Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/27

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CHAPITRE II.
Où l’on verra que les anciens amis peuvent non-seulement se révéler avec une physionomie nouvelle, mais encore sous de fausses couleurs ; que les gens sont disposés à mordre, et que chien qui mord peut bien se faire mordre à son tour.

M. Bailey junior (car ce personnage agréable, jadis si nécessaire à tous les pensionnaires de la maison Todgers, s’était régulièrement posé dans le monde sous ce nom sans se préoccuper d’obtenir du Parlement une permission positive à cet égard sous forme de bill particulier, ce qui, de toutes les sortes de bills, est bien la dépense la plus absurde), M. Bailey junior, tout juste assez grand pour être aperçu par un œil qui l’eût cherché soigneusement, tandis qu’à moitié caché par le tablier du cabriolet de son maître, il promenait un regard indolent sur la société, parcourait Pall Mall en long et en large vers l’heure de midi, en attendant son « bourgeois. » Le cheval de race qui avait Capricorne pour neveu et Chou-Fleur pour frère se montrait à la hauteur de son lignage en rongeant son mors jusqu’à ce que sa poitrine fût couverte d’écume et en se cabrant comme un coursier héraldique ; son harnais plaqué et ses brides de beau cuir breveté brillaient au soleil, à la vive admiration des piétons ; M. Bailey jouissait intérieurement, mais sans le laisser voir. Il semblait dire : « C’est une brouette, mes bons amis, une pure et simple brouette ; je vous ferais voir bien autre chose si je voulais ! » Et il poursuivait sa course, en assurant sur le rebord du tablier ses petits bras épinards, comme s’il avait été accroché par les aisselles.

M. Bailey avait une haute opinion du frère de Chou-Fleur et il estimait beaucoup son mérite ; cependant il avait soin de ne lui en rien dire. Au contraire même, il avait pour habitude, en conduisant cet animal, de lui lancer des mots peu respectueux, sinon injurieux, par exemple : « Que je te voie ! … Qu’est-ce que c’est que ça ? … Où diable vas-tu donc ? … Ah ! ça ne te convient pas, drôle ! … » et autres observations de ce genre à bâtons rompus. Ces apostrophes, qu’il accompagnait en tirant la bride ou faisant siffler son fouet, amenaient plus d’une lutte violente entre le cocher et le cheval, et ces conflits d’autorité se terminaient maintes fois dans une boutique de porcelaines, ou finissaient par d’autres accrocs, ainsi que M. Bailey l’avait raconté déjà à son ami Poll Sweedlepipe.

Au moment où nous sommes arrivés, M. Bailey, qui avait la tête montée, se montrait plus tranchant que jamais dans les devoirs de son emploi ; en conséquence, le fougueux cheval s’était mis à ne marcher presque que sur ses jambes de derrière, et il prenait avec le cabriolet des attitudes excentriques, qui étaient pour les passants un véritable sujet de stupéfaction. Mais M. Bailey, sans se laisser troubler le moins du monde, trouvait encore moyen de lancer une grêle de plaisanteries sur tous ceux qui se hasardaient à traverser devant lui. Par exemple, si un charbonnier avec sa pleine charge dans sa charrette obstruait un moment la voie, il lui criait : « Eh bien, jeune homme, qui est-ce qui a pu vous confier une charrette ? » Aux vieilles dames qui essayaient de passer, mais qui revenaient bien vite sur leurs pas, il demandait si elles n’allaient pas à l’hôpital commander leur enterrement. Il invitait, par des paroles amicales, tous les gamins à grimper derrière sa voiture, pour avoir le plaisir de les faire dégringoler à coups de fouet. Puis, quand il s’était mis en frais de belle humeur, il courait au grand galop autour de Saint-James-Square, et revenait déboucher au pas dans Pall Mall par une autre entrée, comme si dans l’intervalle il n’avait fait qu’aller à pas de tortue.

M. Bailey avait fréquemment renouvelé ces escapades, au grand péril de l’étalage de pommes situé au coins de la rue, lequel n’avait échappé que par miracle et pouvait désormais, après tant d’assauts, passer pour imprenable, lorsqu’il fut appelé à la porte d’une certaine maison de Pall Mall et, tournant court, obéit aussitôt à cet ordre et sauta à bas du cabriolet. Il tint la bride quelques minutes, tandis que le frère de Chou-Fleur secouait vivement la tête, ouvrait ses naseaux et piaffait. Deux personnes montèrent dans la voiture ; l’une d’elles prit les guides et se lança au grand trot. Ce ne fut qu’après avoir couru inutilement plusieurs centaines de pas que M. Bailey parvint à poser sa petite jambe sur le marche-pied et à installer finalement ses bottes sur l’étroite planchette qui se trouvait derrière la voiture. C’est là qu’il était curieux à voir : perché tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, jetant les yeux tantôt d’un côté du cabriolet, tantôt de l’autre, essayant même, mais ce n’était qu’une frime, de regarder par-dessus le léger véhicule, tandis qu’il passait à travers les charrettes et les équipages. M. Bailey était de la tête aux pieds le vrai groom de Newmarket.

Quant au maître de M. Bailey, sa tenue, pendant qu’il conduisait, justifiait complètement la description enthousiaste que le jeune garçon en avait faite à Poll ébahi. Sur sa tête, ses joues, son menton et sa lèvre supérieure, il y avait tout un monde de cheveux et de poils du noir de jais le plus brillant. Ses habits, d’une coupe savante, étaient des plus à la mode et du prix le plus élevé. Son gilet était chamarré de fleurs or et azur, vert et rose tendre ; sur sa poitrine étincelaient des bijoux et des chaînes précieuses ; ses doigts, surchargés de bagues brillantes, étaient aussi embarrassées de leurs mouvements que ces mouches d’été qui viennent de s’échapper du fond d’un pot enduit de miel. Les rayons du soleil se reflétaient dans son chapeau bien lisse et dans ses bottes vernies, comme dans une glace parfaitement unie. Et cependant, bien que ce personnage eût changé de nom et de surface, c’était Tigg tout bonnement. Bien qu’il se fût retourné et qu’il eût fait peau neuve, comme on sait que cela est arrivé quelquefois à de prétendus grands hommes ; bien qu’il ne fut plus Montague Tigg, mais Tigg Montague, c’était toujours Tigg, le même Tigg, le satanique, le galant, le martial Tigg. Le cuivre avait été bruni, vernissé, restauré, remis à neuf ; mais c’est égal, c’était toujours le vrai métal de Tigg.

À côté de lui était assis un gentleman souriant, qui paraissait un commerçant, beaucoup moins prétentieux que son compagnon, et que celui-ci appelait du nom de David. Sûrement ce n’était pas le David du… Quelle désignation emploierons-nous ? … Du triumvirat des Boules d’or ? Ce n’était pas le David garçon de comptoir aux Armes des Lombards ? Pardon : c’était bien le même homme.

« Les appointements du secrétaire, David, dit M. Montague, maintenant que l’office est établi, sont de huit cents livres sterling par an, avec le logement, le chauffage et l’éclairage en sus. Il a droit à vingt-cinq actions naturellement. Est-ce suffisant ? »

David sourit, inclina la tête et toussa derrière un petit portefeuille à clef qu’il portait avec lui, d’un air qui proclamait assez haut que c’était lui qui était le secrétaire en question.

« Si cela est suffisant, dit Montague, je vais le proposer au Conseil, en vertu de mes pouvoirs de président. »

Le secrétaire sourit de nouveau, finit par rire tout de bon, et dit en frottant malignement son nez avec un coin du portefeuille :

« C’était une idée excellente, savez-vous ?

– Qu’est-ce qui était une idée excellente, David ? demanda M. Montague.

– L’Anglo-Bengali, répondit le secrétaire en riant du bout des lèvres.

– La Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, c’est certainement une entreprise excellente, David, dit M. Montague.

