Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/39

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CHAPITRE XIV.
Qui contient de nouveaux détails sur l’économie domestique de la famille Pinch, ainsi que des nouvelles extraordinaires de la Cité, qui intéressent Tom de très-près.


Être la ménagère de Tom ! quelle dignité ! Tenir un ménage quelconque ! cette idée s’était toujours associée, dans l’esprit de Ruth, à une haute responsabilité de toute sorte ; mais tenir le ménage de Tom, c’était là la plus sérieuse complication de graves missions et d’occupations importantes qu’elle eût jamais rêvée. Il était tout simple qu’elle retirât les clefs du petit chiffonnier où étaient enfermés le thé et le sucre, et des deux petites armoires à côté de la cheminée, où les noirs cafards eux-mêmes paraissaient tout moisis, tant l’humidité envieuse ternissait le lustre de leur carapace ; qu’elle fît danser son trousseau de clefs devant les yeux de Tom quand il descendait déjeuner ; que riant gaiement, mais toute fière pourtant, elle les déposât dans sa bienheureuse petite poche : car c’était pour elle une sensation si nouvelle de se trouver la maîtresse de quoi que ce fût, que, lors même qu’elle eût été la petite ménagère la plus despotique et la plus maussade, cette circonstance atténuante eût plus que suffi pour la faire acquitter honorablement.

Loin pourtant d’être despotique, il y avait, jusque dans sa manière de verser le thé, une timidité qui faisait les délices de Tom. Et quand elle lui demanda ce qu’il désirait manger pour son dîner, et qu’elle suggéra, en hésitant, des côtelettes de mouton, comme une proposition assez raisonnable d’après le succès de leur souper de la veille, Tom devint facétieux et la railla sans pitié.

« Je ne sais pas, Tom, dit sa sœur en rougissant, je n’en suis pas très-sûre, mais il me semble que je pourrais faire un pouding de bifteck si j’essayais, Tom.

– Il n’y a pas, dans tout le répertoire culinaire, une seule chose qui me fit plus de plaisir qu’un pouding de bifteck ! s’écria Tom en se frappant sur la cuisse, pour donner plus de force à son discours.

– Oui, cher frère, c’est une excellente chose ! Mais si, par hasard, je ne réussissais pas très-bien la première fois, poursuivit-elle en hésitant, si par exemple ce n’était pas tout à fait un pouding, si cela allait être un ragoût, une soupe ou toute autre chose de ce genre, vous ne seriez pas contrarié, Tom, n’est-ce pas ? »

La façon sérieuse dont elle regarda Tom, la façon dont Tom la regarda, et puis, peu à peu, la façon dont elle se prit à rire gaiement à ses propres dépens ; tout cela vous eût enchanté !

« Eh mais, dit Tom, c’est charmant ! Notre dîner se trouve avoir comme cela un intérêt inusité et tout nouveau. Nous prenons un billet de loterie pour un pouding de bifteck, sans qu’il soit possible de savoir ce que nous obtiendrons. Qui sait ? nous ferons peut-être quelque étonnante découverte ; peut-être retirerons-nous du feu un plat inconnu jusqu’à ce jour.

– Je n’en serais pas du tout étonnée, Tom, dit sa sœur en riant toujours ; peut-être même sera-ce un mets qu’il ne nous prendra jamais fantaisie de reproduire. Mais, d’une manière ou d’une autre, nous retrouverons toujours la viande au fond de la casserole, vous savez. Elle ne peut pas disparaître dans la cuisson ; et c’est toujours une consolation. Ainsi, si vous voulez en courir la chance, moi je le veux bien.

– Je ne doute pas le moins du monde, répondit Tom, que ce ne soit après tout un excellent pouding ; dans tous les cas, je suis sûr que moi je le trouverai excellent. Vous avez tant d’activité et d’adresse, Ruth, que, dussiez-vous me dire que vous êtes capable de faire même une soupe à la tortue irréprochable, je vous croirais. »

Et Tom avait raison. Elle était précisément telle qu’il la décrivait. Personne n’aurait pu résister à ses manières caressantes ; personne même n’aurait eu la tentation de l’essayer. Pourtant elle ne semblait pas se douter de ses facultés, et c’est ce qui en faisait le grand charme.

