Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/30

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CHAPITRE V.
Qui prouvera qu’il peut survenir des changements dans les familles les mieux réglées, et que M. Pecksniff était un fier Tartufe.


Le premier soin du chirurgien, après avoir amputé un membre, est de réunir les artères que l’impitoyable couteau a séparées : de même, le devoir de cette histoire véridique qui, dans le cours inflexible de son récit, a séparé du tronc pecksniffien Mercy, son bras droit, est de revenir à la souche paternelle et de voir ce qu’il est advenu, en l’absence de la jeune femme, des différents rameaux de ce tronc.

D’abord, en ce qui concerne M. Pecksniff, faisons observer qu’ayant choisi pour sa fille cadette, la plus chère de ses affections, un mari tendre et indulgent, et accompli le souhait le plus ardent de son cœur paternel en lui assurant un établissement si prospère, il s’était rajeuni, et qu’en déployant les ailes de sa conscience irréprochable, il se sentait prêt à prendre son essor avec une nouvelle ardeur. C’est l’habitude des pères dans les comédies, après avoir donné leurs filles aux prétendants qui leur agréent, de se féliciter comme s’ils n’avaient rien de mieux à faire que de mourir immédiatement : ce qui ne les empêche pas de prendre leur temps. M. Pecksniff, qui était un père plus sage et plus positif, semblait penser que son affaire immédiate était de vivre au contraire ; et, puisqu’il s’était privé d’une consolation, de s’entourer de toutes les autres.

Cependant, bien que le brave homme eût beaucoup de penchant à la jovialité et à l’enjouement, et qu’il fût toujours prêt à s’ébattre dans le jardin de son imagination, comme un petit chat d’architecte qu’il était, il y avait un obstacle qui venait toujours à la traverse. La charmante Cherry, aiguillonnée par un sentiment d’insubordination et d’insolence qui, loin de s’adoucir ou de diminuer de violence, n’avait fait que s’envenimer et s’aigrir dans son cœur, la charmante Cherry, disons-nous, s’était mise ouvertement en rébellion. Elle était en guerre furieuse avec son cher papa : elle lui faisait mener ce qu’on appelle ordinairement (faute d’une meilleure image) une vie de chien. Mais jamais il n’y eut chenil, écurie ou maison, où se trouvât un chien dont la vie fût aussi rude que celle de M. Pecksniff avec sa douce enfant.

Le père et la fille étaient en train de déjeuner : Tom s’était retiré et les avait laissés seuls. M. Pecksniff avait d’abord l’air rechigné ; puis ayant éclairci son front, il regarda sa fille à la dérobée. Le nez de Cherry était ma foi très-rouge et retroussé en guerre comme par un avant-goût d’hostilités.

« Cherry, s’écria M. Pecksniff, quel grief y a-t-il donc entre nous ? Pourquoi, mon enfant, sommes-nous en mésintelligence ? »

Miss Pecksniff répondit du bout des lèvres à ce débordement d’affection par cette simple phrase :

« Vous m’ennuyez, p’pa.

– Je vous ennuie ? répéta M. Pecksniff avec un ton d’angoisse.

– Oh ! il est trop tard, p’pa, répliqua sa fille avec froideur, pour me parler comme ça. Je sais ce qu’en vaut l’aune.

– Voilà qui est fort, cria M. Pecksniff en s’adressant à son verre. Voilà qui est très-fort. Et c’est mon enfant, que j’ai portée dans mes bras quand elle avait des chaussons de laine sans semelle (je puis dire quand elle était dans ses langes), il y a bien des années de cela ! …

– Vous n’avez pas besoin de m’insulter par-dessus le marché, p’pa, repartit Cherry avec un air de dépit. Je n’ai pas déjà tant d’années de plus que ma sœur, bien qu’elle soit mariée à votre ami.

– Ah ! humanité ! humanité ! pauvre humanité ! s’écria M. Pecksniff secouant la tête contre l’humanité, comme s’il n’en faisait pas partie. Quand on pense que c’est là la cause d’un pareil débat ! Ô mon Dieu, ô mon Dieu !

– Ça, la cause ! s’écria Cherry. Vous ferez mieux de dire le véritable motif, p’pa ; sinon, je le dirai moi-même. Songez-y ; cela m’est facile. »

Peut-être l’énergie avec laquelle Cherry parlait était-elle contagieuse. Quoi qu’il en soit, Pecksniff changea de ton et d’expression et passa à la colère, même à la violence, en disant :

« Vous le voulez. Le voici : c’est votre conduite d’hier, c’est votre conduite de tous les jours. Vous n’avez pas de retenue : vous ne dissimulez pas votre caractère : cent fois vous vous êtes montrée à découvert à M. Chuzzlewit.

– Moi ! cria Cherry avec un sourire amer. Ah ! vraiment ! ça m’est bien égal.

– Et moi donc ! » répliqua M. Pecksniff.

Sa fille lui répondit par un rire méprisant.

« Puisque nous en sommes venus aux explications, Charity, dit M. Pecksniff en branlant la tête d’un air menaçant, je vous dirai que je n’entends pas ça. Pas de bêtises, mademoiselle, je ne le souffrirai pas.

– Il le faudra bien, repartit Charity, balançant sa chaise en tout sens, et élevant la voix ; je ferai, p’pa, tout ce qu’il me plaira et vous ne m’en empêcherez pas. Je n’ai pas envie de me laisser toujours mortifier ; comptez là-dessus. Jamais aucun être dans ce monde n’a été traité avec moins d’égards que moi. (Ici elle se mit à gémir et à sangloter.) Je dois attendre de vous les traitements les plus odieux, je le sais ; mais je m’en moque, oui, je m’en moque. »

M. Pecksniff était tellement ahuri par le ton élevé qu’avait pris sa fille, qu’après avoir cherché autour de lui, dans son trouble frénétique, quelque moyen de calmer son emportement, il se leva et secoua Charity de manière que le chignon qui ornait sa tête branlait comme un panache. Elle fut si abasourdie par cet assaut, que M. Pecksniff put se croire maître du champ de bataille.