– Excellente, en effet, dans un sens, s’écria le secrétaire avec un nouvel éclat de rire.

– Dans le seul sens important, fit observer le président. Le sens numéro un, David.

— Et, demanda le secrétaire avec un autre rire, quel sera le capital versé d’après le prochain prospectus ?

– Deux chiffres, suivis d’autant de zéros que l’imprimeur en pourra aligner. Ah ! ah ! ah ! »

Cette plaisanterie les fit rire à qui mieux mieux. Le secrétaire, pour sa part, s’abandonna à une gaieté tellement immodérée, qu’en trépignant il donna une secousse au tablier qu’il repoussa fortement, et faillit du même coup lancer le frère de Chou-Fleur dans un étalage d’huîtres, sans compter que M. Bailey reçut un choc si soudain, qu’il perdit pied un moment, et se trouva, comme une jeune image de la Renommée, suspendu à la courroie de la capote.

« Quel original vous faites ! s’écria David d’un ton d’admiration, quand cette petite alarme fut passée.

– Dites un génie ! David, un génie !

– Eh bien ! oui, sur mon âme, vous êtes un génie, dit David. J’avais toujours reconnu chez vous celui de la blague ; mais j’étais à cent lieues de vous croire tant de talent dans ce genre. Qui aurait jamais pu s’en douter ?

– Je grandis avec les circonstances, David. Voilà le caractère particulier du génie. Si en ce moment vous veniez à perdre contre moi un pari de cent livres sterling, et que vous dussiez me le payer (chose tout à fait impossible), vous verriez comme je grandirais à l’instant… moralement parlant. »

M. Tigg avait parfaitement raison : il avait grandi avec les circonstances, et en spéculant sur une plus large échelle, il était devenu un homme supérieur.

« Ah ! ah ! s’écria le secrétaire en posant la main avec une familiarité croissante sur le bras du président ; quand je vous regarde, et quand je songe que votre propriété du Bengale… Ah ! ah ! ah ! »

La réticence voilée sous ces paroles ne divertit pas moins M. Tigg que son ami, car il se mit à rire aussi de bon cœur.

« Que votre propriété du Bengale, poursuivit David, forme la garantie du fonds social et répond à toutes les réclamations qu’on pourrait élever contre la Compagnie ; quand je vous regarde et quand je songe à cela, je suis capable de tomber en convulsion, comme si l’on me chatouillait avec le bout d’une plume.

– Il faut que ce soit une propriété diablement magnifique, pour pouvoir faire face à toute réclamation. Rien que l’assurance contre les tigres est une idée qui vaut à elle seule toutes les mines du Pérou. »

David ne pouvait que répondre entre deux éclats de rire :

« Oh ! quel drôle de corps vous faites ! »

Et il continua de rire, de se tenir les côtes, de s’essuyer les yeux sans autre observation.

« Une idée excellente ! reprit Tigg, revenant au bout de quelques temps à la première remarque de son compagnon ; certainement que c’était une idée capitale : et cette idée-là m’appartient.

– Non, non, dit David, c’est à moi. Pas de ça : n’allez pas me voler cet honneur-là. Ne vous ai-je pas confié que j’avais mis de côté quelques livres sterling ?

– Oui, vous me l’avez dit, répliqua Tigg. Et moi, ne vous ai-je pas dit que je m’étais procuré quelques livres sterling de mon côté ?

– Assurément, répondit David avec chaleur ; mais l’idée n’est pas là. Qui est-ce qui a dit que, si nous mettions cet argent ensemble, nous pourrions monter un Office et faire un puff ?

– Et qui est-ce qui a dit, répliqua M. Tigg, que, si nous établissions la chose sur une échelle assez large, nous pourrions monter un Office et faire un puff sans apporter un sou ? Soyez donc raisonnable, calme et juste, et vous reconnaîtrez que l’idée vient de moi.

– En cela, avoua David à regret, vous aviez l’avantage sur moi, j’en conviens ; mais je ne me mets pas à votre niveau. Je ne réclame que ma part d’honneur dans notre invention commerciale.

– Vous avez tout l’honneur que vous méritez, dit Tigg. Vous vous acquittez admirablement de tout le menu travail de la société et de toutes les acquisitions de détail : plans, livres, circulaires, prospectus, plumes, encre et papier, cire et pains à cacheter. Vous êtes minutieux au premier degré ; je ne disputerai pas là-dessus ; mais quant au département de l’intelligence, David, au département de l’invention et de la poésie…

– Il vous appartient complètement, dit l’ami. Cela ne fait pas de doute ; mais avec le grand train que vous étalez, les riches objets dont vous vous entourez, avec la vie que vous menez, j’ose dire que c’est un département joliment confortable.

— A-t-il atteint le but ? demanda Tigg. Est-il bien Anglo-Bengali ?

– Oui, dit David.

– Eussiez-vous pu entreprendre l’affaire par vous-même ?

– Non, dit David.

– Ah ! ah ! s’écria Tigg en riant. Alors contentez-vous donc de votre position et de vos profits, David, mon bon ami, et bénissez le jour où nous nous sommes connus au comptoir de notre oncle commun : car ç’a été pour vous un jour d’or. »

On a pu comprendre aisément, d’après la conversation de ces honnêtes industriels, qu’ils s’étaient embarqués dans une entreprise assez vaste, et qu’ils s’adressaient en toute sécurité à la masse du public, retranchés qu’ils étaient dans la position d’un homme qui a tout à gagner et rien à perdre ; et l’entreprise, fondée sur ce grand principe, marchait assez bien.

La Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie naquit un beau matin, non pas à l’état d’enfance, mais bien comme une société aussi grande que père et mère, qui marche sans assistance à grands pas, faisant des affaires à droite et à gauche. Elle avait une succursale au premier étage au-dessus d’un tailleur, dans une maison du West-End de Londres, et dans une rue neuve de la Cité de vastes bureaux embrassant la partie supérieure d’une maison spacieuse, toute resplendissante de stuc et de glaces, avec des stores de filigrane à chaque croisée offrant sur leur encadrement les mots : Anglo-Bengali. Sur le montant de la porte on avait peint également en grandes lettres : Bureaux de la Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, et sur la porte était une grande plaque de cuivre avec la même inscription. Cette plaque, qu’on tenait toujours très-brillante comme une amorce alléchante, regardait effrontément les passants, après les heures de bureau les jours ouvrables, et tout le long de la journée les dimanches ; la banque n’avait l’air de rien auprès d’elle. Au dedans, les bureaux avaient été récemment recrépis, peint, revêtus de papiers, planchéiés, garnis de tables, de sièges, munis enfin de meubles aussi solides que coûteux, et destinés (comme la Compagnie) à durer éternellement. Et les affaires ! voyez ces livres de caisse à peau verte avec le dos rouge ; voyez les almanachs de la cour, les livres d’adresses, les agendas, les calendriers, les boîtes à lettres, les pèse-lettres, un étalage de seaux à incendie pour éteindre un feu dès la première étincelle et préserver l’immense richesse en billets de banque et obligations appartenant à la Compagnie ; voyez les caisses de fer, l’horloge, le timbre de l’Office ! Rien n’y manque. Tout y annonce de la sécurité. Et la solidité, donc ! voyez les blocs massifs de marbre dont se composent les cheminées, ainsi que la somptueuse balustrade qui garnit le faîte de la maison. Et la publicité ! Ces mots : Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, sont imprimés jusque sur les seaux à charbon ; partout ils sont reproduits, au point d’éblouir les yeux et de vous donner le vertige ; ils sont gravés en tête de tout le papier à lettres et forment un enroulement autour du cachet ; ils brillent sur les boutons du portier et se retrouvent vingt fois dans toutes les circulaires, dans tous les avis au public où David Crimple, esquire, secrétaire et directeur résident, « prend la liberté d’attirer votre attention sur le tableau ci-joint des avantages offerts par la Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie ; vous y verrez démontré de la manière la plus péremptoire que votre plus légère participation à l’affaire sera pour vous une tirelire perpétuelle, un boni toujours croissant, une véritable martingale : car personne ne court le moindre risque dans la transaction, si ce n’est l’Office qui, dans son excès de libéralité, est à peu près sûr de perdre. Ce fait que vous soumet David Crimple, esquire (et les preuves sont solides, il vous prie de le croire), est la meilleure garantie que puisse fournir le Conseil d’administration en faveur de la durée et de la stabilité de l’œuvre. »

Ce gentleman, soit dit en passant, s’appelait de son vrai nom M. Crimp[1] ; mais, comme ce nom prêtait à de fâcheuses interprétations de la part des mauvais plaisants, David l’avait changé en Crimple.