Elle lava les tasses à déjeuner, jurant tout le temps et racontant à Tom toutes sortes d’anecdotes relatives au fondeur de cuivre ; puis elle serra tout, rendit la chambre aussi proprette qu’elle-même (n’allez pas cependant vous figurer que la chambre fût à beaucoup près aussi gentille qu’elle) ; puis elle brossa et rebrossa le vieux chapeau de son frère, jusqu’à ce qu’il devînt aussi reluisant que M. Pecksniff. Tout à coup elle découvrit que le col de chemise de Tom était éraillé vers le bord ; rapide comme l’oiseau, elle monta chercher une aiguille et du fil, revint toujours en courant, armée de son dé, et, avec une adresse merveilleuse, eut bientôt réparé le dommage.

Elle ne piqua pas une seule fois le visage de Tom, bien qu’elle chantât tout le temps son air favori, en battant la mesure avec les doigts de la main gauche, sur la cravate de son frère. À peine eut-elle fini, qu’elle repartit comme l’éclair ; en un instant elle était de retour, attachant, sous son gentil petit menton, les brides de son gentil petit chapeau, pressée d’aller chez le boucher sans perdre une minute, et priant Tom de venir avec elle, pour voir couper le bifteck de ses propres yeux. Quant à lui, il était prêt à aller n’importe où. Ils partirent donc bras dessus bras dessous, trottant aussi lestement que vous voudrez, et se félicitant mutuellement de la tranquillité de la rue, du bon marché des vivres et de la salubrité du quartier.

Rien qu’à voir le boucher manier la viande, avant de la poser sur le billot et de donner un coup de pierre à son couperet, il y avait de quoi oublier, à l’instant, qu’on eût déjeuné. Il était agréable aussi… mais véritablement agréable… de lui voir couper ces tranches si nettes et si succulentes. Il n’y avait rien de sauvage dans cette opération, quoique le couteau fût grand et acéré ; c’était de l’art, de l’art tout pur ; il fallait voir sa délicatesse de touche, son habileté d’exécution, son adresse à manœuvrer son sujet, des nuances, enfin, qui en faisaient le triomphe complet de l’esprit sur la matière : pas autre chose.

On roula une feuille de chou, la plus verte peut-être qui eût jamais poussé dans un jardin, autour du bifteck, avant de le remettre à Tom ; car le boucher avait le sentiment de son art, il en connaissait tous les raffinements. Quand il vit Tom fourrer gauchement la feuille de chou dans sa poche, il lui demanda la permission de l’aider. « C’est par la douceur, dit-il avec un peu d’émotion, qu’il faut prendre la viande, et non par la force. »

Ils revinrent au logis après avoir acheté des œufs, de la farine, et autres accessoires ; Tom s’installa gravement à écrire à un bout de la table du salon, tandis que Ruth s’apprêtait à faire son pouding à l’autre bout : car il n’y avait dans la maison qu’une vieille femme (le propriétaire était une espèce d’homme mystérieux, qui sortait le matin de bonne heure et qu’on ne voyait presque jamais) ; et, à part les gros ouvrages, le frère et la sœur faisaient eux-mêmes le service de leur ménage.

« Qu’écrivez-vous, Tom ? demanda Ruth en lui posant la main sur l’épaule.

– C’est que, voyez-vous, ma chère, dit Tom (et il se rejeta en arrière pour la regarder), je suis très-désireux de me procurer quelque emploi convenable ; et, avant que M. Westlock vienne cette après-midi, je crois que je ne ferais pas mal de préparer une petite description de ma personne et de mes capacités, pour qu’il puisse la montrer à ses amis.

– Vous devriez en faire autant pour moi, Tom, dit sa sœur en baissant les yeux ; j’aimerais par-dessus tout à tenir votre ménage et à m’occuper de vous toujours, Tom ; mais nous ne sommes pas assez riches pour cela.

– Nous ne sommes pas riches, répondit le frère, c’est vrai, et il peut se faire que nous soyons bien plus pauvres encore. Mais nous ne nous séparerons pas, si c’est possible. Non, non ; il faut nous décider. Ruth, à lutter de concert jusqu’au bout, à moins que nous n’ayons une bien mauvaise chance, et qu’il ne me soit démontré que vous seriez moins malheureuse loin de moi. Je suis convaincu que nous serons plus heureux si nous pouvons lutter de concert. Ne le croyez-vous pas aussi ?

