Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/28

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CHAPITRE III.
M. Montague chez lui. – M. Jonas Chuzzlewit chez lui aussi.

Il y avait bien des motifs puissants pour que Jonas Chuzzlewit fût fortement prévenu en faveur du plan que le grand inventeur avait si hardiment étalé sous ses yeux ; mais parmi ces motifs, il s’en trouvait trois dominants : 1° Il y avait de l’argent à gagner par ce moyen. 2° Cet argent avait le charme particulier d’être adroitement acquis aux dépens d’autrui. 3° Ce plan lui promettait dans le monde honneur et considération, un Conseil étant dans sa sphère particulière une institution importante, et le directeur un homme puissant. « Faire un bénéfice considérable, avoir sous ses ordres une troupe de subalternes, se produire de toute façon dans la bonne société, et tout cela sans se donner la moindre peine, ce n’est pas une trop mauvaise perspective, » pensait Jonas. Ces dernières considérations ne le cédaient qu’à son avarice : car Jonas, sachant bien qu’il n’y avait ni dans sa personne, ni dans sa conduite, ni dans son caractère, ni dans ses actions, rien qui commandât le respect, était avide du pouvoir qui le procure ; au fond du cœur, il était aussi despote que l’a jamais été, dans l’histoire un conquérant couronné de lauriers.

Mais il résolut de procéder avec prudence et précaution, et d’étudier de près l’élégance apparente de l’intérieur de M. Montague : car ce vil coquin ne se doutait pas que Montague avait besoin de sa coquinerie, et que sans cela il ne l’eût pas invité à dîner, tandis que sa résolution était encore flottante ; il ne s’en doutait pas plus qu’il n’admettait la possibilité que ce puissant génie fût capable de l’attraper, en perçant d’un coup d’épingle l’outre de son puissant orgueil. Montague avait dit, au moment où ils se séparaient, que Jonas était trop fin pour lui ; et Jonas, qui était assez fin en effet pour se défier de tout ce qu’il aurait pu lui dire d’ailleurs, même en jurant ses grands dieux, crut à ce compliment sans hésiter.

Ce fut d’une main timide cependant, et avec un effort ridicule pour se donner des airs de rodomont, que Jonas frappa à la porte de son nouvel ami, dans Pall Mall, lorsque l’heure convenue fut arrivée. M. Bailey répondit vivement à l’appel. Il n’était pas fier, et n’aurait pas mieux demandé que de renouveler connaissance avec Jonas ; mais Jonas l’avait oublié.

« M. Montague est-il chez lui ?

– Je crois bien qu’il y est ! et il vous attend à dîner aussi, dit Bailey avec l’air d’aisance d’une ancienne connaissance. Voulez-vous garder votre chapeau ou le laisser ici ? »

M. Jonas préféra laisser son chapeau dans l’antichambre.

« C’est toujours votre ancien nom, je suppose ? » dit Bailey en ricanant.

M. Jonas le regarda avec une muette indignation.

« Tiens ! vous ne vous souvenez donc plus de la vieille mère Todgers ? demanda M. Bailey avec son trémoussement favori de genoux et de bottes. Vous ne vous souvenez donc pas que je vous annonçais aux jeunes demoiselles, quand vous veniez leur faire la cour ? Une fameuse baraque ! vous en souvenez-vous ? Les temps sont bien changés, n’est-ce pas ? À propos, savez-vous que vous avez fièrement grandi tout de même ! »

Sans attendre que Jonas le remerciât de ce compliment, Bailey conduisit le visiteur au premier, et, après l’avoir annoncé, il se retira avec un clignement d’œil d’intelligence familière.

Le rez-de-chaussée de la maison était occupé par un riche négociant ; M. Montague avait loué tout le haut : un appartement splendide. La pièce dans laquelle il reçut Jonas était spacieuse, meublée avec une extrême magnificence : on y voyait des peintures, des copies de l’antique en albâtre et en marbre, des vases de Chine, de grandes glaces, des portières de la plus belle soie cramoisie, des franges d’or, des sofas somptueux, des armoires brillantes incrustées de bois précieux, et mille bagatelles de grand prix semées avec une négligente profusion. Les seuls convives qu’il y eût, indépendamment de Jonas, étaient le docteur, le directeur gérant et deux autres gentlemen que Montague présenta en bonne et due forme.