De peur, malgré toutes ces preuves et pièces à l’appui, que quelque malavisé ne se méfiât encore de la « Compagnie Anglo-Bengali de prêts sans intérêt et d’assurances sur la vie, » et n’eût un doute à l’égard du tigre, du cabriolet ou de la personne de Tigg Montague, esquire (de Pall Mall et du Bengale), ou de tout autre nom de la liste imaginaire des directeurs, il y avait à l’entrée un garçon de bureau, créature surprenante, qui était vêtu d’un vaste gilet rouge et d’un habit court en drap couleur gris de fer ; ce garçon de bureau inspirait plus de confiance aux incrédules que l’établissement tout entier n’eût pu le faire sans lui. Il n’y avait aucune connivence entre lui et la Direction ; personne ne savait où il avait servi jusqu’alors ; il n’avait donné et on ne lui avait demandé ni certificats ni explications. D’un côté comme de l’autre on n’avait posé aucune question. Cet être mystérieux, confiant dans son physique, l’avait invoqué pour les besoins de la situation, et il avait été engagé aussitôt aux conditions qu’il avait fixées lui-même. Elles étaient élevées sans doute : mais notre homme savait que personne ne pouvait porter une aussi vaste étendue de gilet que lui, et il sentait combien sa capacité pouvait être utile à un semblable établissement. Lorsqu’il était assis sur un siège qu’on avait disposé pour lui dans un coin du bureau, avec son brillant chapeau suspendu à une patère au-dessus de sa tête, qui dont eût pu mettre en doute le caractère respectable de l’affaire ? L’engouement se multipliant par chaque pouce carré de son vaste gilet rouge (comme dans le problème des clous d’un fer à cheval), le total de l’estimation monta à un chiffre énorme. On avait vu des gens qui venaient prendre une assurance sur leur vie pour milles livres sterling et qui, en jetant les yeux sur le garçon de bureau, demandaient avec instance, avant que le titre de propriété fût rempli, que l’assurance fût portée à deux mille livres. Et cependant cet homme n’était pas un géant ; son habit était plutôt petit que grand : tout le charme était dans son gilet. La respectabilité, la sécurité, la propriété soit au Bengale soit ailleurs, la responsabilité bien garantie de la compagnie à laquelle appartenait cette enseigne vivante, tout se résumait dans son gilet.

Des compagnies rivales s’étaient efforcées de le débaucher à leur profit ; Lombard-Street lui-même lui avait fait des offres ; de riches sociétés lui avaient glissé ce mot séducteur : « Nous vous ferons huissier ! » Mais il était demeuré fidèle à l’Anglo-Bengali. Que ce fût un malin ou un niais, un finaud ou un jocrisse, personne n’a jamais pu le savoir ; mais il paraissait avoir foi dans l’Anglo-Bengali. Il était grave au milieu de sa besogne imaginaire ; et, bien qu’il n’eût rien à faire et encore moins à penser, il avait les allures solennelles et méditatives d’un homme accablé du poids de ses nombreuses fonctions et pénétré de l’importance du trésor que la Compagnie possédait dans son coffre-fort.

Au moment où le cabriolet s’arrêtait devant la porte, cet employé se montra nu-tête sur le trottoir en criant très-haut : « Place au Président ! Place au Président, s’il vous plaît ! » à la grande admiration des assistants dont, cela va sans dire, l’attention était de cette manière attirée sur la Compagnie Anglo-Bengali. M. Tigg descendit gracieusement, suivi du directeur gérant (qui se tenait à une distance respectueuse), et monta l’escalier, précédé encore par le garçon de bureau qui criait tout en s’avançant : « Avec votre permission ! avec votre permission ! Le président du Conseil, Gentle-MEN ! » Il enfla encore sa voix de stentor pour annoncer de même le président dans le bureau, où quelques modestes clients étaient occupés à régler leurs affaires, et l’introduisit dans une salle majestueuse, étiquetée Salle du Conseil. La porte de ce sanctuaire se referma immédiatement et déroba le grand capitaliste aux regards du vulgaire.

La Salle du Conseil était garnie d’un tapis de Turquie, d’un buffet, d’un portrait de Tigg Montague, esquire, dans ses fonctions de président, d’un fauteuil de bureau, avec un marteau d’ivoire et une petite clochette à poignée ; d’une table longue, garnie à intervalles égaux de cahiers de papier buvard, de papier ministre, de plumes neuves et d’écritoires. Le président ayant pris place avec une grande solennité, le secrétaire s’établit à la gauche, et le garçon de bureau se posa roide et droit derrière eux, formant avec son gilet un fond de tableau à teinte chaude. C’était là le Conseil ; le reste n’était qu’une petite fiction : histoire de rire.

« Bullamy ! dit M. Tigg.

– Monsieur ! … répondit le garçon.

– Allez porter mes compliments au fonctionnaire médical et prévenez-le que je désire le voir. »

Bullamy se racla le gosier et se précipita dans l’Office en criant : « Le président du Conseil désire voir le fonctionnaire médical. Passage, s’il vous plaît ! passage, s’il vous plaît ! »

Il ne tarda pas à revenir avec le gentleman en question ; et au moment où il ouvrit à deux battants la porte de la salle du Conseil, soit pour en sortir soit pour y rentrer, les clients naïfs se mirent à tordre le cou et à se dresser sur la pointe de leurs pieds, s’efforçant de glisser au moins un regard dans les profondeurs de cette salle mystérieuse.

« Jobling, mon cher ami, dit M. Tigg, comment cela va-t-il ? Bullamy, allez attendre à la porte. Crimple, ne nous quittez pas. Jobling, mon bon ami, je me réjouis de vous voir.

– Et vous, monsieur Montague, comment allez-vous, hein ? dit le fonctionnaire médical, s’étalant avec complaisance dans un excellent fauteuil (tous les fauteuils de la salle du Conseil étaient excellents) et tirant une belle tabatière d’or de la poche de son gilet de satin noir : comment allez-vous ? Un peu fatigué des affaires, hein ? S’il en est ainsi, prenez du repos. Un peu de fièvre causée par le vin, n’est-il pas vrai ? S’il en est ainsi, buvez de l’eau. Rien du tout et en santé parfaite ? En ce cas, prenez un lunch[2] À cette heure du jour, rien de plus favorable qu’un lunch, monsieur Montague, pour fortifier les sucs gastriques. »

Le fonctionnaire médical (le même qui avait suivi jusqu’à sa tombe le pauvre vieil Anthony Chuzzlewit et qui avait soigné, au Bull, le malade de mistress Gamp) sourit en prononçant ces paroles, et ajouta comme par hasard, tout en secouant quelques grains de tabacs éparpillés sur son jabot : « Moi-même je prends toujours le lunch à cette heure-ci, vous savez.

– Bullamy ! dit le président en secouant la petite sonnette.

– Monsieur !

– Le lunch.