– Si je le crois, Tom !

– Allons, allons ! dit-il tendrement, il ne faut pas pleurer.

– Non, non, Tom, je ne pleurerai pas. Mais vous n’avez pas le moyen, Tom, vous n’avez pas le moyen.

– Nous ne savons pas, dit Tom ; comment pouvons-nous savoir avant d’avoir essayé ? Le bon Dieu nous bénisse ! et il devint sublime d’énergie. Nous ne savons pas ce qui peut nous arriver en essayant avec courage. Je suis bien sûr que nous pourrions vivre contents de très-peu de chose, pourvu que nous eussions ce peu de chose.

– Oui, j’en suis bien sûre aussi, Tom.

- Eh bien ! alors, il faut essayer, dit Tom. Mon ami John Westlock est un excellent garçon ; il a beaucoup de perspicacité et d’intelligence. Je lui demanderai conseil. Nous en parlerons ensemble. Vous aimerez beaucoup John quand vous le connaîtrez, j’en suis certain. Ne pleurez pas, ne pleurez pas. Vous, capable de faire un pouding de bifteck, en vérité ! dit Tom en la poussant avec douceur ; vous n’avez pas seulement le courage qu’il faut pour faire un dumpling !

– C’est vous qui voulez que ce soit un pouding, Tom. Rappelez-vous que moi je n’en réponds pas !

– Autant lui donner ce nom-là jusqu’à ce qu’on puisse lui en donner un autre. Ah ! ah ! vous allez vous mettre sérieusement à l’œuvre, à ce qu’il paraît. »

Oui, oui ! c’était bien vrai ; mais son sérieux ne l’empêchait pas d’avoir tant de gentillesse que les yeux de Tom quittaient son travail à chaque instant pour la suivre. D’abord elle descendit à la cuisine chercher la farine, puis la planche à faire la pâte, puis les œufs, puis le beurre, puis une jatte d’eau, puis le rouleau à pâte, puis une tourtière à pouding, puis du poivre, puis du sel ; faisant un voyage pour chaque objet séparément, et riant chaque fois qu’elle se remettait en route. Quand elle eut rassemblé tous ses matériaux, elle s’aperçut avec horreur qu’elle n’avait pas de tablier : aussitôt elle monta en courant en chercher un, ce qui varia un peu l’uniformité de ses voyages. Au lieu de se l’attacher dans sa chambre, elle redescendit en bondissant l’escalier, tenant son tablier à la main. Ruth était une de ces petites femmes auxquelles un tablier sied si bien, que c’est pour elle un objet de coquetterie. Aussi lui fallut-il beaucoup de temps pour l’arranger convenablement, car il avait besoin qu’on l’étirât par le bas avec beaucoup de soin. Et puis il fallut fixer et ajuster… ah ! Dieu ! la coquette petite bavette ! puis rassembler les plis du tablier autour de la taille à l’aide des cordons avant de les attacher ; puis il fallut l’aplatir, le tapoter, le faire bouffer vers les poches : ah ! qu’on eut de mal le faire tenir comme il faut, et, lorsque enfin il consentit à bien aller… mais n’importe, cette histoire-ci n’est pas un conte pour rire, nous n’avons pas de temps à perdre. Puis il fallut retrousser ses manchettes à cause de la farine, elle avait encore au doigt une petite bague qu’elle essaya de retirer, et qui refusa de bouger, la petite sotte ! Ruth regardait Tom par-dessous ses longs cils noirs, de temps à autre, pendant tous ces préparatifs, comme si elle eût voulu lui faire croire qu’ils étaient indispensables à la fabrication du pouding, et qu’il serait manqué sans cela.

Malgré les plus vaillants efforts, Tom, après avoir écrit : « Un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans, » se trouva dans l’impossibilité d’aller plus loin ; sa sœur avait beau faire semblant d’être extraordinairement tranquille, et de marcher sur la pointe des pieds dans la crainte de le déranger, cette précaution ne servait qu’à le distraire encore davantage en attirant son attention sur elle.

