loin d’être bête, ma chère !

— Comme s’il n’y avait pas aussi des mariages, monsieur ! dit Mme Gamp, tandis que les deux demoiselles rougissaient et riaient du bout des lèvres. Que Dieu bénisse leurs excellents cœurs ! Elles le savent bien aussi ! Vous l’avez bien su vous, et mistress Mould l’a bien su elle, quand vous aviez leur âge ! Mais, dans mon opinion, vous avez tous le même âge maintenant : car l’idée seule que vous, monsieur et mistress Mould, vous ayez jamais des petits-enfants…

— Oh ! fi ! fi donc ! quelle folie, mistress Gamp ! répliqua l’entrepreneur. Elle est diablement futée tout de même. C’est excellent ! dit-il à demi-voix. Ma chère… dit-il de son accent ordinaire, mistress Gamp prendra bien, je pense, un verre de rhum. Asseyez-vous, mistress Gamp, asseyez-vous. »

Mistress Gamp prit le siège le plus rapproché de la porte, et, levant les yeux au plafond, elle feignit d’être complètement étrangère au verre de rhum qu’on lui apprêtait ; aussi, quand l’une des deux sœurs le lui présenta, montra-t-elle la plus grande surprise.

« Il ne m’arrive guère, dit-elle, mistress Mould, de prendre de ceci, à moins que je ne sois indisposée et que ma demi-pinte de porter ne me pèse sur l’estomac. Mistress Harris m’a dit mainte et mainte fois : « Sairey Gamp, qu’elle me disait, vraiment, vous m’étonnez ! — Mistress Harris, que je lui disais, pourquoi donc ça ? Expliquez-vous, je vous prie. — À dire vrai, m’dame, dit mistress Harris, et que cela reste entre vous et moi, jamais je n’aurais pensé, avant de vous connaître, qu’une femme puisse garder les malades ou soigner au mois de nouvelles accouchées, et cependant boire aussi peu que vous le faites. — Mistress Harris, que je lui dis, nul de nous ne sait de quoi il est capable avant d’avoir été mis à l’épreuve ; et je ne le savais pas non plus lorsque Gamp et moi nous nous sommes mis en ménage. Mais à présent, que je dis, ma demi-pinte de porter me suffit amplement, pourvu, mistress Harris, qu’elle me soit régulièrement fournie et qu’elle soit tirée bien doucement. Que je soigne des malades ou des femmes en couches, m’dame, j’espère remplir mon devoir ; mais je ne suis qu’une pauvre femme et je gagne péniblement ma vie ; c’est pourquoi, je l’avoue, je désire que ma demi-pinte me soit régulièrement fournie, et qu’elle soit tirée tout doucement à la cannelle. »

On ne voit guère quel rapport précis il pouvait y avoir entre ces réflexions et le verre de rhum. Toujours est-il que mistress Gamp, après avoir porté un toast : « Aux meilleures chances possibles pour tout le monde ! » avala son verre de spiritueux en arrondissant le coude d’une manière tout à fait scientifique, et sans ajouter aucun autre commentaire.

« Et qu’aviez-vous de nouveau à m’apprendre, mistress Gamp ? demanda derechef M. Mould, tandis que la dame s’essuyait les lèvres avec son châle et grignotait un bout de biscuit qu’elle avait, selon toute apparence, apporté dans sa poche comme un antidote contre les gouttes contingentes qu’elle était exposée à se voir offrir en route. Comment va M. Chuffey ? ajouta l’entrepreneur.

M. Chuffey est juste dans le même état, monsieur ; ni mieux ni pis. C’est bien aimable de la part du gentleman de vous avoir écrit pour vous dire : « Que mistress Gamp prenne soin de lui jusqu’à mon retour. » Mais d’ailleurs, il ne fait rien que d’aimable. Il n’y a pas beaucoup de gens comme lui. S’il y en avait beaucoup, nous n’aurions pas besoin d’églises.

— Voyons, que voulez-vous me communiquer, mistress Gamp ? demanda Mould, revenant à la question.