– Ce n’est pas à cause de moi, j’espère ? dit le docteur. Vous êtes trop bon. Je vous remercie. Je suis vraiment honteux. Ah ! ah ! si j’avais été un praticien rigide, monsieur Montague, je ne vous eusse pas donné cette consultation gratis : car vous pouvez être certain, mon cher monsieur, que si vous ne vous faites pas un devoir de prendre le lunch, vous ne tarderez pas à tomber entre mes mains. Permettez-moi de fournir un exemple à l’appui. Voici la jambe de M. Crimple… »

Le directeur gérant tressaillit par un mouvement involontaire : car le docteur, dans la chaleur de sa démonstration, lui prit la jambe qu’il posa en travers de la sienne, comme s’il voulait la lui couper.

« Vous observerez, d’après la jambe de M. Crimple, poursuivit le docteur en relevant ses poignets et mesurant ce membre avec ses deux mains, que là où s’emboîte le genou de M. Crimple, là, c’est-à-dire entre l’os et la jointure, il y a une certaine quantité d’huile animale.

– Pourquoi citez-vous ma jambe comme exemple ? dit M. Crimple qui la regarda avec une certaine expression d’anxiété. Elle ne diffère en rien des autres, n’est-il pas vrai ?

– Ne vous inquiétez pas, mon bon monsieur, répliqua le docteur, secouant la tête, de savoir si elle est, oui ou non, semblable aux autres jambes.

– Pardon, je m’en inquiète, dit David.

– Je prends un exemple particulier, monsieur Montague, dit le docteur, pour rendre évidente mon observation. Dans cette partie de la jambe de M. Crimple il y a, monsieur, une certaine quantité d’huile animale. Dans chacune des jointures de M. Crimple il se trouve, monsieur, plus ou moins de la même matière. Très-bien. Si M. Crimple néglige de prendre ses repas ou manque à se donner une mesure convenable de repos, cette huile diminuera et finira par s’épuiser. Quelle en sera la conséquence ? Les os de M. Crimple s’enfonceront dans leurs jointures, et M. Crimple deviendra un homme misérable, chétif et rabougri ! »

Le docteur laissa retomber tout à coup la jambe de M. Crimple, comme si elle était déjà dans cette agréable situation ; puis il rabaissa ses poignets de chemise et regarda le président d’un air de triomphe.

« Dans notre profession, monsieur, dit-il, nous connaissons quelques-uns des secrets de la nature. C’est tout simple. Nous étudions dans ce but ; c’est pour cela que nous passons par le collège et l’université ; et c’est par là que nous prenons rang dans la société. C’est une chose extraordinaire de voir combien généralement l’on est ignorant sur ces matières. Maintenant, où supposez-vous… (Ici le docteur ferma un œil et se renversa en souriant dans son fauteuil, tandis qu’il formait avec ses mains un triangle dont ses deux pouces étaient la base), maintenant, où supposez-vous que soit l’estomac de M. Crimple ? »

M. Crimple, plus agité encore que précédemment, posa sa main immédiatement au-dessus de son gilet.

« Pas du tout, cria le docteur, pas du tout. C’est une erreur populaire ! Mon bon monsieur, vous êtes tout à fait dans l’erreur.

– Je le sens là, dit Crimple, quand il est dérangé ; voilà tout ce que je sais.

– Vous croyez l’y sentir, répliqua le docteur ; mais la science en sait plus long. » Il ajouta, en touchant une des nombreuses bagues qui ornaient ses doigts en vertu de legs différents, et en hochant légèrement la tête : « Il y avait autrefois un de mes malades, un gentleman qui me fit l’honneur de me mentionner d’une manière tout à fait favorable dans son testament, « en témoignage », comme il voulut bien le dire, « du zèle soutenu, du talent et de la conscience de mon ami et médecin John Jobling, Esquire, M. R. C. S.[3] » Ce gentleman fut tellement dominé par l’idée qu’il avait passé toute sa vie à se méprendre sur la position locale de cet organe important, lorsque je lui démontrai son erreur, en vertu de ma réputation de docteur, qu’il fondit en larmes, tira sa main hors du lit et me dit : « Jobling, Dieu vous bénisse ! » Immédiatement après, il cessa de parler, et finalement il fut enterré à Brixton.

– Place, s’il vous plaît ! cria Bullamy, du dehors. Place, s’il vous plaît ! Rafraîchissements pour la salle du Conseil !

– Ah ! dit gaiement le docteur en se frottant les mains et rapprochant son fauteuil de la table, voilà la véritable assurance sur la vie, monsieur Montague ; voilà la meilleure police de toutes les sociétés d’assurance, mon cher monsieur. Soyons prévoyants, c’est-à-dire mangeons et buvons tant que nous pourrons. N’est-ce pas, monsieur Crimple ? »

Le directeur gérant fit d’un air boudeur un signe d’approbation, comme si le plaisir de remplir son estomac était grandement dérangé par le trouble apporté dans les idées préconçues de ce gentleman sur la position de cet organe. Mais l’aspect du garçon de bureau et de son aide avec un plateau couvert d’une serviette blanche comme la neige, qui laissa voir, quand on l’eut relevée, une paire de poulets froids rôtis, flanqués de viandes en terrine et d’une salade fraîche, eut bientôt rétabli sa bonne humeur. Cette disposition favorable fut encore rehaussée par l’arrivée d’une bouteille d’excellent madère et d’une autre bouteille de champagne ; et bientôt maître David attaqua le repas avec un appétit à peine inférieur à celui du fonctionnaire médical.

Le lunch fut élégamment servi avec une profusion de riches cristaux, de vaisselle plate et de porcelaine, qui semblait témoigner qu’une table somptueuse formait un chapitre assez important des fonctions du directeur de l’Anglo-Bengali. Pendant ce temps le fonctionnaire médical devenait de plus en plus joyeux et enluminé, si bien que chaque bouchée qu’il absorbait, chaque gorgée de vin qu’il avalait, paraissait donner un nouvel éclat à ses yeux et faire jaillir de nouveaux rubis sur son nez et sur son front.

Dans certains quartiers de Londres et de la banlieue M. Jobling était, ainsi qu’on a pu le remarquer déjà, un personnage très-populaire. Il possédait un menton éminemment spirituel et une voix pompeuse dont la rudesse n’empêchait pas quelques notes pénétrantes d’arriver au cœur, comme un rayon de lumière qui traverse la couche empourprée d’un vin vieux de Bourgogne première qualité. Sa cravate et son jabot étaient toujours des plus blancs, ses habits des plus noirs et des plus luisants, sa chaîne de montre en or des plus lourdes, et ses breloques des plus volumineuses. Ses bottes, dont le vernis était des plus irréprochables, craquaient toujours lorsqu’il marchait. Peut-être savait-il mieux qu’aucun homme au monde secouer la tête, se frotter les mains, se chauffer devant le feu, et il avait une façon particulière de faire claquer ses lèvres et de dire : « Ah ! » de temps en temps, pendant que les malades lui soumettaient les diagnostics de leur souffrance, qui inspirait une grande confiance. Il semblait faire entendre par là : « Je sais mieux que vous ce que vous allez me conter ; mais continuez, continuez. » Comme il parlait imperturbablement en toute occasion, soit qu’il eût ou non quelque chose à dire, on s’accordait généralement à reconnaître « qu’il était plein d’anecdotes, » et son expérience ainsi que le profit qu’il en avait dû tirer étaient regardés pour cette raison comme une chose qui passait toute créance. Ses malades du beau sexe ne pouvaient trop l’apprécier ; et, parmi ses admirateurs mâles, les plus froids disaient toujours de lui à leurs amis : « Quelle que soit l’habileté de Jobling dans l’exercice de sa profession (et l’on ne pouvait nier qu’il jouît d’une haute réputation), le docteur est un des plus aimables compagnons que vous ayez jamais connus ! »