« Et je recommencerai, cria M. Pecksniff en se rasseyant et en reprenant haleine, si vous osez le prendre avec moi sur ce ton. Qu’avez-vous à vous plaindre d’un manque d’égards ? Si M. Jonas a jeté les yeux sur votre sœur de préférence à vous qui donc pouvait l’en empêcher ? Je voudrais bien le savoir. Est-ce que j’y peux rien ?

– N’est-ce pas moi qu’on était convenu de lui donner ? Ne s’est-on pas joué de mes sentiments ? Ne s’était-il pas adressé à moi d’abord ? dit Cherry en sanglotant et en joignant les mains. Et dire, ô mon Dieu ! que j’étais destinée à être ainsi secouée !

– Vous êtes destinée à me voir recommencer, répondit son père, si vous me forcez à employer ce moyen pour maintenir le décorum de cette humble demeure. Vraiment vous m’étonnez fort : je suis surpris que vous n’ayez pas plus de sens. Si M. Jonas ne se souciait pas de vous, comment pouvez-vous regretter de ne pas l’avoir épousé ?

– Moi, regretter de ne pas l’avoir épousé ! s’écria Cherry ; moi, regretter de ne pas l’avoir épousé, p’pa !

– Alors pourquoi jouez-vous cette comédie, répliqua le père, si vous ne le regrettez pas ?

– Parce que j’ai été traitée avec perfidie, s’écria Cherry, et parce que ma propre sœur et mon propre père ont conspiré contre moi. Je ne lui en veux pas à elle, dit Cherry d’un air plus irrité que jamais. Elle me fait pitié, je la plains, je connais la destinée qui l’attend avec ce misérable.

– Que vous appeliez ou non M. Jonas un misérable, mon enfant, dit M. Pecksniff avec résignation, il ne s’en portera pas plus mal ; mais appelez-le comme il vous plaira, et finissons-en.

– Ce n’est pas fini, p’pa, répliqua Charity ; non ! ce n’est pas fini. Ce n’est pas le seul point sur lequel nous soyons en désaccord. Je ne me soumettrai pas à tout cela. Il faut que vous le sachiez une fois pour toutes. Non ! je ne me soumettrai pas à tout cela, p’pa. Je ne suis pas assez imbécile ni assez aveugle. Tout ce que je puis vous dire, c’est que je ne m’y soumettrai pas. »

Quoique cette déclaration ne fût pas bien claire, c’est M. Pecksniff à son tour qui en éprouva une rude secousse ; tous ses pénibles efforts pour avoir l’air indifférent ne firent qu’augmenter sa profonde tristesse. Sa colère se changea en aménité, et ses paroles redevinrent douces et caressantes.

« Ma chère, dit-il, si dans l’emportement passager d’un moment d’irritation j’ai eu recours à certains moyens injustifiables pour arrêter une petite explosion de nature à vous faire tort ainsi qu’à moi (et c’est possible que je l’aie fait), je vous en demande pardon. Un père demandant pardon à son enfant, ajouta M. Pecksniff, c’est, à mon avis, un spectacle capable d’attendrir la plus âpre nature. »

Mais ces paroles n’attendrirent pas du tout miss Pecksniff, peut-être parce que sa nature n’était pas encore assez âpre. Au contraire, elle persista dans son dire et répéta à plusieurs reprises qu’elle n’était pas tout à fait assez imbécile ni assez aveugle, et qu’elle ne se soumettrait pas à tout ça.

« Vous êtes le jouet de quelque méprise, mon enfant ! s’écria M. Pecksniff ; mais je ne veux pas vous en demander la cause et ne tiens pas à la connaître. Non, je vous en prie, ajouta-t-il en étendant la main et en rougissant, laissons là ce sujet, ma chère, quel qu’il soit.

– C’est juste : il ne faut pas que ce sujet revienne jamais entre nous, monsieur, dit Charity. Mais je désire pouvoir l’éviter une autre fois, et en conséquence je dois vous prier de me chercher un gîte. »

M. Pecksniff promena ses regards autour de la chambre, et dit :

« Mon enfant !

– Une autre maison, papa, répondit Cherry sur un ton de plus en plus majestueux. Placez-moi chez Mme Todgers ou autre part, dans une condition indépendante : car je ne veux plus vivre ici, dans le cas où cela arriverait. »

Il est possible que Mlle Pecksniff rêvât chez Mme Todgers une cour d’adorateurs prêts dans leur enthousiasme à tomber à ses pieds. Il est possible que M. Pecksniff, par l’effet de son rajeunissement, vît de son côté dans cette suggestion un moyen commode de se débarrasser d’une charge que le caractère de Cherry et la surveillance à exercer sur elle lui rendaient pénible. Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette proposition fut loin de résonner aux oreilles attentives de M. Pecksniff comme le glas funèbre de ses espérances.

Mais c’était un homme à grands sentiments, à sensibilité exquise : il prit son mouchoir dans ses mains et le pressa contre ses yeux, comme n’y manquent jamais les gens de cette espèce, surtout lorsqu’ils savent qu’on les regarde.

« L’un des oiseaux de ma couvée, s’écria M. Pecksniff, m’a quitté pour se réfugier dans le sein d’un étranger, l’autre veut s’envoler chez Mme Todgers. À la bonne heure. Et moi, qu’est-ce que je vais devenir ? Je n’en sais en vérité rien, mais n’importe. »

Cette réflexion, rendue peut-être plus touchante encore, parce qu’elle n’était qu’à demi formulée, ne produisit aucun effet sur Charity, qui resta renfrognée, roide et inexorable.