— Voici, monsieur, en vous remerciant d’abord de cette question. Il y a au Bull, dans Holborn, un gent[1] qui y est tombé malade et qui est alité. Ils ont une garde de jour qui a été commandée par l’hospice de Barthélemy ; je la connais bien, monsieur Mould ; elle s’appelle mistress Prig, c’est la meilleure créature du monde ; mais on a besoin d’une garde de nuit, et il se trouve que mistress Prig est engagée ailleurs pour la nuit. Par conséquent, elle leur a dit, ayant pour moi une grande amitié de plus de vingt ans : « La personne la plus sobre, une vraie bénédiction dans une chambre de malade, c’est mistress Gamp. Envoyez un commissionnaire à Kingsgate-Street, qu’elle dit, et engagez-la à quelque prix que ce soit ; car mistress Gamp vaut son pesant d’or. » Mon propriétaire m’a rapporté le message et m’a dit : « Puisque vous n’avez qu’une petite occupation, et que la place promet d’être bien payée, pourquoi ne vous arrangeriez-vous pas pour faire les deux ? — Non, monsieur, que je lui dis, ça ne sera pas sans la permission de M. Mould ; ne le croyez pas. J’irai trouver M. Mould pour le consulter auparavant, s’il vous plaît. »

Ici mistress Gamp regarda de côté l’entrepreneur, et prit un temps de repos.

« Une garde de nuit, hé ? dit Mould se frottant le menton.

— De huit heures du soir à huit heures du matin, monsieur ; je ne veux pas vous tromper.

— Et puis vous partirez ? demanda Mould.

— Tout à fait libre, monsieur, pour retourner soigner M. Chuffey. Comme c’est un homme tranquille et qui se met au lit de bonne heure, il sera couché presque tout le temps. Je ne vous cache pas, ajouta mistress Gamp d’un ton doucereux, que je ne suis qu’une pauvre femme, et que l’argent est quelque chose pour moi ; mais ne vous inquiétez pas de ça, monsieur Mould. Les gens riches peuvent bien se promener à dos de chameaux, mais il ne leur est pas tout à fait aussi aisé de regarder à travers le trou d’une aiguille. Voilà ma consolation, et je crois bien ne pas me tromper.

— Eh bien, mistress Gamp, dit Mould, je ne vois pas d’objection particulière à ce que vous gagniez honnêtement quelques sous dans cette affaire. Je fermerai les yeux, mistress Gamp. Je n’en parlerai pas à M. Chuzzlewit quand il reviendra, à moins que ce ne soit nécessaire ou qu’il ne le demande de but en blanc.

— J’avais le mot sur les lèvres, monsieur, répliqua mistress Gamp. En supposant que le gent vienne à mourir, j’espère que je pourrai prendre la liberté de dire à la famille que je connais une personne dans les pompes funèbres, et que cela ne vous fâchera pas, monsieur !

— Certainement, mistress Gamp, certainement, dit Mould d’un ton très-affable. Vous pourrez faire remarquer en passant que nous opérons agréablement dans une grande variété de styles, et que nous avons généralement la réputation de complaire autant que possible aux sentiments des survivants. Mais ne forcez rien, ne forcez rien. Tout doucement, tout doucement !… Ma chère, donnez donc, s’il vous plaît, une ou deux de nos cartes à mistress Gamp. »

Mistress Gamp prit les cartes, et, ne flairant plus de rhum (car la bouteille avait été remise en place), elle se leva pour partir en disant :

« Je souhaite de tout mon cœur mille prospérités à cette heureuse famille. Bonsoir, mistress Mould !… Si j’étais à la place de M. Mould, je serais jaloux de vous, m’dame ; et si j’étais à la vôtre, je serais jalouse de lui.

— Ta, ta ! bah, bah ! Allons, bon voyage, mistress Gamp ! cria l’entrepreneur qui était aux anges.

— Quant à ces jeunes personnes, dit mistress Gamp faisant un beau salut, que Dieu les bénisse ! Comment ont-elles pu faire pour devenir si grandes avec des parents si jeunes encore ? Je voudrais bien qu’on pût m’expliquer ça.

— Allons, vous dites des folies ! Sauvez-vous, mistress Gamp ! » cria Mould.

Mais, dans l’excès du plaisir qu’il éprouvait, il ne put s’empêcher, ma foi, de pincer mistress Mould.