Pour bien des motifs, et principalement à cause de ses relations avec des négociants et leurs familles, Jobling était exactement la personne que la Compagnie Anglo-Bengali avait besoin de s’attacher comme fonctionnaire médical. Mais Jobling aussi était trop fin pour se lier plus étroitement avec la Compagnie que par les appointements d’un fonctionnaire payé (et très-bien payé), et pour permettre, s’il pouvait l’empêcher, qu’on prît au dehors le change sur la nature de ses relations. Aussi s’arrangeait-il toujours pour expliquer l’affaire de la manière suivante à un malade qui lui posait la question :

« En ce qui regarde l’Anglo-Bengali, mon cher monsieur, mes informations sont bornées, très-bornées. Je suis le fonctionnaire médical de la Compagnie, en vertu d’une certaine rétribution mensuelle. Toute peine mérite salaire ; Bis dat qui cito dat ! (Du savoir classique, Jobling ! pensait le malade ; cet homme a de la lecture ! ) Je reçois régulièrement cette rétribution et par conséquent je suis forcé, autant que je sache, de dire du bien de l’établissement. (Rien d’aussi honorable que la conduite de Jobling, pensait le malade, qui venait lui-même de payer la note de Jobling). Si vous m’adressez des questions, mon cher ami, dit le docteur, au sujet de la responsabilité ou du capital de la Compagnie, je me trouverai embarrassé pour vous répondre ; car je n’ai pas la bosse des chiffres ; et, comme je ne suis porteur d’aucun titre, je ne saurais sans indiscrétion m’immiscer dans ces matières. La discrétion, et votre aimable dame partagera sûrement ma façon de penser, doit être l’une des qualités caractéristiques du médecin. (Rien de plus honnête, ni de plus distingué, que les sentiments de M. Jobling, pensait le patient.) Très-bien, mon cher monsieur, voilà l’affaire. Vous ne connaissez pas M. Montague ? J’en suis fâché. Un bien bel homme, un véritable gentleman. Il a des propriétés dans l’Inde, à ce qu’on m’a assuré. Une magnifique maison et le reste à l’avenant, un mobilier des plus élégants et des plus somptueux. Des tableaux qui, même au point de vue anatomique, sont parfaits ! Dans le cas où vous penseriez à lier quelque affaire avec la Compagnie, je vous recommanderai, vous pouvez y compter. Je puis, en conscience, vous présenter comme un sujet valide. Si je me connais à la constitution de quelqu’un, c’est la vôtre ; et cette petite indisposition lui a fait plus de bien, madame, dit le docteur en se tournant vers la femme du malade, que s’il avait avalé la moitié des absurdes bouteilles qu’il y a dans mon officine. Car ce sont de vraies bêtises (pour confesser la vérité, la moitié d’entre elles au moins ne mérite pas mieux), si on les compare à une constitution telle que celle-ci ! (Jobling est le plus aimable homme que j’aie jamais rencontré de ma vie, pensait le malade ; ma parole d’honneur, je réfléchirai à ce qu’il me dit là ! )

– Docteur, voici ce matin pour vous une commission de quatre nouvelles polices et une prime à le recevoir, dit Crimple, qui, après le lunch, regarda quelques papiers apportés par le garçon de bureau. C’est bon !

– Jobling, mon cher ami, dit Tigg, Dieu vous conserve de longs jours !

— Non, non, dit le docteur. Quelle folie ! Sur ma parole, je n’ai aucun droit à recevoir la commission. Réellement je n’en ai aucun. C’est comme si je prenais votre mouchoir dans votre poche. Je ne vous envoie personne. Je me borne à dire ce qui est à ma connaissance. Mes malades me demandent ce que je sais, et je leur réponds en leur apprenant ce que je sais. Pas autre chose. La défiance est mon côté faible, voilà la vérité ; et, à cet égard, je n’ai pas changé depuis mon enfance. C’est-à-dire, ajouta le docteur en remplissant son verre, la défiance vis-à-vis d’autres personnes que vous. Quant à dire que je n’aurais pas pleine confiance moi-même dans cette compagnie si je n’avais pas placé mon argent ailleurs pour plusieurs années, c’est une autre question. »

Il chercha à se donner l’air d’un homme pour qui la chose ne fait pas de doute ; mais, sentant qu’il n’y réussissait que médiocrement, il changea de thème et se mit à vanter le vin.

« À propos de vin, dit-il, cela me rappelle un des meilleurs verres de vieux porto léger que j’aie jamais bus de ma vie ; c’était à un enterrement. Vous ne connaissez pas par hasard cette affaire, monsieur Montague ? » demanda-t-il en lui présentant une carte.

Tigg prit la carte et dit :

« Ce n’est pas lui que vous avez enterré, j’espère ? S’il est enterré, nous ne désirons nullement l’honneur de sa compagnie.

– Ah ! ah ! dit en riant le docteur ; non, pas tout à fait. Cependant il s’est trouvé honorablement compris dans cette affaire.

– Oh ! dit Tigg en caressant sa moustache, au moment où il jetait les yeux sur le nom que portait la carte ; je me souviens. Non, il n’est pas encore venu ici. »

À peine avait-il prononcé ces paroles que Bullamy entra et remit une carte au fonctionnaire médical.

« Quand on parle du soleil…, dit le docteur en se levant.

– On est sûr d’en voir les rayons, n’est-ce pas ? acheva Tigg.

– Eh bien, non, monsieur Montague, non, répliqua le docteur. N’employons pas ici cette métaphore, car le gentleman est fort loin de la justifier.

– Tant mieux ! dit Tigg. Tant mieux pour l’Anglo-Bengali. Bullamy, desservez la table et emportez tout cela par l’autre porte. Monsieur Crimple, à la besogne.

— L’introduirai-je ? demanda Jobling.

– Je vous en serai éternellement reconnaissant, » répondit Tigg en baisant sa main et souriant avec douceur.

Le docteur passa dans le bureau extérieur, d’où il revint immédiatement avec Jonas Chuzzlewit.

« Monsieur Montague, dit Jobling, permettez-moi de vous présenter mon ami M. Chuzzlewit. Mon cher monsieur Jonas, je vous présente l’un de mes meilleurs amis, notre président. Maintenant, savez-vous bien, ajouta-t-il en se reprenant avec une finesse parfaite et promenant un sourire autour de lui, que voici une singulière preuve de la force de l’exemple ? C’est réellement une très-remarquable preuve de la force de l’exemple. Je dis notre président. Pourquoi notre président ? Parce qu’il n’est point mon président. Je n’ai d’autre rapport avec la Compagnie que de lui donner, moyennant rétribution, moyennant honoraires, mon humble avis comme médecin, tout juste comme je le donnerais soit à Jack Noakes, soit à Tom Styles. Alors pourquoi ai-je dit notre président ? Tout simplement parce que j’entends cette formule constamment répétée autour de moi. Telle est, chez ce bipède qui s’appelle l’homme, l’opération involontaire de la faculté morale de l’imitation. Monsieur Crimple, je crois que vous ne prisez plus ? Vous avez tort. Vous devriez priser. »

Tandis que le docteur se livrait à ces observations et les faisait suivre d’une prise sonore et prolongée, Jonas s’assit à la table du Conseil, de l’air gauche et maladroit que le lecteur lui connaît bien. Il nous arrive à tous communément, mais surtout aux esprits vulgaires, de nous laisser imposer par les beaux habits et les meubles magnifiques. Jonas en subissait plus que personne l’influence.