« Mais j’ai toujours sacrifié le bonheur de mes enfants au mien propre… je veux dire mon propre bonheur à celui de mes enfants ; et je ne commencerai pas aujourd’hui à régler ma vie sur d’autres principes. Si vous devez être plus heureuse chez Mme Todgers que dans la maison paternelle, ma chère enfant, allez chez Mme Todgers ! … Ne vous inquiétez pas de moi, mon enfant, ajouta M. Pecksniff avec émotion, je me tirerai toujours d’affaire. »

Miss Charity, qui avait deviné le secret plaisir que son père éprouvait à la pensée du changement proposé, contint elle-même sa joie et s’occupa de négocier les termes de la séparation. Les idées de Pecksniff à ce sujet furent d’abord si étroites, qu’un autre différend, qui eût pu amener une nouvelle secousse du chignon, menaça de s’ensuivre ; mais par degrés ils arrivèrent à une sorte de bonne entente, et l’orage se dissipa. À vrai dire, le projet de miss Charity était si agréable à tous deux, qu’il eût été bien étonnant qu’ils n’en vinssent pas à un arrangement amical. Il fut bientôt convenu entre eux que ce plan serait mis à l’essai, et cela immédiatement, c’est-à-dire que Cherry se plaindrait de n’être pas bien portante, et prétexterait le besoin d’un changement d’air, le désir d’être près de sa sœur, pour servir d’excuse à son départ aux yeux de M. Chuzzlewit et de Mary, informés d’ailleurs au préalable de son indisposition prétendue. Ces prémisses étant acceptées, M. Pecksniff donna sa bénédiction à Cherry avec toute la dignité d’un homme qui, par pure abnégation, a fait un pénible sacrifice, mais qui se console en songeant que la vertu trouve sa récompense en elle-même. Ce fut la première fois qu’ils se réconcilièrent depuis cette nuit difficile à pardonner, où M. Jonas, faisant fi de l’aînée, avait déclaré son amour pour la cadette, et où M. Pecksniff l’avait pourtant accueilli pour gendre, par des considérations de haute moralité.

Mais au nom du ciel, par quelle merveille (une merveille de plus dans cette illustre famille des sept merveilles du monde, tant vantées), par quelle merveille M. Pecksniff et sa fille étaient-ils au moment de se séparer ? Comment se faisait-il que leurs relations mutuelles eussent été altérées à ce point ? Pourquoi miss Pecksniff avait-elle été assez violente pour faire entendre qu’elle n’était ni aveugle ni imbécile, et qu’elle ne supporterait pas cela ? Serait-il bien possible que M. Pecksniff eût quelque velléité de se remarier, et que Charity, avec l’œil perçant d’une vieille fille, eût pénétré son dessein ?

Allons aux informations.

M. Pecksniff étant un homme irréprochable, sur lequel le souffle de la calomnie passait sans laisser de traces, comme tout autre souffle sur une surface polie, pouvait se permettre bien des choses impossibles au commun des mortels. Il connaissait la pureté des ses intentions : aussi, quand il avait une intention, il mettait à l’exécuter toute l’ardeur d’un honnête (ou d’un malhonnête) homme. Or, avait-il quelque motif puissant et palpable de prendre une seconde femme ? Oui, il en avait un, non pas un, mais deux, mais un grand nombre de motifs combinés.

Le vieux Martin Chuzzlewit avait subi par degrés un important changement : depuis la nuit où il était arrivé sous de si fâcheux auspices chez M. Pecksniff, il était devenu comparativement docile et maniable. M. Pecksniff avait attribué d’abord cette transformation subite à l’effet que la mort de son frère avait produit sur lui. Mais, à partir de ce jour, le caractère de Martin Chuzzlewit semblait s’être modifié par une progression régulière, et il avait fini par tomber dans une indifférence absolue pour toute autre personne que M. Pecksniff. Son air était le même qu’auparavant, mais son esprit était bien changé. Ce n’était pas que telle ou telle passion eût pris un caractère plus marqué ou plus adouci : c’était l’ensemble même, c’était l’homme tout entier qui s’était décoloré. Là où un trait de son caractère avait disparu, il n’avait pas été remplacé par un autre. Ses sens mêmes baissaient aussi. Il avait la vue moins bonne, l’oreille dure : il ne paraissait pas faire attention à ce qui se passait sous ses yeux, et restait profondément taciturne durant des jours entiers. Le progrès de cet affaissement fut si rapide, qu’il était à peu près consommé, avant qu’on eût commencé à s’en apercevoir. M. Pecksniff fut le premier à en faire la découverte, et, comme il avait le souvenir encore frais d’Anthony Chuzzlewit, il reconnut chez Martin les mêmes symptômes de décadence.

Pour un gentleman aussi sensible que M. Pecksniff, c’était un spectacle des plus douloureux. Il ne pouvait s’empêcher de songer à la possibilité d’un complot dirigé contre son respectable parent par des gens intéressés, et de prévoir que ses richesses pourraient tomber dans des mains indignes. Cette pensée lui donna tant de trouble qu’il résolut de s’assurer de la fortune entière, de tenir à distance les prétendants à la succession, et d’élever, à son profit, un rempart autour du vieux Chuzzlewit. Peu à peu il se mit à expérimenter si M. Chuzzlewit promettait de devenir un instrument entre ses mains : après s’être convaincu qu’il en était ainsi, et que le vieillard était comme une molle argile sous ses doigts plastiques, il ne fut plus occupé, la bonne âme ! qu’à rétablir son ascendant sur lui ; et, comme les premières épreuves qu’il faisait de son pouvoir réussissaient au delà de ses espérances, il commença à penser qu’il entendait déjà l’argent du vieux Martin sonner dans ses chères petites poches.