« Mon cher ami, je suis enchanté de vous voir. Je crois que vous connaissez Jobling ?

– Je le pense, dit gaiement le docteur en franchissant le cercle pour aller presser la main de Jonas. J’imagine avoir cet honneur. Je l’espère. Mon cher monsieur, je vois que vous vous portez bien. Tout à fait bien, n’est-ce pas ? C’est déjà quelque chose. »

Aussitôt que le docteur lui permit de présenter les deux autres convives, Montague dit :

« Monsieur Wolf, M. Chuzzlewit ; monsieur Pip, M. Chuzzlewit. »

Ces deux gentlemen étaient excessivement heureux d’avoir l’honneur de faire connaissance avec M. Chuzzlewit. Le docteur tira Jonas un peu à part et lui souffla ces mots derrière sa main :

« Des hommes du monde, mon cher monsieur, des hommes du monde. Hem ! M. Wolf, un nom fameux dans les lettres (mais ne parlez pas de ça), un admirable rédacteur de journaux hebdomadaires, oh ! un talent admirable ! … M. Pip, artiste dramatique, un homme étonnant, quand on le connaît, oh ! mais étonnant !

– Eh bien, dit Wolf, croisant les bras et reprenant une conversation que l’arrivée de Jonas avait interrompue, et qu’est-ce que lord Nobley a répondu à cela ?

– Ma foi, répliqua Pip avec un juron, il ne sut que répondre, Dieu me damne, monsieur, s’il ne resta pas muet comme un poisson ! Mais vous savez que Nobley est un brave garçon.

– Le meilleur garçon qu’il y ait au monde ! s’écria Wolf. Pas plus tard que la semaine dernière, Nobley me disait : « Pardieu ! Wolf, j’ai un bénéfice à donner : c’est bien dommage que vous n’ayez pas fait votre théologie à l’Université, je veux mourir si je n’aurais pas fait de vous un ministre. »

— C’est bien là lui, dit Pip avec un autre juron. Il l’aurait fait comme il le dit.

– Il n’y a pas à en douter, dit Wolf. Mais vous vouliez nous dire…

– Oh ! oui, s’écria Pip, certainement. Voici où j’en voulais venir. D’abord il resta donc muet, bouche cousue, anéanti ; mais au bout d’une minute il dit au duc : « Voici Pip. Demandez à Pip ; c’est notre ami commun. Demandez à Pip ; il le sait bien. – Dieu me damne ! dit le duc, en ce cas je m’adresse à Pip. Voyons, Pip, est-elle bancale, oui ou non ? Parlez. – Franchement, mademoiselle est bancale, répondis-je. – Ah ! ah ! dit en riant le duc, certainement qu’elle l’est. Bravo ! Pip. Bien dit ! Pip. Je veux, le diable m’emporte ! mourir si vous n’êtes pas une fine lame, Pip. Inscrivez-moi sur la liste de vos visites fashionables toutes les fois que je serai à Londres. » Et c’est ce que j’ai fait jusqu’à ce jour. »

La conclusion de cette histoire causa une immense satisfaction qui ne fit que redoubler à l’annonce du dîner. Jonas se rendit à la salle à manger, à côté de son hôte illustre, et se mit à table entre lui et son ami le docteur. Les autres convives prirent leurs places comme des gens qui connaissaient bien la maison, et tout le monde ne tarda pas à faire honneur au dîner.

Ce dîner était aussi bon qu’il soit possible d’en avoir un avec de l’argent ou à crédit, peu importe. Les mets, les vins et les fruits étaient de première qualité, le service des plus élégants, l’argenterie splendide. M. Jonas était en train de calculer la valeur de cet item seul, quand son hôte le tira de ses pensées.

« Un verre de vin ? dit-il.