« Tom, dit-elle enfin toute radieuse, Tom !

– Qu’y a-t-il ? demanda Tom, répétant entre ses dents : « Âgé de trente-cinq ans. »

– Venez donc regarder ici un moment, s’il vous plaît ! »

Comme s’il avait fait autre chose que de la regarder tout le temps !

« Je vais commencer, Tom. Vous ne comprenez pas pourquoi j’enduis de beurre l’intérieur de la tourtière ? dit sa petite sœur toute affairée ; hein, Tom ?

– Pas plus que vous, je gage, répondit-il en riant, car je suis convaincu que vous n’en savez rien vous-même.

– Que vous êtes incrédule, Tom ! Comment supposez-vous qu’on puisse retirer le pouding de la tourtière quand il sera cuit, si je n’y mets du beurre ? Fi donc ! un ingénieur civil qui ne sait pas ces choses-là ! miséricorde, Tom ! »

Il n’y avait plus moyen de songer à écrire. Il ratura cette phrase : « Un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans, » et resta, la plume en main, à considérer sa sœur avec le plus affectueux des sourires.

Quelle petite femme active ! Comme elle faisait ses embarras ! Quels efforts merveilleux pour ne point rire, et surtout pour ne point paraître hésiter dans son œuvre ! Tom était dans le ravissement de la voir, avec ses sourcils froncés, ses lèvres roses serrées, manipuler la pâte, la rouler, la tailler, en garnir la tourtière et en rogner les bords ; puis hacher la viande, la poivrer, la saler, l’entasser dans le moule et y verser de l’eau froide pour faire de la sauce ; ne se hasardant jamais, pendant toutes ces opérations, à regarder du côté de Tom, dans la crainte de compromettre sa gravité. Enfin, quand le moule fut tout plein, et qu’il n’y manqua plus que la croûte qui devait le fermer, elle frappa l’une dans l’autre ses mains toutes couvertes de pâte et de farine, et partit franchement d’un éclat de rire si joyeux et si triomphant, que le pouding pouvait se passer de tout autre assaisonnement pour le recommander au goût de tout homme raisonnable en ce monde.

« Où donc est le pouding ? dit Tom, qui était en humeur de plaisanter.

– Où il est ? répondit-elle, et elle le souleva de ses deux mains ; regardez-le !

– C’est ça un pouding ? dit Tom.

– Ce sera un pouding, quand la croûte de dessus y sera, grand nigaud, » répliqua sa sœur.

Comme Tom persistait toujours à paraître incrédule, elle lui donna une petite tape sur la tête avec le rouleau à pâte ; puis, riant toujours de bon cœur, elle se remit à la fabrication de la croûte de dessus. Tout à coup elle tressaillit et devint très-rouge. Tom tressaillit aussi : car, en suivant la direction des yeux de Ruth, il avait aperçu John Westlock.

« Mon Dieu ! John ! comment donc êtes-vous entré ?

– Je vous demande pardon, dit John ; je demande surtout pardon à votre sœur ; mais j’ai rencontré, à la porte de la maison, une vieille dame, qui m’a dit d’entrer ici ; comme vous ne m’avez pas entendu frapper, et que la porte était ouverte, je me suis hasardé à suivre son conseil. Je ne sais trop, ajouta John, pourquoi il y aurait ici quelqu’un de déconcerté de ce que je suis venu comme un fâcheux vous surprendre au milieu d’un ouvrage domestique fort agréable et fort adroitement exécuté. Mais je dois vous avouer que je suis fort intimidé de ce contre-temps. Tom, ayez l’obligeance de venir à mon secours !

– Monsieur John Westlock, dit Tom, ma sœur.

– J’espère, dit John en riant, qu’étant la sœur d’un aussi ancien ami, vous serez assez bonne pour ne pas permettre que mon entrée malheureuse me fasse tort dans votre première impression.

– Ma sœur est disposée peut-être à vous adresser la même prière, » dit Tom.

Naturellement, John dut répondre que c’était parfaitement inutile, et qu’au contraire il était resté frappé d’une admiration silencieuse ; il tendit la main à miss Pinch ; mais celle-ci ne put lui offrir la sienne, couverte qu’elle était de farine et de pâte. Cette circonstance, au lieu d’accroître la confusion générale et d’empirer l’état des choses, comme on aurait pu s’y attendre, eut au contraire le meilleur résultat du monde, car ni l’un ni l’autre ne purent s’empêcher de rire. Aussi, dès cet instant, ils se sentirent mutuellement à l’aise.