Cependant, quand M. Pecksniff réfléchissait là-dessus (et il avait trop de zèle pour ne pas y réfléchir souvent), quand il songeait, le cœur palpitant, à la marche des événements qui avaient mis dans ses mains le vieux gentleman pour la confusion des intrigants et le triomphe d’un caractère droit et honnête comme le sien, il sentait toujours qu’il avait dans Mary Graham une pierre d’achoppement. Le vieillard pouvait dire tout ce qu’il lui plaisait : M. Pecksniff n’en connaissait pas moins l’affection qu’il portait à cette jeune fille. Il savait que Chuzzlewit avait montré cet attachement dans mille petites circonstances ; qu’il aimait à voir Mary près de lui et ne se trouvait jamais à son aise quand elle était longtemps absente. Il avait bien fait serment, disait-on, de ne lui rien laisser dans son testament ; mais M. Pecksniff en doutait fort. Et quand ce serait vrai, n’avait-il pas un grand nombre de moyens pour se soustraire à son serment et rassurer sa conscience ? M. Pecksniff savait bien que la chose était facile. Que l’isolement de Mary, laissée après lui sans protecteur, ne fût pas un léger souci pour l’esprit du vieillard, M. Pecksniff le savait aussi, car il avait souvent entendu M. Chuzzlewit en exprimer de l’inquiétude. « Mais, se disait M. Pecksniff, si je l’épousais ! … Eh bien ! répétait-il, redressant sa chevelure et contemplant son buste sculpté par Spoker : si je commençais par m’assurer de l’assentiment du vieillard (il est à peu près imbécile, le pauvre gentleman), si j’épousais Mary ! … »

M. Pecksniff avait à un degré très-vif le sentiment de la beauté, surtout chez les femmes. Sa conduite à l’égard du beau sexe était remarquable par le caractère de l’insinuation. On se souvient qu’à un autre endroit de ce livre il embrassait Mme Todgers à la moindre occasion. C’était une faiblesse qu’il avait comme ça, une suite de la douceur naïve de ses dispositions naturelles. Avant d’avoir dans l’esprit aucune pensée matrimoniale, il avait donné à Mary quelques petits témoignages de son admiration platonique. Ils avaient été repoussés avec indignation, mais cela ne faisait rien. Il est vrai que, sitôt que cette idée se fut développée en lui, sa passion devint trop ardente pour échapper à l’œil perçant de Cherry, qui lut tous ses projets d’un seul regard. Mais M. Pecksniff n’en avait pas moins continué à ressentir le pouvoir des charmes de Mary. Ainsi, l’Intérêt et l’Amour marchaient de pair, attelés ensemble au char matrimonial du plan de M. Pecksniff.

Quant à certaine velléité de faire payer ainsi au jeune Martin les expressions insolentes dont il s’était servi au moment de leur séparation, et de lui fermer encore plus toute espérance de réconciliation avec son grand-père, M. Pecksniff était trop doux et trop miséricordieux pour être soupçonné de nourrir une pareille idée. Quant à être repoussé par Mary, M. Pecksniff était convaincu que, dans sa position, Mary ne pourrait jamais résister, si M. Chuzzlewit et lui se trouvaient tous deux réunis contre elle. Quant à consulter les vœux de la demoiselle dans une telle circonstance, cela n’entrait pas dans le code moral de M. Pecksniff : car il connaissait son prix, il savait que son alliance ne pouvait être regardée que comme une bénédiction par la personne intéressée. Sa fille ayant rompu la glace et brisé entre eux tout lien, M. Pecksniff n’avait plus maintenant qu’à poursuivre son dessein aussi adroitement qu’il le pourrait et par les voies les plus habiles.

« Eh bien, mon bon monsieur, dit M. Pecksniff en rencontrant le vieux Martin dans le jardin, car c’était par là qu’il passait volontiers dans ses promenades, comment va notre cher ami, par cette délicieuse matinée ?

— Est-ce que vous voulez parler de moi ? lui demanda le vieillard.

— Ah ! se dit M. Pecksniff, un de ses jours de surdité, à ce que je vois. Et de qui voulez-vous donc que je parle, mon cher monsieur ?

— Vous auriez pu parler de Mary, répliqua le vieillard.

— Certes : vous avez raison. Je puis parler d’elle comme d’une tonne et excellente amie, j’espère, répliqua M. Pecksniff.

— Je l’espère aussi, répondit le vieux Martin. Car je crois qu’elle mérite ce titre.

— Vous le croyez ! s’écria Pecksniff. Dites que vous en êtes sûr, monsieur Chuzzlewit.

— Je vois bien que vous parlez, répliqua Martin, mais je ne saisis point ce que vous dites ; parlez plus haut.

— Il devient plus sourd qu’un caillou, pensa Pecksniff. Je disais, mon cher monsieur, que je crains d’avoir la douleur de me séparer de Cherry.

— Qu’a-t-elle donc fait ? demanda le vieillard.

— Il vous pose les plus ridicules questions que j’aie jamais entendues, murmura M. Pecksniff. On dirait aujourd’hui qu’il est tombé en enfance. » Après quoi, il ajouta avec un tendre rugissement : « Elle n’a rien fait, mon cher ami.

— Pourquoi alors êtes-vous au moment de vous séparer ? demanda Martin.

— Elle n’est pas du tout bien portante, répondit M. Pecksniff. Et puis sa sœur lui manque, mon cher monsieur : elle l’aimait à la folie depuis le berceau. Je songe à lui faire faire un petit tour à Londres pour la changer, un bon petit tour un peu long, monsieur, si je vois qu’elle s’y plaît.

— Très-bien, s’écria Martin, cela est judicieux.

— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi. J’espère que vous voudrez bien continuer à me tenir compagnie dans ma triste solitude, quand ma fille sera partie.

— Je n’ai pas l’intention de m’éloigner d’ici, répondit Martin.

— Alors pourquoi, dit M. Pecksniff en passant le bras du vieillard sous le sien et en marchant lentement, pourquoi, mon bon monsieur, ne viendriez-vous pas vous établir auprès de moi ? Je pourrais du moins vous entourer de plus de confort dans mon humble cottage que ne vous en offrirait une maison meublée, dans ce village. Pardonnez — moi, monsieur Chuzzlewit, pardonnez-moi si je vous dis que le Dragon, quoique bien dirigé par mistress Lupin, qui est, autant que je puis croire, une des plus dignes créatures de ce pays, n’est après tout qu’une auberge peu bienséante pour miss Graham. s Martin réfléchit un moment ; puis après lui avoir secoué la main, lui dit :

« Oui, vous avez parfaitement raison. Ce n’est pas là ce qu’il lui faut. »

M. Pecksniff ajouta éloquemment :

« La vue même des quilles est loin de convenir à une âme délicate.