– Oh ! dit Jonas, qui en avait déjà bu plusieurs, tant que vous voudrez ; il est trop bon pour que je le refuse.

– Bien dit, monsieur Chuzzlewit ! cria Wolf.

– Un vrai Tom Gog, sur mon âme ! dit Pip.

– Positivement, c’est ça, ah ! ah ! ah ! observa le docteur posant son couteau et sa fourchette pour un instant et se remettant ensuite à la besogne de tout cœur. Le mot est joli… très-joli.

– Vous vous trouvez bien, j’espère ? dit Tigg s’adressant en aparté à Jonas.

– Oh ! ne vous inquiétez pas de moi, répondit celui-ci. Ça va joliment bien.

— J’ai pensé qu’il valait mieux ne pas faire d’extraordinaire, dit Tigg. Vous comprenez ?

– Mais comment donc appelez-vous cela ? répliqua Jonas. Vous ne voulez pas me faire croire que c’est là votre ordinaire de tous les jours ?

– Mon cher ami, répondit Montague en haussant les épaules, c’est comme ça tous les jours de la vie où je dîne à la maison. Je vous donne la fortune du pot. À quoi bon faire quelque chose d’extraordinaire pour vous ? Vous auriez eu bientôt éventé la mèche. « Vous allez faire un petit extra, me disait Crimple. – Ma foi, non ! » lui ai-je dit. Il ne faut pas lui jeter de poudre aux yeux.

– Diable ! ce n’est déjà pas si mal comme ça ! dit Jonas promenant son regard autour de la chambre. Un dîner pareil doit vous coûter les yeux de la tête ?

– Dame ! répliqua l’autre, je ne veux pas faire le fin avec vous : c’est un peu cher. Mais j’aime ça. C’est ma plus forte dépense. »

Jonas poussa sa langue contre sa joue en disant :

« Ça ne m’étonne pas !

– Quand vous serez notre associé, dit Tigg, vous en ferez peut-être autant pour vous débarrasser de votre part dans les bénéfices.

– Pas du tout, répliqua Jonas.

– Vous avez raison, dit Tigg avec une franchise amicale. À quoi bon ? ce n’est point nécessaire. Il faut dans une compagnie qu’il y en ait un qui le fasse pour représenter l’association ; mais puisque j’y trouve du plaisir, c’est mon département. Ça ne vous fait rien, n’est-ce pas, que le dîner soit cher, si c’est un autre qui en fait les frais ?

– Pas le moins du monde, dit Jonas.

– Alors j’espère que vous viendrez souvent dîner chez moi.

– Ah ! dit Jonas, ça m’est égal ; au contraire.

– Et jamais je n’essayerai de vous parler affaires à table ; je vous en fais serment. Ô le rusé, rusé compère ! Avez-vous été assez malin ce matin ? Il faut que je leur conte la chose : ça va bien les amuser. Pip, mon cher ami, j’ai à vous raconter un trait magnifique de mon ami Chuzzlewit, qui est bien le plus rusé coquin que je connaisse ; je vous donne ma parole d’honneur la plus sacrée que c’est le plus rusé coquin que je connaisse, Pip. »

Pip déclara par un serment terrible qu’il était déjà bien sûr du fait. L’anecdote fut racontée et reçue avec de bruyants applaudissements, comme une preuve incontestable de la malice de M. Jonas. Dans un sentiment bien naturel d’émulation, Pip rapporta, à son tour, quelques unes de ses propres ruses ; et Wolf, pour ne point rester en arrière, récita les passages principaux de deux ou trois articles furieusement humoristiques qu’il était en train de composer. Ces échantillons, étant dans ce goût relevé qu’il appelait des teintes chaudes, reçurent l’approbation générale ; et la compagnie tomba d’accord qu’ils étaient pleins d’esprit d’un bout à l’autre.