Lorsque mistress Gamp se fut enfin retirée et qu’elle eut fermé la porte :

« Je vous assure, ma chère, fit observer M. Mould, que c’est une femme très-habile. C’est une femme chez qui l’intelligence est immensément supérieure à la position qu’elle occupe dans ce monde. C’est une femme qui observe et réfléchit d’une manière rare. C’est une femme, ajouta l’entrepreneur en remettant sur sa tête son mouchoir de soie et s’apprêtant à faire sa sieste, qu’on se sentirait presque disposé à enterrer gratis, et proprement encore ! »

Mistress Mould et ses filles donnèrent à cette opinion un plein assentiment.

Cependant celle qui en était l’objet avait gagné la rue, où elle se trouva si incommodée de l’impression du grand air, qu’elle fut obligée de s’arrêter quelques moments sous une porte afin de se remettre. Même après cette précaution, elle marchait d’une manière assez peu assurée pour émouvoir la compassion de gamins sympathiques, qui, prenant le plus touchant intérêt au désordre de ses sens, lui criaient dans leur langage simple de tenir bon, vu qu’elle n’était qu’un peu en train.

Quoi qu’il en soit, et quelque nom que le vocabulaire de la science médicale puisse donner à son genre de maladie, Mme Gamp reconnut parfaitement son chemin, et, en arrivant à la maison d’Anthony Chuzzlewit et fils, elle se coucha pour se remettre. Après être restée ainsi jusqu’à sept heures du soir, elle persuada alors au pauvre Chuffey de se mettre lui-même au lit, et elle sortit pour aller remplir son nouvel engagement. Elle se rendit d’abord à son logis de Kingsgate-Street, où elle se fit un paquet de hardes de rechange pour passer confortablement le temps des veillées nocturnes ; puis elle se transporta au Bull en Holborn, où elle arriva comme les horloges sonnaient huit heures.

En pénétrant dans la cour elle s’arrêta ; car le maître, la maîtresse de la maison et la principale domestique, étaient réunis sur le seuil et causaient vivement avec un jeune gentleman qui avait l’air d’arriver ou de partir. Les premiers mots qui frappèrent les oreilles de mistress Gamp se rapportaient clairement au malade ; et, comme il convient qu’une bonne garde obtienne autant de renseignements que possible sur le cas pour lequel son habileté est invoquée, mistress Gamp se fit un devoir d’écouter.

« Ainsi il ne va pas mieux ? demanda le gentleman.

— Il va plus mal, dit le maître de la maison.

— Beaucoup plus mal, ajouta la dame.

— Oh ! infiniment plus mal, s’écria par derrière la domestique en ouvrant de grands yeux et secouant la tête.

— Pauvre garçon ! dit le gentleman. Que je suis donc désolé d’apprendre cela !… Ce qu’il y a de pis, c’est que je ne me doute seulement pas des amis ou des parents qu’il peut avoir ; je ne sais pas davantage où ils peuvent être ; tout ce que j’en sais, c’est que ce n’est certainement pas à Londres. »

L’hôte regarda l’hôtesse ; l’hôtesse regarda l’hôte ; et la domestique fit remarquer d’un ton ému que, de toutes les adresses vagues qu’elle avait jamais lues ou entendu citer (et dans un hôtel cela n’est pas rare) celle-ci était sans contredit tout ce qu’il y avait de plus vague.

« Le fait est, continua le gentleman, comme je vous l’ai dit hier quand vous avez envoyé chez moi, que je ne le connais que très-peu. Nous avons été compagnons d’études ; mais depuis ce temps je ne l’ai rencontré que deux fois. Dans ces deux occasions, je me trouvais en vacances à Londres, où j’étais venu du Wiltshire passer une semaine, et depuis ce temps-là je l’avais perdu de vue. La lettre portant mon nom et mon adresse que vous avez trouvée sur sa table et qui vous a inspiré l’idée de recourir à moi, était tout simplement une réponse à une autre lettre qu’il me fit parvenir de cette maison, le jour même où il tomba malade, et c’était sur sa demande que je lui indiquais un rendez-vous. Voici sa lettre, si vous désirez en prendre communication. »

L’hôte lut la lettre ; l’hôtesse la lut aussi par-dessus son épaule ; la domestique, qui était derrière, en attrapa ce qu’elle put et suppléa au reste par son imagination, se faisant du tout ensemble un document authentique.

« Et vous dites qu’il n’a pas grand bagage ? dit le gentleman, lequel n’était autre que notre ancien ami John Westlock.