— C’est à coup sûr un amusement vulgaire, dit le vieux Martin.

— Du dernier vulgaire, répondit M. Pecksniff. Alors pourquoi ne pas amener ici miss Graham, monsieur ? Voici la maison. Je vais y être seul ! car Thomas Pinck ne compte pas. Votre intéressante amie occupera la chambre de ma fille : vous choisirez la vôtre : nous n’aurons pas de discussion pour cela, je vous assure.

— C’est probable, dit Martin. M. Pecksniff lui pressa la main.

« Nous nous comprenons, mon cher monsieur, je le vois…. Je le mène par le bout du nez, se dit-il avec ivresse.

— Vous me laisserez régler le prix de la pension ? dit le vieillard après une minute de silence.

— Oh ! ne parlez pas de pension, s’écria Pecksniff.

— Je dis, répéta Martin avec une lueur de son obstination d’autrefois, que vous me laisserez libre de fixer le prix de la pension. Y consentez-vous ?

— Puisque vous le désirez, mon bon monsieur.

— C’est toujours mon habitude, dit le vieillard ; vous savez que c’est toujours mon habitude. Je veux payer partout où je vais, même chez vous. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne me restera pas encore avec vous un compte que je vous acquitterai quelque jour, Pecksniff. »

L’architecte était trop ému pour parler. Il essaya de répandre une larme sur la main de son bienfaiteur, mais il n’en put trouver une dans ses yeux. Sa distillerie était à sec.

« Puisse ce jour être très-éloigné ! telle fut sa pieuse exclamation. Ah ! monsieur, si je pouvais dire quel profond intérêt je ressens pour vous et les vôtres ! Je veux parler de notre jeune et belle amie.

– C’est vrai, répondit Martin, c’est vrai ; elle a besoin d’avoir quelqu’un qui lui porte intérêt. J’ai eu tort de l’élever comme j’ai fait. Quoiqu’elle fût orpheline, elle eût trouvé pour la protéger quelqu’un qu’elle eût aimé en retour. Quand elle était encore enfant, je me complaisais dans la pensée qu’en satisfaisant ma fantaisie de la placer entre moi et de lâches intrigants, je lui avais rendu service. Maintenant c’est une femme, et je n’ai plus cette consolation. Elle n’a pas d’autre protecteur qu’elle-même. Je l’ai laissée dans un tel isolement du monde, que le premier chien venu peut la mordre ou la flatter traîtreusement. Et pourtant elle a besoin des égards les plus délicats. Ah ! oui, elle en a grand besoin.

– Si l’on pouvait changer sa position d’une manière définitive, monsieur ? suggéra M. Pecksniff.

– Comment cela pourrait-il s’arranger ? Voulez-vous que j’en fasse une couturière ou une gouvernante ?

– Le ciel me préserve de cette idée ! dit M. Pecksniff. Cher monsieur, il y a d’autres moyens, il y en a. Mais je suis trop ému et trop troublé en ce moment pour en dire davantage. Je sais à peine ce que je dis. Permettez-moi de remettre cette conversation à une autre fois.

– Seriez-vous malade ? demanda Martin avec anxiété.

– Non, non, s’écria Pecksniff. Non, permettez-moi de reprendre cet entretien une autre fois. Je vais faire un petit tour de promenade. Dieu vous bénisse ! »

Le vieux Martin lui rendit sa bénédiction et lui serra la main. Comme il s’éloignait et se dirigeait lentement vers la maison, M. Pecksniff resta à le regarder, parfaitement bien remis de sa dernière émotion que, chez un autre homme, on eût pu prendre pour un stratagème inventé afin de tâter le pouls à son malade. Quant au vieillard, à cette communication, sa physionomie avait si peu changé d’expression que M. Pecksniff, en le voyant s’éloigner, ne put s’empêcher de répéter :

« Quand je disais que je menais cet homme-là par le bout du nez ! »

Le vieux Martin s’était avisé de tourner la tête et de lui envoyer un salut amical ; M. Pecksniff lui répondit par le même geste.

« J’ai pourtant vu un temps, se disait M. Pecksniff, et ce temps n’est pas encore éloigné, où il ne daignait seulement pas me regarder. Que ce changement est flatteur ! Le tissu du cœur humain est si délicat, et les moyens de le prendre sont si compliqués ! À le voir, on dirait qu’il est toujours le même, et cependant je le mène maintenant par le bout du nez. Ce que c’est ! »

À la vérité, il semblait qu’il n’y eût plus rien que M. Pecksniff ne pût risquer maintenant vis-à-vis de Martin Chuzzlewit car tout ce que M. Pecksniff disait ou faisait était juste, et tout ce qu’il décidait était fait. Martin n’avait échappé à tant de pièges de la part des parents besogneux à l’affût de sa fortune, et n’était resté, durant tant d’années, dans la coquille de sa défiance soupçonneuse, que pour devenir l’instrument et le jouet du bon Pecksniff. Le bonheur que lui donnait cette conviction se peignait sur la figure de l’architecte, qui continua sa promenade du matin.

La température printanière du cœur de Pecksniff se reflétait sur le sein de la nature. À travers de profondes et vertes échappées où les branches formaient une voûte et montraient les rayons du soleil jaillissant dans une admirable perspective ; à travers la fougère emperlée de rosée d’où les lièvres frémissants se glissaient et disparaissaient à son approche ; au milieu d’étangs ombragés et d’arbres tombés ; suivant les pentes des vallées et faisant bruire les feuilles dont le parfum n’était plus qu’un souvenir, errait le doux Pecksniff. Longeant les barrières des prairies et les haies embaumées de roses sauvages, et passant auprès de cottages au toit de chaume dont les habitants se courbaient humblement devant lui comme devant un homme savant et bon, le digne Pecksniff était plongé dans une calme méditation. L’abeille passait en bourdonnant et butinait son miel. Les cousins parasites voltigeaient follement dans leur cercle élastique, et, devançant toujours ses pas, dansaient gaiement devant lui. La mémoire des longues herbes glissaient timidement sur leurs plis, suivant le mouvement des nuages qui flottaient au loin dans les airs. Les oiseaux innocents, image ailée de la conscience de Pecksniff, le saluaient de leurs chants sur chaque branche, et M. Pecksniff rendait hommage à sa manière, à cette belle journée, en ruminant ses projets tout le long du chemin.