« Maintenant, je sais que vous avez, messieurs, une affaire discuter ensemble, dit le docteur, et votre temps est précieux. Le mien l’est aussi, car bien des existences reposent sur moi dans la salle voisine, et, après que j’aurai vaqué à ce soin, j’aurai à faire toute une tournée de visites. À présent que j’ai eu le plaisir de vous mettre en rapport, je puis aller à mes occupations. Au revoir ! Mais, avant que je parte, permettez-moi, monsieur Montague, de vous dire encore ces deux mots du gentleman qui est assis auprès de vous : ce gentleman a fait plus, monsieur (ici, le docteur frappa solennellement sur sa tabatière), pour me réconcilier avec l’humanité, qu’aucun homme mort ou vivant. Au revoir ! »

En achevant ces paroles, Jobling s’élança vivement hors de la chambre et procéda, dans son département officiel, à passer en revue les gens qui étaient venus prendre des assurances sur la vie ; il mit à cette opération la conscience ferme d’un homme qui accomplit son devoir sans se dissimuler la grande difficulté qu’il avait à accueillir de nouveaux assurés dans la Compagnie Anglo-Bengali. Il leur tâtait le pouls, inspectait leur langue, écoutait le jeu de leurs poumons, examinait leur poitrine et ainsi de suite, comme s’il ne savait pas bien d’avance que, dans quelque état qu’ils fussent, la Compagnie Anglo-Bengali s’empresserait d’accepter leurs polices d’assurance ; il en était pourtant bien convaincu ; il suffisait de le connaître. Il était trop Jobling pour cela. D’autres auraient pu s’y méprendre, je ne dis pas, mais Jobling… allons donc !

M. Crimple s’éloigna aussi pour ses courses de la matinée ; Jonas Chuzzlewit et Tigg demeurèrent seuls ensemble.

Tigg rapprocha son fauteuil de celui de Jonas et dit d’une manière séduisante :

« J’ai appris de notre ami que vous aviez pensé à…

– Oh ! ma foi, alors il s’est trompé en disant cela, s’écria Jonas qui l’interrompit. Je ne lui ai nullement confié ma pensée. S’il a pris sous son bonnet que je venais ici dans telle ou telle intention, c’est une découverte de son cru. Je ne suis nullement engagé par là. »

Jonas mit une certaine aigreur dans cette réponse ; car, sans parler de la méfiance habituelle de son caractère, il était dans sa nature de chercher à se venger des beaux habits et des meubles magnifiques en raison de l’impuissance où il se sentait d’échapper à leur influence.

« Si je viens ici pour faire une question ou deux et emporter un ou deux documents afin d’y réfléchir ensuite à loisir, je ne m’engage à rien. Que ce soit bien entendu entre nous.

– Mon cher ami, s’écria Tigg en le frappant sur l’épaule, j’aime votre franchise. Quand des hommes comme vous et moi entrent en conversation, ils évitent tout malentendu possible. Pourquoi vous déguiserais-je ce que vous savez si bien, et ce que le vulgaire ne doit pas même soupçonner ? Nous autres Compagnies nous sommes des oiseaux de proie, de purs oiseaux de proie. La seule question est de savoir si en soignant nos intérêts nous pouvons aussi servir les vôtres ; si en mettant double ouate à notre nid nous pouvons en mettre une au vôtre. Oh ! vous possédez notre secret. Vous êtes dans les coulisses. Nous voulons donc avoir le mérite de jouer cartes sur table avec vous, puisque nous savons bien que nous ne pouvons faire autrement. »

Dès le premier moment où nous avons produit Jonas aux yeux de nos lecteurs, nous avons fait observer qu’il y a dans la fourberie comme dans l’innocence une certaine ingénuité, et que Jonas, toutes les fois qu’il s’agissait d’un trait de friponnerie, était le plus crédule des hommes. Si M. Tigg avait voulu présenter l’affaire sous un jour honorable, Jonas n’eût pas manqué de le soupçonner, l’autre eût-il été un parfait modèle de probité ; mais quand Tigg répondit tout d’abord à la mauvaise opinion de Jonas sur tout et sur chacun, Jonas commença à trouver que c’était un brave garçon avec qui l’on pouvait s’expliquer librement.

Il changea donc d’attitude dans son fauteuil ; il n’en fut pas moins disgracieux, mais il se donna l’air plus arrogant, souriant en lui-même à sa vanité misérable.

« Vous n’êtes pas maladroit en affaires, dit-il, monsieur Montague ; vous savez prendre les gens, à ce que je vois.

– Chut ! chut ! fit Tigg, avec un geste confidentiel et en montrant ses dents blanches ; nous ne sommes pas des enfants, monsieur Chuzzlewit ; nous sommes des hommes faits, je suppose. »

Jonas fit voir qu’il était de son avis ; puis étendant pour la première fois ses jambes et posant un de ses poings sur la hanche pour montrer qu’il se trouvait là comme chez lui :

« La vérité est… dit-il.

– Ne parlez pas de vérité, interrompit Tigg avec une autre grimace bouffonne. Pas de blague ! »

Jonas, enchanté de cette saillie, reprit ainsi :

« Eh bien ! pour dire les choses par le menu…

– Voilà qui va mieux, murmura Tigg ; beaucoup mieux !

– Je n’ai pas eu à m’applaudir des relations que j’ai eues avec une ou deux des anciennes compagnies… que j’ai eues autrefois, je veux dire. Elles faisaient des objections qu’elles n’avaient pas le droit de faire, elles posaient des questions qu’elles n’avaient pas le droit de poser, et le prenaient de trop haut pour mon goût. »

En faisant ces observations, il baissa les yeux et regarda curieusement son interlocuteur.

Jonas fit une si longue pause, que M. Tigg crut devoir venir à son secours et dit, de la manière la plus gracieuse :

« Prenez donc un verre de vin.

– Non, non, répondit Jonas en secouant la tête d’un air avisé ; pas de cela ; je vous remercie. Pas de vin en affaire. C’est très-bien pour vous peut-être ; mais moi, ça ne me va pas.

– Quel vieux renard vous faites, monsieur Chuzzlewit ! » dit Tigg, s’adossant à son fauteuil, et lançant à Jonas une œillade à travers ses yeux à demi fermés.

Jonas secoua de nouveau la tête, comme pour dire : « Vous avez parfaitement raison ; » puis il reprit, d’un ton badin :

« Pas si vieux cependant que je n’aie été prendre femme. Vous me direz que c’est une sottise de plus. Peut-être bien, d’autant plus qu’elle est jeune. Mais comme on ne sait jamais ce qui peut arriver à ces diables de femmes, je songe à assurer la vie de la mienne. Il est bien naturel, vous savez, qu’un homme se ménage quelque consolation dans le cas où il viendrait à subir une pareille perte.

– S’il y a quelque consolation possible dans des circonstances qui brisent le cœur, murmura Tigg, avec les yeux fermés comme précédemment.

– Tout juste, répliqua Jonas, s’il y a quelque consolation possible. Maintenant, supposons que je fasse ici cette assurance : je voudrais que ce fût à bon marché, avec des conditions faciles et sans que ma femme en fût instruite ; ce que je voudrais d’autant plus éviter qu’une femme ne manque jamais, si vous lui parlez de ces sortes de sujets, de s’imaginer qu’elle va mourir tout de suite.

– C’est réel, s’écria Tigg, se baisant la main en l’honneur du beau sexe. Vous avez parfaitement raison. Ce sont de petits êtres doux, faibles et fragiles !

– Or, dit Jonas, vous savez, d’une part pour ce motif, et de l’autre parce que j’ai été maltraité dans d’autres compagnies, il me serait bien égal de patronner la vôtre. Mais je désire savoir quelle sûreté elle présente. La vér…

– N’allez pas dire la vérité ! s’écria Tigg, levant sa main chargée de bagues. N’employez pas, s’il vous plaît, cette expression des écoles du dimanche !

– Pour parler par le menu, dit Jonas, quelles sont vos sûretés ?

– Le capital versé, mon cher monsieur, dit Tigg en indiquant quelques papiers épars sur la table, est jusqu’à présent…

— Oh ! je connais ça : je sais ce que c’est que tous ces versements-là.

– Ah ! vraiment ! s’écria Tigg, s’arrêtant court.