— Rien qu’un portemanteau, dit l’hôte, et peu de chose dedans.

— Quelques livres sterling dans sa bourse cependant ?

— Oui. C’est dans ma caisse, sous cachet. J’ai pris note du montant et je puis vous en donner communication.

— Bien, dit John. Comme le médecin pense que la fièvre doit suivre son cours et qu’on ne peut pas faire autre chose en ce moment que de donner régulièrement à boire au malade et de le veiller attentivement, je ne sache pas qu’il y ait rien à tenter de plus jusqu’à ce qu’il soit lui-même en état de nous fournir quelques renseignements. Avez-vous autre chose à ajouter ?

— Non, répondit l’hôte, si ce n’est que…

— Si ce n’est que vous ignorez qui payera ? Je suppose que c’est cela ? dit John.

— Eh bien… dit l’hôte avec une certaine hésitation, c’est cela.

— C’est bien cela, dit l’hôtesse.

— Sans oublier le pourboire des domestiques, dit la bonne d’un petit air caressant.

— C’est trop juste, je le reconnais, dit John Westlock. À tout événement, vous avez en votre possession sa bourse pour vous garantir le présent ; et quant au médecin et aux gardes, je me charge volontiers de les payer.

— Ah !… s’écria mistress Gamp ; voilà un vrai gentleman ! »

Elle formula son admiration à si haute voix que tout le monde retourna la tête. Mistress Gamp comprit la nécessité de faire un pas en avant, son paquet à la main, et de se présenter elle-même.

« La garde de nuit, dit-elle, qui vient de Kingsgate-Street, et qui est bien connue de mistress Prig la garde de jour, la meilleure des créatures de ce monde. Comment va ce soir le pauvre cher gentleman ? S’il ne va pas mieux, ça ne fait rien, il faut s’attendre à tout et prendre son parti. Ce n’est pas la première fois depuis de longues années, m’dame (ajouta-t-elle en saluant l’hôtesse), que mistress Prig et moi avons gardé ensemble, à tour de rôle, tantôt l’une, tantôt l’autre. Nous connaissons mutuellement notre manière de travailler, et souvent nous soulageons le malade quand d’autres n’y voient que du feu. Nos honoraires sont bien modestes, monsieur… (ici mistress Gamp s’adressa à John), si l’on considère la nature de nos pénibles devoirs ; et, encore si ça ne dépendait que de nous, ça ne serait pas long à payer. »

Jugeant qu’elle n’avait pas mal débité son compliment d’installation, mistress Gamp fit un salut à la ronde et témoigna le désir d’être conduite à l’endroit où l’appelaient les devoirs de son emploi. La domestique la mena, par une quantité de couloirs, jusqu’au bout de la maison ; et lui indiquant enfin une porte isolée à l’extrémité d’une galerie, elle lui apprit que c’était la porte de la chambre où gisait le malade. Après quoi, elle détala de toute la vitesse de ses jambes.

Mistress Gamp, accablée de chaleur pour avoir gravi tant de marches sous le poids de son lourd paquet, traversa la galerie et frappa à la porte. Mistress Prig lui ouvrit immédiatement. Elle avait son châle et son chapeau et était toute prête à partir bien vite. Cette dame était bâtie dans le genre de Mme Gamp, sauf qu’elle était un peu moins grosse ; mais sa voix était plus forte, plus masculine. Elle avait aussi de la barbe.

« Je commençais à croire que vous ne viendriez pas, dit mistress Prig d’un ton de mécontentement.

— Demain soir, dit mistress Gamp, ça ne sera pas comme ça, mon honorable amie : c’est que j’ai été obligée d’aller chercher mes effets. »

Mistress Gamp avait commencé par faire des signes d’intelligence à sa collègue pour s’informer de l’état du malade, et surtout pour savoir s’il ne pourrait pas les entendre, car il n’y avait entre elles et lui qu’un simple paravent ; mais son amie la rassura à cet égard :

« Oh ! dit-elle à haute voix, il est tranquille, mais sa raison est décampée. Vous pouvez bien dire tout ce que vous voudrez.

— Avez-vous, ma chère, quelque observation à me faire avant de partir ? demanda mistress Gamp en posant son paquet par terre derrière la porte, et regardant son associée de l’air le plus affectueux.