Jobling murmura à l’oreille de Jonas :

« Des hommes du monde, mon cher monsieur, de véritables hommes du monde ! Pour une personne attachée comme moi à l’exercice d’une profession sérieuse, il n’y a rien de plus récréatif que de se trouver dans cette sorte de société. Non-seulement c’est agréable, car rien ne saurait être plus agréable, mais il y a là un intérêt philosophique, une étude de caractères, mon cher monsieur, de vrais caractères. »

Il est si doux de voir le mérite réel dignement apprécié, quelque direction qu’il suive dans la vie, que l’harmonie générale de la réunion gagna beaucoup sans doute à voir la haute estime où les deux « hommes du monde » étaient tenus par les classes supérieures de la société et par les braves défenseurs du pays des armées de terre et de mer, mais particulièrement par les premiers. Il n’y avait pas la moindre de leurs aventures à laquelle ne se trouvât mêlé un colonel ; les lords pleuvaient comme les jurons, et le sang royal lui-même coulait à pleins bords dans le ruisseau fangeux de leurs souvenirs personnels.

« Je crains que M. Chuzzlewit ne le connaisse pas, dit Wolf, par allusion à un certain personnage d’illustre lignage qui avait précédemment figuré dans une anecdote.

– Non, dit Tigg, mais nous mettrons M. Chuzzlewit en contact avec cette espèce de gens.

– Il aimait beaucoup la littérature, fit observer Wolf.

– Vrai ? dit Tigg.

– Oh ! certainement. Il s’est abonné à mon journal pendant plusieurs années. Savez-vous qu’il faisait de temps en temps de bonnes plaisanteries là-dessus ? Il demanda une fois à certain vicomte de mes amis (Pip le connaît bien) : « Quel est le nom du rédacteur ? – Wolf. – Wolf ? En effet il déchire à belles dents comme un loup[1]. Gare au loup ! comme dit le proverbe. » J’étais trop sensible au compliment pour ne pas l’imprimer dans le premier numéro.

– Et le fils du vicomte ! s’écria Pip, qui ne parlait jamais sans un nouveau juron. Le fils du vicomte ! Un soir, il vint nous voir en retournant chez lui avec sa belle ; il était un peu en train : « Où est Pip ? dit-il. J’ai besoin de voir Pip. Montrez-moi Pip ! – Qu’est-ce qu’il y a, milord ? – Shakespeare n’est qu’une mauvaise plaisanterie, Pip ! Qu’est-ce qu’on peut trouver de beau dans Shakespeare, Pip ? Pour moi, je ne lis jamais ça. Que diable ! qu’est-ce que tout cela signifie, Pip ? Les vers de Shakespeare sont sur leurs pieds ; mais j’aimerais mieux des jambes, et il n’y en a pas pour la peine, n’est-ce pas, Pip ? Juliette, Desdemona, lady Macbeth et tout le reste, quels que soient leurs noms, n’avaient donc pas de jambes, qu’il ne les fait pas voir au public ? On croirait, à l’entendre, qu’il n’y a que des miss Biffins au monde[2], Pip. Tenez, je vais vous dire, ce que la foule appelle poésie dramatique n’est qu’une collection de sermons. Est-ce que je vais au théâtre pour y entendre le prêche ? Non, Pip. Si j’en avais envie, c’est à l’église que j’irais. Quel est le légitime objet du drame, Pip ? La nature humaine. Les jambes ne sont peut-être pas une partie intéressante de la nature humaine ! Eh bien, faites-nous une quantité de pièces à ballet où l’on montre ses jambes, Pip, et je vous soutiendrai, mon gaillard ! » Et je suis fier de dire, ajouta Pip, qu’il m’a joliment soutenu. »

La conversation devenant générale, on demanda l’opinion de M. Jonas sur ce sujet, et, comme cette opinion se trouva pleinement d’accord avec la manière de voir de M. Pip, ce gentleman en fut extrêmement flatté. Pip et Wolf avaient tant de rapport avec Jonas qu’ils devinrent d’excellents amis, et qu’entre cette amitié de plus en plus croissante et les fumées du vin, Jonas devint très-communicatif.