Il vint trébucher par hasard, au milieu de ses réflexions, contre la large racine d’un vieil arbre, et leva ses yeux honnêtes pour examiner le terrain qu’il avait devant lui. Quel frémissement il éprouva en voyant le rêve de ses pensées en chair et en os ! À deux pas était Mary, Mary elle-même ! et seule !

D’abord M. Pecksniff s’arrêta comme s’il avait eu l’intention d’éviter la jeune fille ; mais son second mouvement fut d’avancer, ce qu’il fit rapidement. Il chantait en marchant, si doucement et avec une telle innocence, qu’il ne lui manquait que des plumes et des ailes pour être un oiseau.

En entendant derrière elle des notes qui ne venaient pas des chanteurs du bosquet, Mary se retourna. M. Pecksniff lui adressa un baiser de la main et fut en un instant auprès d’elle.

« Vous venez admirer la nature ? dit M. Pecksniff ; c’est comme moi.

– La matinée est si belle, dit Mary, que je me suis laissé entraîner à aller plus loin que je ne le voulais ; je vais m’en retourner.

– Encore comme moi, dit M. Pecksniff. Je vais retourner avec vous. Prenez mon bras, ma charmante enfant, » ajouta-t-il.

Mary repoussa l’invitation et marcha si vite que M. Pecksniff lui fit cette observation :

« Vous marchiez tout doucement quand je vous ai rencontrée. Pourquoi êtes-vous si cruelle que de presser le pas maintenant ? Vous ne vouliez pas m’éviter, sans doute ?

– Pardon, répondit-elle en tournant vers lui sa joue empourprée d’indignation. Vous le savez bien ! Laissez-moi, monsieur Pecksniff ; je ne veux pas que vous me touchiez, cela me déplaît. »

La toucher ! … Eh quoi ! ce chaste et patriarcal contact que mistress Todgers, une personne assurément très-réservée, avait supporté non-seulement sans se plaindre, mais encore avec une apparente satisfaction ! C’était parfaitement injuste. M. Pecksniff ne dissimula point qu’il était fâché de l’entendre parler ainsi.

« Si vous n’avez pas remarqué, dit Mary, que c’est là l’impression que j’éprouve, recevez-en l’assurance de mes propres lèvres ; et si vous êtes un gentleman, ne continuez pas à m’offenser.

– Bien, bien, dit doucement M. Pecksniff. Je ne pourrais qu’approuver cette pudeur chez ma propre fille ; comment pourrais-je m’en plaindre chez une belle personne comme vous ? C’est une chose pénible et qui me fend le cœur ; mais je ne veux pas vous contrarier, Mary. »

Elle essaya de lui dire qu’elle en était bien fâchée ; mais elle ne put s’y résoudre, et, vaincue par l’émotion, elle fondit en larmes. M. Pecksniff put donc recommencer à son aise avec elle son jeu de la maison, dans l’intention de faire durer le plaisir longtemps ; et, prenant avec la main qu’il avait de libre la main de Mary, il s’amusa tantôt à écarter les doigts de la jeune fille avec les siens, tantôt à les baiser, tout en poursuivant ainsi la conversation :

« Je suis content que nous nous soyons rencontrés, très-content. Je puis maintenant décharger mon cœur d’un secret qui me pèse, et vous parler en toute confiance. Mary, dit Pecksniff, prenant les intonations les plus tendres, si tendres qu’elles ressemblaient à un petit hurlement, ma chère amie ! je vous aime ! … »

Ce que c’est que la dissimulation des jeunes filles ! … Mary eut l’air de frissonner.

« Je vous aime, ma chère amie, continua M. Pecksniff, avec une ardeur qui m’étonne moi-même. Je supposais que les sensations de ce genre avaient été ensevelies dans la tombe d’une dame qui ne venait qu’en seconde ligne après vous pour les qualités de l’esprit et de la beauté ; mais je m’aperçois que je m’étais trompé. »

Elle essaya de dégager ses mains ; mais elle eût pu aussi facilement tenter de s’affranchir de l’étreinte d’un boa constrictor amoureux, si l’on peut comparer à Pecksniff ce reptile artificieux.

« Je suis veuf, c’est vrai, dit M. Pecksniff, passant en revue les bagues qu’elle portait aux doigts, et suivant avec son pouce épais les méandres d’une veine bleue et délicate ; je suis veuf et j’ai deux filles, mais je n’ai pas encore trop de charges, mon amour. L’une est mariée, comme vous savez ; l’autre, de son propre gré, et surtout parce qu’elle a pressenti, je l’avoue, et pourquoi pas ? que je veux changer de condition, est au moment de quitter la maison paternelle. Je suis estimé, je l’espère. On se plaît à dire du bien de moi, à ce que je puis croire. Ma personne et mes manières ne sont pas absolument celles d’un monstre, j’en ai la confiance. Ah ! la vilaine petite main, dit M. Pecksniff, en cherchant à retenir celle qui cherchait à lui échapper, ne voilà-t-il pas qu’elle m’a fait prisonnier ! Allez, allez ! »

Et il tapa la vilaine petite main pour la punir ; et puis, pour la réconforter, il l’attira dans son gilet.

« Bénis dans notre affection réciproque, dit-il, et dans la société de notre vénérable ami, mon cher trésor, nous serons heureux. Quand il aura abordé au port du repos, nous nous consolerons ensemble. Qu’en dites-vous, ma jolie princesse ?