— Le saumon salé est tout à fait délicieux, répondit mistress Prig, je vous le recommande particulièrement. Mais ne goûtez pas à la viande froide, car elle sent l’écurie. Toutes les boissons, par exemple, sont excellentes. »

Mistress Gamp exprima sa vive satisfaction.

« Les remèdes et les fioles sont dans les tiroirs, dit à la hâte mistress Prig. Il a pris à sept heures sa dernière tasse de tisane. La bergère n’est pas bien douce. Vous ferez bien de prendre à cet homme son oreiller. »

Mistress Gamp la remercia de ces bons avis, et, lui ayant donné un bonsoir amical, tint la porte ouverte jusqu’à ce que mistress Prig eût disparu à l’autre extrémité du corridor. Après avoir rempli ce devoir d’hospitalité, elle referma la porte, tourna la clef dans la serrure, ramassa son paquet, fit le tour du paravent, et prit possession de la chambre du malade.

« C’est un peu sombre, remarqua-t-elle, mais ce n’est pas trop mal. Je ne suis pas fâchée de voir un parapet, en cas d’incendie avec des quantités de toits et de mitres de cheminée sur lesquels on pourrait se sauver au besoin. »

Ces observations feront comprendre que mistress Gamp s’était mise à la fenêtre. Lorsqu’elle eut suffisamment étudié la perspective, elle essaya le fauteuil, qu’elle déclara avec indignation « plus dur qu’une pierre. » Puis elle poursuivit le cours de ses recherches parmi les fioles, les verres, les pots et les tasses à thé : enfin, après avoir entièrement satisfait sa curiosité sur tous ces objets d’examen, elle dénoua les cordons de son chapeau et s’approcha nonchalamment du chevet du lit pour donner un coup d’œil au malade.

C’était un jeune homme brun, d’assez bonne mine. Ses cheveux noirs ressortaient mieux encore par la blancheur des draps. Ses yeux étaient à demi ouverts, et, tandis que son corps restait parfaitement tranquille, il ne cessait de tourner sa tête de côté et d’autre sur l’oreiller. Il n’articulait pas une parole ; mais de temps en temps il poussait une exclamation d’impatience ou de fatigue, parfois même de surprise, et toujours, toujours sa tête se balançait à droite et à gauche sans se reposer un moment. Oh ! les tristes, les tristes heures !

Mistress Gamp se donna la consolation de humer une prise de tabac, et se mit à considérer le malade en penchant un peu la tête vers lui, de l’air d’un connaisseur qui examine une œuvre d’art d’un mérite douteux. Petit à petit le souvenir épouvantable d’une des nécessités éventuelles de sa profession se fit jour dans son esprit, et se courbant davantage, elle fixa le long des hanches les bras errants du malade, pour voir quel air il aurait s’il était étendu roide mort. Si hideuse que puisse paraître cette fantaisie, la garde éprouvait une démangeaison de lui arranger les membres dans cette attitude sépulcrale.

« Ah ! dit-elle en s’éloignant du lit, ça ferait un beau cadavre !… »

Elle procéda ensuite au soin de dénouer son paquet, alluma une chandelle à l’aide d’un briquet phosphorique qui se trouvait dans un tiroir, remplit d’eau une petite bouillotte, préliminaire des tasses de thé qu’elle serait obligée de boire pour se rafraîchir pendant la nuit, apprêta ce qu’elle appelait « un brin de feu » dans ce but philanthropique, et prépara un petit plateau pour qu’il ne manquât rien au confort de sa collation. Ces préparatifs la menèrent si loin, qu’au moment où ils se terminèrent il était grandement temps de songer au souper. Mistress Gamp sonna et demanda qu’on la servît.