Il ne faut pas croire, quand il s’agit d’un tel homme, que plus il devient communicatif, plus il est agréable : bien au contraire, son mérite ressort peut-être avec avantage de son silence. Sachant au fond du cœur qu’il n’avait aucun moyen de se mettre sur un pied d’égalité avec les autres convives, si ce n’est en déployant cette profondeur et cette finesse qu’on avait vantées en lui, Jonas fit un grand étalage de ces qualités, et il fut tellement profond et fin qu’il se perdait dans sa propre profondeur, et s’enferrait lui-même sans s’en douter.

Il était dans ses habitudes et dans sa nature de déployer ses qualités aux dépens de son amphitryon ; et tandis qu’il buvait le vin généreux et prenait sa part de la monstrueuse profusion de son hôte, il se plaisait à railler l’extravagance qui lui faisait faire à grands frais un si bonne chère. Même dans un festin si désordonné et dans une compagnie plus que douteuse, cette disposition eût pu avoir quelque suite fâcheuse, si Tigg et Crimple, s’appliquant à connaître leur homme à fond, ne lui eussent donné toute licence ; sachant bien que, plus il en prendrait, plus ce serait utile à leurs projets. Ainsi, tandis que ce hérisson maladroit, dupe de ses adversaires en dépit de toute sa finesse, se croyait bien à l’abri sous ses pointes acérées qu’il leur présentait de tous côtés, il ne faisait au contraire que trahir à leurs yeux vigilants son côté vulnérable.

Soit que les deux gentlemen qui avaient si bien contribué à satisfaire l’intérêt philosophique du docteur (lequel, par parenthèse, s’était glissé tranquillement dehors, après avoir avalé son compte habituel de petits verres), eussent reçu d’avance les instructions de leur hôte ou se fussent inspirés de tout ce qu’ils pouvaient entendre et voir, le fait est qu’ils remplissaient leur rôle à merveille. Ils sollicitaient l’honneur de faire plus ample connaissance avec Jonas ; ils l’assuraient qu’ils auraient le plaisir de l’introduire dans cette société élevée où il était appelé à briller, et, de la manière la plus cordiale, ils l’informaient qu’ils mettaient entièrement à sa disposition les avantages de leurs relations respectives. En un mot, ils lui dirent : « Soyez des nôtres ! » Jonas répondit qu’il leur était infiniment obligé, et qu’il ne demandait pas mieux, en ajoutant in petto que, tant qu’on le régalerait, on pouvait compter sur lui.

Après le café qui fut servi dans la salle à manger, il y eut un court intervalle de conversation dont Pip et Wolf firent principalement les frais ; conversation de haut goût et fortement assaisonnée d’épices. Quand elle commençait à languir, Jonas la relevait avec ardeur, estimant la valeur du mobilier, s’informant si tel ou tel article était payé, demandant ce qu’il avait pu coûter, et ainsi de suite, s’imaginant par là qu’il vexait horriblement Montague, et qu’il y trouvait l’occasion de présenter ses propres qualités sous leur jour le plus brillant.

Plusieurs verres de punch au vin de Champagne animèrent un moment les plaisirs de la soirée ; mais, après quelques démonstrations bruyantes et quelques mots sans suite, tout finit par la sortie des deux hommes du monde qui s’éloignèrent en chancelant, et par un somme que M. Jonas fit sur un des sofas.

Comme Jonas n’était pas en état de comprendre où il se trouvait, on donna ordre à M. Bailey d’appeler un fiacre pour le ramener chez lui : ce jeune gentleman dut lui-même, pour exécuter la commission, s’arracher aux douceurs du sommeil qu’il goûtait dans le vestibule. Il était alors près de trois heures du matin.

« Pensez-vous qu’il soit pris à l’hameçon ? murmura Crimple, assis à l’écart dans un coin du salon avec son associé et observant Jonas étendu sur le canapé.

– Un peu, dit Tigg sur le même ton. Et l’hameçon ne cassera pas, il est solide. Nadgett a-t-il été ce soir aux renseignements ?

– Oui. Je suis sorti pour lui parler. Comme il a vu que vous aviez du monde, il s’est retiré.