– Mais je m’en flatte. »

Tigg retourna les papiers et, se rapprochant encore de Jonas, il lui dit à l’oreille :

« Je sais bien que vous le savez : je le sais bien. Regardez-moi. »

Jonas n’avait guère l’habitude de contempler les gens en face ; mais sur cette invitation, il se dérangea un peu pour se mettre au point de vue des traits du président. Celui-ci s’adossa à son fauteuil afin de mieux poser.

– Me reconnaissez-vous ? demanda-t-il, en élevant ses sourcils. Vous rappelez-vous ? Ne m’avez-vous pas vu déjà ?

– Quand je suis entré ici, il m’a semblé, dit Jonas, le considérant, que j’avais un souvenir de vos traits ; mais je ne saurais préciser en quel lieu je vous ai vu. Non, je ne m’en souviens pas, même maintenant. Était-ce dans la rue ?

– N’était-ce pas dans le parloir de Pecksniff ? dit Tigg.

– Dans le parloir de Pecksniff ! répéta Jonas en reprenant longuement haleine. Voudriez-vous dire le jour où…

– Oui, cria Tigg ; le jour où il y eut une charmante, une délicieuse petite assemblée de famille, à laquelle vous et votre respectable père assistiez.

– Ne parlez pas de lui ! dit Jonas. Il est mort, et il ne reviendra pas.

– Il est mort ! s’écria Tigg. Quoi ! ce vénérable vieux gentleman est mort ! … Vous lui ressemblez beaucoup. »

Jonas ne reçut pas du tout ce compliment avec faveur, peut-être à cause de l’opinion particulière qu’il avait du plus ou moins d’agrément des traits de son père décédé ; peut-être aussi parce qu’il n’était pas très-flatté de découvrir que Montague et Tigg ne faisaient qu’une seule et même personne. Ce gentleman s’en aperçut, et, touchant familièrement la manche de Jonas, il l’emmena près de la fenêtre. À partir de ce moment, M. Montague déploya une verve et une gaieté remarquables.

« Me trouvez-vous métamorphosé depuis cette époque ? demanda-t-il. Parlez sincèrement. »

Jonas regarda attentivement Tigg, son gilet et ses bijoux, puis il répondit :

« Ma foi, un peu !

– Étais-je bien pané, à cette époque ? demanda Montague.

— Parfaitement pané, » dit Jonas.

M. Montague lui montra la rue où Bailey l’attendait avec le cabriolet.

« C’est gentil, on peut même dire brillant. Eh bien ! devinez à qui cela appartient ?

– Je n’en sais rien.

– À moi. Comment trouvez-vous cet appartement ?

– Il doit avoir coûté beaucoup d’argent, dit Jonas.

– Vous avez raison. Il est à moi aussi. »

Tigg ajouta à voix basse en le poussant un peu du coude :

« Pourquoi ne prendriez-vous pas des assurances, au lieu d’en payer ? Voilà ce que devrait faire un homme comme vous. Associons-nous ! »

Jonas le regarda tout stupéfait :

« Trouvez-vous qu’il y ait assez de monde dans cette rue ? demanda Montague, appelant son attention sur la foule qui se pressait au dehors.

– En masse, dit Jonas, qui jeta sur la rue un coup d’œil rapide et reporta aussitôt après son attention sur Tigg.

– Il y a, dit ce dernier, des tableaux de statistique d’après lesquels vous pouvez savoir, à peu de chose près, combien de personnes vont et viennent dans cette rue du matin au soir. Je puis vous dire combien il y en a qui entrent ici, par la seule raison qu’il y a un bureau, sans rien en savoir de plus que s’il s’agissait des pyramides. Ah ! ah ! ah ! associons-nous. Vous serez à bon marché dans l’affaire. »

Jonas le regardait, de plus en plus ébahi.

« Je puis vous dire, ajouta Tigg à demi-voix, combien d’entre eux achèteront des annuités, prendront des assurances, nous apporteront leur argent sous milles formes, de mille manières, nous forceront à l’accepter, mettront leur confiance en nous comme si nous étions l’Hôtel de la Monnaie ; et pourtant ils ne nous connaissent pas plus que vous ne connaissez le balayeur du coin de la rue ; moins encore peut-être. Ha ! ha ! ha ! »

Peu à peu Jonas se laissa aller à sourire.

« Yah ! dit Montague en lui donnant dans la poitrine un coup amical ; vous êtes trop fort pour nous, mon vieux chien. Sans cela, je ne vous eusse pas mis ainsi dans la confidence. Voulez-vous dîner avec moi demain dans Pall Mall ?

– Volontiers, dit Jonas.

– C’est bien entendu, s’écria Montague. Attendez un peu. Prenez ces papiers et examinez-les. Voyez, ajouta-t-il en ramassant sur la table quelques feuilles imprimées : B. est un petit marchand, un commis, un ecclésiastique, un artiste, un auteur, en un mot, ce que vous voudrez.

– Oui, dit Jonas, regardant avec intérêt par-dessus l’épaule de Tigg. Très-bien.

– B. a besoin d’emprunter. Disons cinquante ou cent livres sterling ; peut-être davantage, mais n’importe. B. s’appuie sur deux cautions. B. est accepté. Les deux cautions s’engagent. B. assure sa vie pour le double du chiffre ordinaire, et procure deux assurances d’amis, pour patronner l’office. Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas une bonne idée ?

– Ma foi, oui, une idée excellente ! s’écria Jonas. Mais le fait-il ainsi réellement ?

– S’il le fait ainsi ! répéta le président. B. est fanatisé, mon cher, et il fera tout ce qu’on voudra. Comprenez-vous ? Eh bien ! cette idée-là est de mon cru.

– Elle vous fait honneur, Dieu me bénisse, elle vous fait honneur.

– Je le crois, répliqua le président, et je suis fier de vous l’entendre dire. B. paye le plus haut intérêt légal…

– Ce n’est pas trop, interrompit Jonas.

– Bien ! très-bien ! … Et ce n’est pas trop beau non plus, de la part de la loi, de nous tenir si serrés, infortunées victimes que nous sommes, quand elle demande pour elle-même à tous ses clients un intérêt si prodigieux. Mais comme dit le proverbe : « La charité commence à la maison et la justice à la porte voisine. » Bien ! la loi nous tenant donc si serrés, nous n’avons pas de raison pour être bien tendres à l’endroit de B. En conséquence, nous mettons à la charge de B. l’intérêt régulier : nous gagnons la prime de B. et celle des amis de B., et nous imputons à B. les frais du traité ; et soit que nous l’acceptions ou non, nous portons à son compte les frais « d’enquête » (pour cela nous avons un homme, à une livre sterling par semaine), et, de plus, nous faisons payer à B. quelque chose pour le secrétaire. En résumé, mon cher ami, nous poussons B. par monts et par vaux, et il nous constitue sur sa personne un petit revenu diablement gentil. Ah ! ah ! ah ! En réalité, dit Tigg, montrant son cabriolet, je vous mène B. bon train, et c’est un fier cheval pur sang. Ah ! ah ! ah ! »

Jonas s’amusa infiniment de ces saillies : c’était le genre d’esprit qui lui convenait le mieux.

« Alors, dit Tigg Montague, nous accordons des annuités aux termes les plus bas et les plus avantageux qu’on connaisse sur le marché ; et les vieilles dames, les vieux gentlemen du pays les achètent. Ah ! ah ! ah ! Et nous les payons… peut-être. Ah ! ah ! ah !

– Mais cela n’est pas sans entraîner quelque responsabilité, dit Jonas d’un air de doute.

– Quant à la responsabilité, je la prends sur moi, dit Tigg Montague. Je suis ici pour répondre de tout. Je suis le seul responsable dans l’établissement. Ah ! ah ! ah ! Et puis, il y a les assurances sur la vie sans intérêt, les polices, etc. C’est très-profitable, très-confortable. L’argent est versé, vous comprenez, cela se répète chaque année : la bonne farce !