« Je pense, jeune femme, dit-elle à la domestique, d’un ton qui annonçait une grande faiblesse d’estomac, que je pourrais prendre une petite tranche de saumon salé avec un joli petit brin de fenouil, le tout saupoudré de poivre blanc. Je prendrai aussi du pain tendre, ma chère, avec un petit morceau de beurre frais et une bouchée de fromage. Si par hasard il y avait dans la maison quelque chose comme un concombre, voudriez-vous avoir la bonté de m’en apporter ? car j’en suis amateur, et puis c’est très-sain dans une chambre de malade. Si l’on a ici du Brighton Tipper, je prendrai dans la nuit de cette ale-là, mon amour, car les médecins la considèrent comme propre à tenir les sens éveillés. Mais dans tous les cas, jeune femme, ne m’apportez pas pour plus d’un schelling de gin avec l’eau bouillante pour les grogs quand je sonnerai pour la seconde fois, car c’est toujours ma mesure, et jamais je n’en bois une goutte de plus !… »

Ayant donné ces modestes prescriptions, mistress Gamp ajouta qu’elle resterait sur le seuil de la porte jusqu’à ce que ses ordres fussent exécutés, afin que le malade ne fût pas dérangé en entendant rouvrir cette porte une seconde fois ; en conséquence, elle serait très-obligée à la jeune femme de se dépêcher.

On apporta un plateau sur lequel se trouvait tout ce que la garde avait demandé, tout, jusqu’au concombre. Mistress Gamp se mit donc à boire et à manger de bon et joyeux appétit. La passion avec laquelle elle se régalait de vinaigre et humait ce liquide rafraîchissant sur la lame de son couteau ne peut pas se rendre dans un récit.

« Ah ! soupira mistress Gamp, comme si elle méditait sur son schelling de grog chaud, quel bonheur, dans cette vallée de misère, de se donner un peu de contentement ! Quelle bénédiction du ciel de pouvoir bien soigner les pauvres malades dans leur lit, sans seulement songer à soi tant qu’on peut rendre service à quelqu’un !… Je ne crois pas qu’il y ait eu jamais un meilleur concombre. Je suis toujours bien sûre de n’en avoir jamais mangé de meilleur ! »

Elle continua ces excursions philosophiques jusqu’à ce que son verre fût vide ; alors elle administra la tisane au malade par un procédé très-simple, qui consistait à lui serrer la jugulaire pour lui faire ouvrir la bouche, et à lui verser aussitôt le breuvage au fond du gosier.

« Et moi ! qui avais complètement oublié l’oreiller ! dit mistress Gamp en le retirant de dessous la tête du patient. Là ! maintenant il est aussi bien qu’il peut être, vraiment. À mon tour d’essayer de m’arranger aussi de mon mieux. »

Dans ce but elle se livra à la construction d’un lit improvisé, qu’elle composa de son fauteuil et d’un autre destiné à soutenir ses pieds. Ayant ainsi préparé son coucher aussi bien que les circonstances pouvaient le permettre, elle tira de son paquet un bonnet de nuit jaune, d’une grandeur prodigieuse et dont la forme figurait un chou ; elle fixa et attacha sur sa tête avec le plus grand soin cet article de toilette, après s’être débarrassée d’abord d’un tour presque chauve de vieilles boucles qu’on n’avait guère le droit d’appeler fausses, tant elles étaient innocentes de toute prétention à faire illusion à personne. Elle prit également dans son paquet une camisole de nuit dont elle se revêtit. Enfin elle en tira une redingote de watchman qu’elle se lia par les deux manches autour du cou ; si bien qu’elle avait l’air d’un personnage en partie double, et qu’à la voir de dos on aurait cru qu’elle se faisait embrasser par un vieux soudard.

Ces arrangements terminés, elle alluma la veilleuse, s’installa sur sa couche et s’abandonna au sommeil. La chambre devint sombre, lugubre, pleine d’ombres épaisses. Peu à peu le bruit lointain des rues s’éteignit par degrés ; la maison devint paisible comme la tombe ; la nuit muette et insensible parut s’être ensevelie dans la cité silencieuse.

Oh ! les tristes, les tristes heures ! Oh ! comme l’esprit égaré tâtonne dans l’ombre à travers le passé, sans pouvoir se détacher d’un présent misérable, traînant sa lourde chaîne de soucis au sein de fêtes et d’orgies imaginaires, et dans des arènes d’une magnificence pompeuse ! Comme il cherche le repos d’un moment dans les lieux depuis longtemps oubliés, qui furent le théâtre de son enfance, et qui lui apparaissent comme un souvenir de la veille, sans trouver partout autre chose qu’épouvante et qu’horreur ! Oh ! les tristes, les tristes heures ! Qu’était en comparaison la course égarée de Caïn ?