– Pourquoi ça ?

– Il a dit qu’il reviendrait demain matin de bonne heure, quand vous seriez encore au lit.

– Dites-lui de n’y pas manquer et envoyez-le-moi avant que je me lève. Chut ! voici le domestique. Voyons, monsieur Bailey, ramenez ce gentleman chez lui, et ne le quittez pas qu’il n’y soit rentré sain et sauf. Holà ! sus, Chuzzlewit, holà ! »

Ils soulevèrent Jonas non sans peine et l’aidèrent à descendre l’escalier ; là, ils lui posèrent son chapeau sur la tête et le hissèrent dans le fiacre. M. Bailey, l’y ayant enfermé, monta sur le siège auprès du cocher, en fumant son cigare avec un air de satisfaction toute particulière ; cette besogne dont il était chargé avait en effet un caractère de débauche élégante qui répondait parfaitement à ses goûts.

On arriva bientôt à la maison de la Cité. M. Bailey se jeta en bas du siège et témoigna de la vivacité de ses sentiments en frappant un coup comme jamais peut-être on n’en avait entendu de semblable dans ce quartier, depuis le grand incendie de Londres. Il fit quelques pas en arrière dans la rue pour observer de l’effet de cet exploit, et remarqua qu’une faible lumière, tout à l’heure visible à un étage supérieur, disparaissait pour descendre l’escalier. Afin de savoir d’avance qui tenait cette bougie, M. Bailey fit un bond vers la porte et appliqua un œil au trou de la serrure.

C’était Merry, la joyeuse Merry en personne. Mais quelle triste, quelle étrange altération dans ses traits ! Elle était si flétrie, si abattue, si chancelante, si craintive, si accablée, si brisée, qu’il eût éprouvé moins de surprise à la voir étendue paisiblement dans son cercueil.

Elle posa sa bougie sur une tablette, à l’angle du mur, et appuya sa main contre son cœur, sur ses yeux, sur sa tête brûlante. Puis elle s’approcha de la porte, en marchant d’un pas si égaré et si précipité, que M. Bailey en perdit son aplomb, et qu’il avait encore l’œil fixé à la place où avait été le trou de la serrure quand Merry avait déjà ouvert la porte.

« Ah ! ah ! dit M. Bailey avec un certain effort. C’est vous ? Qu’est-ce que vous avez donc ? Est-ce que vous êtes malade ? »

À travers l’étonnement qu’elle éprouvait en reconnaissant le groom sous son costume si différent de celui d’autrefois, elle retrouva son ancien sourire. M. Bailey en fut ravi ; mais, un moment après, il se sentit affligé de nouveau, car il vit des larmes mouiller les pauvres yeux éteints de Merry.

« N’ayez pas peur, dit Bailey. Il n’y a pas de quoi ! Je ramène chez lui M. Chuzzlewit. Il n’est point malade. Il a seulement bu un petit coup, vous savez. »

M. Bailey se mit à vaciller dans ses bottes pour figurer l’ivresse.

« Est-ce que vous venez de chez mistress Todgers ? demanda Merry toute tremblante.

– De chez mistress Todgers ? Dieu merci, non ! s’écria M. Bailey. Je n’ai plus rien de commun avec la maison Todgers. Il y a longtemps que je l’ai plantée là. Votre mari est venu dîner chez mon maître dans le West-End. Est-ce que vous ne saviez pas qu’il devait venir nous voir ?

– Non, dit-elle d’une voix mal assurée.

– Ah ! c’est pourtant comme ça. Nous sommes de fameux gaillards, allez ! je vous en réponds. Ne sortez pas, vous attraperiez un rhume de cerveau. Je vais vous l’amener. »

Et M. Bailey, témoignant par sa contenance la confiance parfaite où il était de pouvoir facilement porter Jonas, s’il le fallait, ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et, secouant le dormeur, lui cria :

« Nous voici arrivés, mon bijou. Allons, relevez-vous ! »

Jonas avait repris assez l’usage de ses sens pour pouvoir répondre à cet appel et s’élancer d’un bond hors de la voiture, tombant la tête la première comme un paquet, au grand risque de compromettre la personne de M. Bailey. Quand notre homme se trouva sur le pavé, M. Bailey commença par s’appuyer contre le mur, puis avec adresse le souleva par derrière, et ayant fini par le mettre sur ses pieds, il l’introduisit dans la maison.