– Mais quand ça commencera à rentrer ? … observa Jonas. C’est fort bien, tant que l’Office est encore nouveau : mais lorsque les assurés commenceront à mourir, voilà ce qui me tracasse.

– Au premier coup d’œil, mon cher ami, dit Montague, pour vous montrer combien vous jugez sainement les choses, nous avons eu une couple de chiennes de morts qui nous ont réduits à un piano à queue.

– Qui vous ont réduits à quoi ? s’écria Jonas.

– Je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée, dit Tigg Montague, que j’ai tiré de l’argent de toutes les pièces de mon mobilier, et que je me suis trouvé sans autre ressource au monde qu’un grand piano seulement. Et il était tellement haut, qu’à peine pouvais-je m’asseoir dessus. Mais, mon cher ami, nous avons surmonté la difficulté. Cette semaine-là, nous avons émis bon nombre de polices nouvelles (un joli cadeau, par parenthèse, que nous avons fait là aux solliciteurs ! ), et nous sommes remontés bientôt sur notre bête. Si, un de ces jours, les chances venaient à tourner péniblement par quelque décès, ainsi que vous me le faisiez observer très-judicieusement, alors… »

Il acheva sa phrase tellement bas qu’il était impossible d’entendre autre chose qu’un mot isolé, et encore prononcé imparfaitement. Ce mot était :

« Filer.

– En vérité, vous avez un front d’airain, dit Jonas, dans le paroxysme de l’admiration.

– Ma foi ! va pour un front d’airain, mon cher ami, quand on gagne de l’or en échange. »

Le président jeta cette exclamation en l’accompagnant d’un éclat de rire qui le secoua de la tête aux pieds. Il ajouta :

« Dînerez-vous avec moi demain ?

– À quelle heure ? demanda Jonas.

– À sept heures. Voici ma carte. Prenez les pièces. Je vois que vous serez des nôtres !

– Je ne connais rien à tout ça, dit Jonas. Il y a là bien des choses à examiner d’abord.

– Eh bien, dit Montague, en le frappant sur l’épaule, vous examinerez autant et comme il vous plaira. Mais vous serez des nôtres, j’en suis convaincu. Vous étiez né pour cela. Bullamy ! »

Obéissant à cet ordre et à l’appel de la petite sonnette, le gilet apparut. Chargé d’indiquer à Jonas la sortie, il passa devant ce gentleman, et cria comme à l’ordinaire de sa voix retentissante : « Place, s’il vous plaît, place, s’il vous plaît ! pour un gentleman qui sort du Conseil, place, s’il vous plaît ! »

M. Montague, qui était resté seul, réfléchit quelques moments, puis il dit en élevant le ton :

« Nadgett est-il dans l’Office ?

– Il y est, monsieur, » répondit ce dernier.

Aussitôt Nadgett entra, fermant sur lui la porte de la chambre du Conseil avec autant de soin que s’il s’agissait de comploter un assassinat.

C’était l’homme qu’on avait chargé de prendre les renseignements, à une livre sterling par semaine. Il n’y avait chez Nadgett ni vertu ni mérite à mener secrètement et avec la plus grande discrétion toutes ses opérations anglo-bengalaises : car il était né pour être le mystère vivant. C’était un petit vieillard sec et maigre, qui semblait avoir mis sous le secret jusqu’au sang même caché dans ses veines ; personne n’aurait voulu parier qu’il en possédât six onces dans tout son corps. Comment vivait-il ? c’était un secret. Où vivait-il ? c’était un secret. Et même, qui était-il ? c’était encore un secret. Dans son vieux portefeuille moisi, il se trouvait bon nombre de cartes contradictoires : d’après les unes, il s’intitulait négociant en charbons ; d’après les autres, négociant en vins : d’après les unes, agent de commission ; d’après les autres, collecteur de taxes ; d’après d’autres enfin, comptable, comme si en réalité il n’était pas bien sûr lui-même du secret de sa propre existence. Il avait toujours dans la Cité des rendez-vous où il ne venait jamais personne. Durant des heures entières il restait assis à la Bourse, occupé à contempler les allants et venants, et il en faisait autant au Garraway et dans les autres cafés d’affaires ; là, on l’avait vu quelquefois sécher devant le feu un mouchoir de poche très-humide, et jeter un regard par-dessus son épaule pour voir s’il apercevait son individu qui ne se montrait jamais. Il était rongé par la poussière, râpé jusqu’à la corde, misérablement vêtu ; il avait toujours du duvet sur les jambes et sur le dos ; et il tenait son linge tellement secret, en se boutonnant jusqu’au cou et s’enveloppant de son habit, que peut-être n’en avait-il pas. Disons la vérité, il est plus que probable qu’il n’en avait pas. Il portait un gant sale en poil de castor qu’il tenait suspendu devant lui au bout de son index, soit qu’il marchât, soit qu’il fût assis ; mais le frère jumeau de ce gant était aussi un secret. Quelques personnes disaient que M. Nadgett avait fait banqueroute ; d’autres, que depuis son enfance il était compris, à la Chancellerie, dans un ancien procès encore pendant ; mais tout cela était un mystère. Il portait sur lui des morceaux de cire à cacheter, et il avait toujours dans sa poche un vieux cachet de cuivre d’hiéroglyphique figure, et souvent aussi il rédigeait secrètement des lettres pour les rendez-vous imaginaires dont nous avons parlé. Mais ces lettres ne semblaient jamais être à l’adresse de personne : il les fourrait seulement dans un coin secret de son habit, et au bout de quelques semaines, il se les remettait à lui-même, tout surpris de les retrouver jaunies. Enfin, c’était un homme si mystérieux, que, s’il fût mort en laissant un million de fortune ou en ne laissant que deux sous vaillant, tout le monde eût trouvé la chose également naturelle, et n’eût pas manqué de dire : « C’est précisément à cela que je m’attendais. » Il appartenait d’ailleurs à une certaine classe, à une race particulière à la Cité, de gens qui sont les uns pour les autres un mystère vivant aussi indéchiffrable que pour le reste de l’humanité.

« Monsieur Nadgett, dit Montague en transcrivant l’adresse de Jonas Chuzzlewit sur un carré de papier, d’après la carte qui était encore sur la table, je désire avoir personnellement des renseignements au sujet de ce nom. Ne vous inquiétez pas. Apportez-moi tout ce que vous aurez pu recueillir, à moi seul, monsieur Nadgett. »

Nadgett posa ses lunettes sur son nez et lut attentivement le nom ; puis il regarda le président par-dessus ses verres, et inclina la tête ; puis il remit les lunettes dans leur étui et l'étui dans sa poche. Cela fait, il considéra sans ses lunettes le papier placé sous ses yeux, et en même temps il tira son portefeuille d’un endroit écarté qui devait exister vers le milieu de son épine dorsale. Tout vaste qu’il était, ce portefeuille était bourré de pièces diverses ; mais Nadgett y trouva une place pour le nouveau document. Après avoir fermé soigneusement son portefeuille, il le replongea par un tour de main solennel dans la région secrète d’où il l’avait exhibé.

Il se retira en saluant de nouveau et sans prononcer une seule parole, n’ouvrant de la porte que juste ce qu’il lui fallait pour passer, et la refermant avec le même soin qu’il avait mis à la fermer précédemment. Le président du Conseil employa le reste de la matinée à apposer sa signature en témoignage du bon accueil fait à diverses demandes nouvelles de placements à rentes viagères et d’assurances. La Compagnie prenait, à ce qu’il paraît, un bel essor, car les demandes pleuvaient gentiment.


  1. Crimp en anglais veut dire raccoleur
  2. Espèce de goûter.
  3. Member Royal Company surgeon, Membre de la Compagnie royale de chirurgie