Et voici que de nouveau, et sans un instant de répit, le malade se mit à tourner çà et là sa tête. Voici que, de temps à autre, la fatigue, l’impatience, la souffrance et la surprise, s’exhalèrent sur cette roue de torture, bien qu’elles ne se traduisissent point par des paroles. Enfin, à l’heure solennelle de minuit, il commença à parler ; parfois il attendait avec anxiété une réponse, comme si des compagnons invisibles se tenaient auprès de son lit, leur adressait une réplique et les questionnait de nouveau.

Mistress Gamp s’éveilla, elle se mit sur son séant dans son lit ; sa silhouette dessinait sur le mur l’ombre d’un gigantesque constable de nuit, luttant contre un malfaiteur qu’il tenait au collet.

« Allons ! voyons ! avez-vous bientôt fini ? cria-t-elle d’un ton de réprimande. Ne faites donc pas tant de bruit ici. »

Aucun changement n’apparut sur les traits du malade ; son mouvement de tête perpétuel ne s’arrêta pas, mais il recommença à parler d’une manière désordonnée.

« Ah ! dit mistress Gamp, qui s’élança de son fauteuil dans un transport d’impatience, je dormais trop bien ! Le diable soit de la nuit ! c’est étonnant comme elle est devenue froide.

— Ne buvez donc pas tant ! cria le malade. Vous finirez par nous ruiner tous. Ne voyez-vous pas que la source baisse ? Voyez la marque où l’eau venait mousser tout à l’heure.

— De l’eau qui mousse, en vérité ! répéta mistress Gamp. Attends ! attends ! moi, je vais me faire mousser une bonne tasse de thé. Voulez-vous bien ne pas faire tant de bruit ! »

Le malade fit entendre un éclat de rire, qui en se prolongeant finit par un lugubre gémissement. Puis, par une brusque évolution, il changea d’idée et se mit à compter très-vite.

« Un, deux, trois, quatre, cinq, six.

— Un, deux, trois, la culotte en bas, dit mistress Gamp, qui était en ce moment agenouillée pour souffler le feu ; quatre, cinq, six, levez la chemise… Jeune homme, taisez-vous donc !… Sept, huit, neuf, tapez comme un bœuf. Et elle fourrait ses petits morceaux de bois dans le feu… Si on avait seulement là, sous la main, tout ce qu’il faut, cette bouilloire n’en chaufferait que mieux. »

En attendant qu’elle pût faire mousser sa tasse de thé, elle s’assit tellement près du cendrier, qui était très-haut, qu’elle y appuya son nez ; pendant quelque temps elle s’amusa, tout assoupie, à frotter et à refrotter cet ornement intéressant de son visage contre la pomme de cuivre qui surmontait le garde-feu, sans changer de posture ; ce qui ne l’empêchait pas de se livrer à une série de commentaires sur les mouvements désordonnés du malade.

« Cela fait, cria-t-il avec impatience, cinq cent vingt et un hommes, tous habillés de même, tous faisant la même grimace uniforme, qui viennent de passer sous la fenêtre et devant la porte. Regardez ! Cinq cent vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre. Les voyez-vous ?

— Ah ! si je les vois ! dit mistress Gamp, je crois bien. Ils ont tous leurs numéros sur le dos, comme les fiacres, n’est-ce pas ?

— Touchez-moi !… que je vois si je rêve. Touchez-moi !

— Vous prendrez votre prochaine tasse de tisane quand j’aurai fait chauffer la bouilloire, dit tranquillement mistress Gamp, et alors on ira vous toucher, à moins qu’on ne vous touche auparavant de la bonne manière, si vous ne vous tenez pas tranquille.

— Cinq cent vingt-huit, cinq cent vingt-neuf, cinq cent trente. Regardez !

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit mistress Gamp.

— Ils arrivent quatre par quatre ; chacun donne le bras à son voisin, et lui appuie l’autre main sur l’épaule. Qu’est-ce qu’il y a donc au bras de chaque homme et sur le drapeau ?

— Des toiles d’araignées peut-être, dit mistress Gamp.

— Un crêpe ! un crêpe noir ! Bonté céleste ! Pourquoi donc portent-ils un crêpe sur la manche ?