« Passez d’abord avec la lumière, dit Bailey à mistress Jonas ; nous vous suivrons. Ne tremblez donc pas comme ça, il ne vous fera pas de mal. Je sais ce que c’est ; quand j’ai bu une goutte de trop, je suis plein de bons sentiments. »

Merry prit les devants ; son mari et Bailey, à force de tomber l’un sur l’autre et de se heurter mutuellement, arrivèrent enfin au salon du premier étage, où Jonas se laissa choir sur un siège.

« Voilà ! dit M. Bailey. À présent, c’est bon. Vous n’avez que faire de pleurer, Dieu merci ! le voilà solide comme un roc. »

La misérable brute avec son costume en désordre, son visage en compote et ses cheveux emmêlés, s’assit en clignant de l’œil et en vacillant, roulant ses yeux hébétés jusqu’à ce que reprenant par degrés l’intelligence de ce qui l’entourait, il reconnut sa femme et lui montra le poing.

« Ah ! s’écria M. Bailey, mettant le sien sur sa hanche avec une nouvelle émotion, n’allez-vous pas faire le méchant ? que je vous voie ! … avisez-vous de ça ! …

– Je vous en prie, allez-vous-en, dit Merry. Bailey, mon bon ami, allez-vous-en. Jonas ! ajouta-t-elle en posant timidement sa main sur l’épaule de son mari et penchant la tête vers lui ; Jonas !

– Voyez-moi ça ! s’écria Jonas qui étendit la main pour la repousser. Voyez-moi cette créature-là ! Voilà-t-il pas un beau morceau !

– Cher Jonas ! …

– Cher démon ! répliqua-t-il avec un geste féroce. Voilà-t-il pas un beau carcan à se mettre au cou pour toute sa vie, mauvaise petite chatte avec ses miaoux et sa face blême ! Retirez-vous de ma vue !

– Je sais que vous ne pensez pas ce que vous dites, Jonas. Vous ne parleriez pas ainsi si vous étiez à jeun. »

– Prenant un air de gaieté forcée, elle donna à Bailey une pièce d’argent et le supplia de nouveau de sortir. Il y avait tant de chaleur dans cette supplication, que le jeune garçon n’eut pas le courage de rester là plus longtemps. Cependant il s’arrêta au bas de l’escalier et se mit à écouter.

« Je ne parlerais pas ainsi si j’étais à jeun ! répéta Jonas. Vous savez bien le contraire. Est-ce que je ne vous ai jamais parlé ainsi quand j’étais à jeun ?

– Oh ! si, bien souvent ! répondit-elle à travers ses larmes.

– Écoutez ! cria Jonas en frappant du pied le parquet. Il y a eu un temps où vous m’avez fait endurer votre belle humeur, et, ma foi, maintenant c’est à vous à endurer la mienne. Je m’étais toujours promis qu’il en serait ainsi. Je ne vous ai pas épousée pour autre chose ; je vous ferai voir quel est le maître de nous deux et quel est l’esclave !

– Le ciel sait si je suis obéissante, dit la jeune femme en sanglotant. Je le suis plus que je n’aurai jamais cru pouvoir me résigner à l’être ! »

Jonas se mit à rire tout triomphant dans son ivresse.

« Ah ! vous commencez donc à vous en apercevoir ! … Patience, vous en verrez bien d’autres avec le temps. Les griffons ont des griffes, ma belle. Il n’y a pas de joli petit dédain que vous m’ayez fait subir, pas de jolis tours que vous m’ayez joués, pas de jolie petite insolence que vous m’ayez témoignée, que je ne sois disposé à vous faire payer au centuple. Pourquoi donc croyez-vous que je vous aie épousée, beau mufle ? » dit-il avec un dédain sauvage.