– Il est possible, répondit précipitamment Mary, que je vous doive de la gratitude pour ce témoignage de votre confiance. Je ne puis dire précisément que je vous en remercie, mais je veux supposer que vous méritez mes remercîments. Acceptez-les et laissez-moi, je vous prie, monsieur Pecksniff. Je ne saurais écouter votre proposition. Je ne saurais l’accueillir. Il y a bien des femmes auxquelles elle peut convenir ; mais à moi, non. Par pitié, de grâce, laissez-moi ! »

M. Pecksniff continuait de marcher avec son bras passé autour de la taille de Mary et sa main dans la sienne, avec autant de satisfaction que s’ils s’étaient donnés tout entiers l’un à l’autre et qu’ils se fussent unis par les liens du plus tendre amour.

« Si vous usez vis-à-vis de moi de la supériorité de votre force, dit Mary, qui, en voyant que les paroles honnêtes ne produisaient pas le moindre effet sur lui, ne fit plus aucun effort pour cacher son indignation, si vous me contraignez par l’ascendant de votre force physique à revenir avec vous pour être tout le long du chemin victime de votre insolence, vous ne pourrez du moins empêcher ma pensée de s’exprimer librement. Vous ne m’inspirez que le plus profond dégoût ; je connais le fond de votre caractère et je le méprise.

– Non, non ! dit M. Pecksniff avec douceur. Non, non, non !

– Par quel artifice ou par quel malheureux concours de circonstances avez-vous acquis votre influence actuelle sur M. Chuzzlewit ? je l’ignore. Peut-être même survivra-t-elle à la connaissance de ce que vous faites là ! mais, en tout cas, monsieur, il sera instruit de votre conduite. »

M. Pecksniff souleva languissamment ses lourdes paupières et les laissa retomber. Il avait l’air de dire avec un sang-froid imperturbable : « Ah ! en vérité ! »

« N’est-ce pas assez, dit Mary, de changer et de fausser son caractère, de faire tourner ses préjugés au profit de vos mauvais desseins, d’endurcir un cœur naturellement bon en lui cachant la vérité pour ne laisser pénétrer jusqu’à lui que des idées fausses et mensongères ? n’est-ce pas assez d’avoir tout ce pouvoir, d’en user et d’en abuser, sans vous montrer encore grossier, cruel et lâche avec moi ? »

Et M. Pecksniff continuait de l’emmener tranquillement, d’un air aussi paisible et aussi innocent que l’agneau qui broute dans les champs.

« Quoi ! monsieur, rien ne peut donc vous émouvoir ! s’écria Mary.

– Ma chère, répondit M. Pecksniff avec un coup d’œil placide, l’habitude qu’on a d’examiner sa conscience et la pratique de… dirai-je de la vertu ?

– De l’hypocrisie ! dit vivement Mary.

– Non, non, reprit M. Pecksniff, tapotant d’un air de reproche la main captive de la jeune fille ; la pratique de la vertu… tout cela m’a appris si bien à me tenir sur mes gardes, qu’il est très-difficile de me déconcerter. Le fait est curieux ; mais réellement c’est chose très-difficile pour qui que ce soit de me déconcerter. Et, ajouta M. Pecksniff en redoublant son étreinte folâtre, mademoiselle a pensé qu’elle le pourrait ! on voit bien qu’elle ne connaît guère mon cœur ! »

Guère en effet. Mary avait l’esprit si mal fait, qu’elle eût préféré aux caresses de M. Pecksniff celles d’un crapaud, d’une vipère ou d’un serpent, qui sait même ? l’embrassement d’un ours.

« Voyons, voyons, dit ce bon gentleman, un mot ou deux arrangeront l’affaire et rétabliront entre nous la bonne intelligence. Je ne suis pas fâché, mon amour.

– Vous fâché !

– Non, je ne le suis pas, je vous le déclare. Ni vous non plus. »

Il y avait cependant sous la main de M. Pecksniff un cœur palpitant qui disait bien le contraire.

« Je suis sûr que vous ne l’êtes pas, reprit-il, et je vous dirai comment. Il y a deux Martin Chuzzlewit, ma chère, et, si vous communiquiez à l’un votre colère, cela aurait pour l’autre de sérieuses conséquences. Vous comprenez ? Vous ne voudriez point lui nuire, n’est-ce pas ? »

Mary trembla de tout son corps, et lança à Pecksniff un regard empreint de tant de fierté dédaigneuse, qu’il détourna les yeux, sans doute pour n’être pas obligé de se fâcher malgré lui.

« Une querelle toute passive, mon amour, dit M. Pecksniff, peut se changer en une guerre active ; souvenez-vous-en. Il serait pénible de couronner la ruine d’un jeune homme déshérité déjà dans ses espérances compromises : mais ce ne serait pas difficile. Ah ! que c’est facile, au contraire ! Vous dites que j’ai quelque influence sur notre vénérable ami ? c’est bien possible, je ne dis pas non. »

Il leva ses yeux sur ceux de Mary, et secoua la tête d’un air de raillerie charmante.

« Non, continua-t-il d’un ton plus sérieux ; tout considéré, ma mignonne, si j’étais à votre place, je garderais mon secret pour moi. Je ne suis pas du tout sûr, bien loin de là, que la chose surprît notre ami : car nous avons eu ensemble, pas plus tard que ce matin, un bout de conversation, et la nécessité de vous établir d’une manière plus convenable lui donne de l’anxiété, beaucoup d’anxiété. Mais qu’il soit surpris ou non, la conséquence de votre dénonciation serait la même. Martin junior pourrait en souffrir beaucoup. Je ne demande pas mieux que d’avoir pitié de Martin junior, voyez-vous ! dit M. Pecksniff avec un sourire persuasif. Il ne le mérite guère ; mais c’est égal, c’est moi qui sollicite sa grâce auprès de vous. »

C’est pour le coup que la jeune miss pleura amèrement ; elle tomba dans un tel accès de douleur, que Pecksniff jugea prudent de laisser là sa taille et qu’il ne tint plus Mary que par la main.