— Ça vaut mieux que de le porter dans la manche, toujours, répliqua mistress Gamp. Voyons, avez-vous bientôt fini votre tapage ? »

Cependant le feu commençait à jeter une agréable chaleur ; mistress Gamp devint silencieuse ; petit à petit elle frotta plus lentement son nez contre le haut du garde-feu, et elle tomba dans un assoupissement profond. Elle fut éveillée soudain en entendant (à ce qu’elle crut) la chambre retentir de ce nom connu :

« Chuzzlewit ! »

Le son était si distinct, si réel, et rempli d’un accent tellement triste et suppliant, que mistress Gamp bondit de terreur et courut jusqu’à la porte. Elle s’attendait à trouver la galerie pleine de gens venus pour lui annoncer que le feu était à la maison. Mais non, la galerie était vide ; pas une âme. Mistress Gamp ouvrit la fenêtre et regarda dehors. Les toits étaient noirs, tristes, sombres, sinistres. En revenant à sa place, la bonne dame jeta un coup d’œil sur le malade. Il était toujours dans le même état ; mais il gardait le silence. Mistress Gamp éprouvait maintenant une telle chaleur qu’elle fut obligée de quitter sa redingote de watchman et se mit à s’éventer.

« Il me semblait que les bouteilles dansaient, dit-elle. Est-ce que j’ai rêvé ? Oui, j’aurai rêvé de Chuffey, pour sûr. »

La supposition ne manquait point de vraisemblance. En tout cas, une prise de tabac et le frémissement de l’eau bouillante rendirent du ton aux nerfs de mistress Gamp, qui n’étaient pas des nerfs très-délicats. Elle fit son thé, étala du beurre sur quelques rôties, et s’assit près du plateau, le visage tourné vers le feu.

Et voici que de nouveau, et d’un accent plus terrible encore que celui qui avait vibré à son oreille assoupie, ces mots furent criés avec angoisse :

« Chuzzlewit ! Jonas ! non !… »

Mistress Gamp laissa échapper la tasse qu’elle était en train de porter à ses lèvres, et elle se retourna par un mouvement brusque qui fit sauter le petit plateau.

Le cri était parti du lit.

Il faisait déjà clair la première fois que mistress Gamp avait regardé par la fenêtre, et le soleil se levait dans tout son éclat. Le ciel devint de plus en plus lumineux, la rue de plus en plus bruyante ; la fumée des feux nouvellement allumés monta de tous côtés dans l’air : le jour était revenu, et avec lui le tracas des affaires.

Mistress Prig vint ponctuellement relever sa camarade, après avoir passé une bonne nuit près du lit de l’autre malade. M. Westlock se présenta au même moment ; mais on ne put le laisser entrer, la fièvre étant contagieuse. Le médecin vint aussi. Il secoua la tête. C’était à peu près tout ce qu’il pouvait faire, vu l’état de son client.

« Eh bien ! garde, comment a-t-il passé la nuit ?

— Très-agitée, monsieur, dit mistress Gamp.

— A-t-il beaucoup parlé ?

— Pas mal, monsieur, dit-elle.

— Sans suite, je suppose ?

— Oh ! mon Dieu, oui. Un pur verbiage.

— En ce cas, dit le docteur, il faut tâcher qu’il reste tranquille ; tenez la chambre fraîche, donnez-lui régulièrement à boire, et veillez attentivement sur lui. Voilà tout.

— Tant que ce sera mistress Prig et moi qui le veillerons, monsieur, vous pouvez être tranquille à cet égard, dit mistress Gamp.

— Ah ! çà, je présume qu’il n’y a rien de nouveau, dit mistress Prig, quand elles eurent salué le docteur qui s’éloignait.

— Absolument rien, ma chère, répondit mistress Gamp. Il mêle seulement dans sa conversation un galimatias de noms ; autrement, on n’a pas à s’occuper de lui.

— Oh ! je ne m’en occuperai pas, répliqua mistress Prig ; j’ai bien autre chose à faire.

— Je vous payerai ma dette ce soir, ma chère, vous savez, dit mistress Gamp, et j’aurai soin d’arriver avant l’heure. Mais, Betsey Prig, ajouta-t-elle en parlant d’un ton affectueux et posant la main sur le bras de son amie, pour l’amour de Dieu, goûtez-moi les concombres ! »


FIN DU PREMIER VOLUME.
  1. Abréviation de gentleman.