Comment ne se laissa-t-il pas au moins attendrir en l’entendant chanter un air qu’il aimait, pour essayer, malgré la douleur dont son cœur débordait, de le faire changer d’humeur ?

« Oh ! oh ! dit-il, vous êtes sourde, à ce qu’il paraît ? Vous ne m’entendez pas ? Tant mieux pour vous. Je vous hais. Je me hais moi-même d’avoir eu la folie de me mettre un boulet pareil au pied pour le seul plaisir de le piétiner à mon gré. Quand je pense qu’avec la perspective qui s’ouvre en ce moment devant moi, je pourrais épouser n’importe qui ! Mais non, je ne le voudrais pas ; je resterais célibataire, je vivrais seul, en garçon, avec des amis que j’ai. Au lieu de cela, me voilà lié à une bûche. Pouah ! Qu’avez-vous besoin de venir me montrer votre face blême quand je rentre chez moi ? Ne voulez-vous pas me laisser le plaisir de vous oublier ?

– Comme il est tard ! » dit-elle d’un ton enjoué. Puis ouvrant la persienne après un intervalle de silence : « Il est grand jour, Jonas.

— Grand jour ou nuit noire, qu’est-ce que ça me fait à moi ? fut l’aimable réponse du mari.

– C’est égal, la nuit a passé vite. J’en ai été quitte pour veiller un peu ; ce n’est pas grand’chose.

– Une autre fois, veillez encore pour moi, et vous verrez ! grommela Jonas.

– J’ai lu toute la nuit, continua-t-elle. J’ai commencé quand vous êtes parti, et j’ai continué jusqu’à votre retour. C’est la plus étrange histoire, Jonas, et elle est véritable, à ce que dit le livre. Je vous la raconterai demain.

– Ah ! elle est véritable ? dit Jonas d’un ton bourru.

– Le livre le dit.

– Qu’est-ce qu’elle chante, cette histoire ? Ne parle-t-elle pas d’un homme bien résolu à dompter sa femme, à briser son esprit, à rompre son caractère, à fouler aux pieds ses caprices comme autant de coquilles de noix, à la tuer, peut-être ? …

– Non, pas un mot de cela, répondit-elle vivement.

– Ah ! … Ce sera pourtant une histoire véritable, avant peu, bien que le livre n’en dise pas un mot. C’est un livre menteur, à ce que je vois, et un livre écrit pour des menteurs, qui plus est. Mais vous êtes sourde. Je l’avais oublié. »

Il y eut un nouvel intervalle de silence : le jeune groom se mettait en devoir de s’esquiver quand il entendit le pas de Merry sur l’escalier ; il s’arrêta. Elle alla vers Jonas, à ce qu’il sembla, et lui parla avec tendresse, lui disant qu’en toute chose elle défèrerait à sa volonté, qu’elle consulterait ses désirs et lui obéirait, et qu’ils seraient tous deux bien heureux ensemble, s’il voulait être gentil avec elle. Il lui répondit par une imprécation et… par un soufflet ? Ce n’est pas possible. Si fait. C’est la vérité : oh ! le lâche ! il répondit par un soufflet.

Pas de pleurs, pas de colère, pas de reproches éclatants. Ses pleurs mêmes, ses sanglots, elle les étouffa en s’attachant étroitement à son mari. Elle se borna à lui dire, à lui répéter dans le désespoir de son cœur :

« Comment pouvez-vous… pouvez-vous… pouvez-vous… »

Le reste se perdit dans ses larmes.

Ô femme, bien-aimée de Dieu dans la vieille Jérusalem ! le meilleur d’entre nous doit être indulgent pour tes fautes, ne fût-ce que par respect pour la souffrance que tu éprouveras d’être obligée de porter contre nous un terrible témoignage au jour suprême du jugement !

  1. Wolf, loup
  2. Miss Biffin, une femme sans bras ni jambes er qu'on voyait, à Londres, tricoter avec ses deux moignons