« Quant à notre part dans cet important petit secret, dit-il, nous la garderons pour nous et nous en parlerons entre nous, lorsque les premiers moments seront passés. Vous consentirez, mon amour, vous consentirez, je le sais. Quelle que soit votre idée à cet égard, vous consentirez. Je crois me rappeler avoir ouï dire, je ne sais vraiment où ni comment, ajouta-t-il avec une franchise enchanteresse, que vous et Martin junior, quand vous étiez petits, vous avez éprouvé l’un pour l’autre une sorte de tendresse enfantine. Lorsque nous serons mariés, vous aurez la satisfaction de penser qu’au lieu de persévérer pour sa ruine, cette fantaisie vous a passé pour son bien : car nous verrons alors ce qu’il nous sera possible de faire pour rendre à Martin junior quelque petit service. J’ai, dites-vous, de l’influence sur notre vénérable ami ? peut-être bien ; je ne dis pas non. »

L’entrée du bois où se passait cette scène charmante touchait à la maison de M. Pecksniff. Les deux interlocuteurs se trouvaient maintenant si rapprochés de l’habitation, que Pecksniff s’arrêta, et prenant Mary par son petit doigt, lui dit d’un ton folâtre en manière d’adieu :

« Voulez-vous que je le morde ? »

Ne recevant point de réponse, il le baisa au lieu de le mordre ; puis se baissant, il inclina vers le visage de Mary sa figure flasque et mollasse (on peut être homme de bien et avoir la figure mollasse) ; et lui donnant sa bénédiction, qui, venant d’une telle source, était suffisante pour lui assurer force et bonheur depuis ce jour jusqu’à la fin de sa vie, il la lâcha enfin et la laissa aller.

La galanterie, la vraie galanterie, passe pour donner à un homme de la noblesse et de la dignité ; et l’amour a raffiné plus d’un ours mal léché. Mais M. Pecksniff (peut-être parce que, pour une nature aussi épurée que la sienne, l’amour et la galanterie n’étaient que des détails grossiers) ne paraissait certainement en avoir retiré aucun avantage, maintenant qu’il était demeuré seul. Au contraire, il semblait rapetissé et racorni ; il avait l’air de vouloir se cacher en lui-même et d’être tout malheureux de n’y pouvoir réussir. Ses souliers étaient évidemment trop grands pour lui, ses manches trop longues ; il avait des cheveux de chien noyé, un chapeau qui ne lui tenait pas sur la tête, une figure en lame de couteau, un cou allongé qui semblait appeler la corde à son secours ; en moins de deux minutes il était devenu tout brûlant, tout pâle, honteux, mesquin, furtif, c’est-à-dire l’antipode d’un Pecksniff. Mais bientôt après il redevint lui-même, et rentra à son logis avec une expression aussi radieuse que s’il avait été le grand prêtre de l’Été en personne.

« Papa, dit Charity, j’ai arrangé mon départ pour demain.

– Sitôt, mon enfant !

– Dans les circonstances où nous sommes, répondit Charity, je ne saurais partir trop tôt. J’ai écrit à Mme Todgers pour lui proposer un arrangement, et je l’ai priée de m’attendre en tout cas à l’arrivée de la diligence… Monsieur Pinch, vous allez être entièrement votre maître. »

M. Pecksniff venait de sortir de la chambre, et M. Pinch venait d’y entrer.

« Mon maître ! … répéta Tom.

– Oui, vous n’aurez plus personne entre mon père et vous, dit Charity. Du moins je l’espère, car on ne peut jamais répondre de rien. Ce monde est si changeant !

— Eh quoi! est-ce que… est-ce que vous allez vous marier, miss Pecksniff ? demanda Tom, au comble de la surprise.

— Pas positivement, dit Charity en balbutiant. Je n’y suis point encore décidée. Je crois que ce serait déjà fait, si j’avais voulu, monsieur Pinch.

— Je crois bien, » dit Tom.

Et en effet, il le croyait de bonne foi, il le croyait du fond du cœur.

« Non, dit Charity , je ne vais pas me marier. Ni moi, ni d’autre, que je sache. Hum ! mais je ne vais plus demeurer avec papa. J’ai mes raisons, mais c’est un grand secret. J’éprouverai toujours une vive amitié pour vous, je vous l’assure, à cause de la fermeté que vous avez montrée certaine nuit. Pour ce qui est de vous et de moi, monsieur Pinch, nous nous, séparons les meilleurs amis du monde ! »

Tom la remercia de sa confiance et de son amitié ; mais la première cachait encore un mystère qui le confondait complétement. Dans son dévouement extravagant pour la famille Pecksniff, il avait ressenti la perte de Merry plus qu’on n’aurait pu le croire, si l’on n’avait pas su que, plus il éprouvait d’avanies dans cette maison, plus il se reprochait de les avoir méritées. A peine s’était-il réconcilié avec cette idée que voilà Charity qui allait partir aussi ! Elle avait grandi en quelque sorte sous les yeux de Tom. Si les deux sœurs étaient les filles de Pecksniff, elles ne l’étaient guère moins de Tom : il était accoutumé à les servir comme Pecksniff à les aimer. Il ne pouvait donc se résigner à ce nouveau départ, et Tom, n’eut pas cette nuit—là deux heures de sommeil : il la passa tout entière à réfléchir à ces terribles changements.

Quand le matin reparut, Tom pensa que tout ce mystère n’avait été qu’un rêve. Mais non : en descendant l’escalier, il trouva tout le monde occupé à boucler les malles, à lier les boîtes, à faire, pour le départ de miss Charity, une foule de préparatifs qui durèrent toute la journée. à l’heure du passage de la diligence du soir, miss Charity déposa sur la table du parloir avec une grande solennité les clefs du ménage ; elle prit gracieusement congé de toute sa maison, et donna au toit paternel une bénédiction dont, le dimanche suivant, à l’église, la servante de Pecksniff, si l’on en croit les mauvaises langues, remercia le ciel avec ferveur.