« Je suis charmé de vous voir, dit Tom ; asseyez-vous.

– Je ne m’assiérai qu’à une condition, répondit son ami ; c’est que votre sœur continuera de faire son pouding comme si vous étiez seuls.

– Je suis sûr qu’elle y consentira, dit Tom ; à une autre condition, cependant : c’est que vous nous aiderez à le manger. »

Pauvre petite Ruth ! Elle fut saisie de palpitations de cœur quand Tom commit cette effroyable imprudence : car elle sentait que, si son pouding était manqué, elle n’oserait plus jamais regarder John Westlock en face. Ne se doutant en rien de ce qui se passait dans l’esprit de Ruth, John accepta de grand cœur l’invitation qui lui était faite, et, après quelques plaisanteries au sujet du pouding et du plaisir extraordinaire que John semblait se promettre à en prendre sa part, Ruth se remit à l’œuvre en rougissant, et John s’assit.

« Je suis venu de bien meilleure heure que je n’en avais l’intention, Tom ; mais je vais vous dire ce qui m’amène, et je crois pouvoir répondre que vous serez content. Est-ce que vous vouliez me faire voir ce que vous tenez là ?

– Oh ! mon Dieu, non ! s’écria Tom, qui ne pensait déjà plus au gribouillage qu’il tenait à la main, si la question de son ami n’était venue le lui rappeler. « Un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans. » C’est le commencement d’une description de moi-même. Voilà tout.

– Je ne crois pas que vous ayez besoin de la finir, Tom. Mais comment se fait-il que vous ne m’ayez jamais dit que vous aviez des amis à Londres ? »

Tom regarda sa sœur de toutes ses forces, et sa sœur de le regarder aussi de toutes ses forces.

« Des amis à Londres ! répéta Tom.

– Eh bien, oui ! dit Westlock.

– Avez-vous des amis à Londres, ma chère Ruth ? demanda Tom.

– Non, Tom.

– Je suis charmé d’apprendre que j’en ai, moi, dit Tom ; mais c’est du nouveau. Je n’en savais rien. Ce sont des gens qui savent joliment garder un secret, John.

– Vous en jugerez vous-même, reprit l’autre. Plaisanterie à part, Tom, voici ce qui s’est passé. J’étais assis ce matin à déjeuner, quand on frappa à ma porte.

— Et vous avez crié, très-fort : « Entrez ! » lui suggéra Tom.

– Précisément. Et comme l’individu qui avait frappé, n’était pas « un jeune homme recommandable, âgé de trente-cinq ans, venant de la province », il entra aussitôt qu’on l’en eut prié, Tom, au lieu de rester sur le palier, la bouche et les yeux grands ouverts. Bon ! quand il entra, je vis que c’était un étranger ; un étranger à l’aspect grave, sérieux, calme. « M. Westlock ? dit-il. – C’est moi, répondis-je. – Pouvez-vous m’accorder un moment d’entretien ? – Prenez la peine de vous asseoir, monsieur. »

Ici John s’arrêta un instant pour jeter un regard vers la table, où la sœur de Tom, tout en écoutant attentivement, s’occupait toujours après le moule, qui commençait à présenter une magnifique apparence. Puis il reprit :

« Le pouding ayant pris un chaise, Tom…

– Quoi ? s’écria Tom.

– Ayant pris une chaise…

– Vous avez dit un pouding.

– Non, non, répliqua John, et il rougit légèrement ; une chaise. Quelle idée ! un étranger qui viendrait chez moi à huit heures et demie du matin pour prendre un pouding ! Ayant pris une chaise, Tom, une chaise ; il me surprit beaucoup en ce qu’il commença la conversation par ces mots : « Je crois que vous connaissez M. Thomas Pinch, monsieur ? »

– Non ! s’écria Tom, pas possible !

– Ce sont ses propres paroles, je vous jure. Je lui répondis que je connaissais l’homme. « Savez-vous où il demeure en ce moment ? – Oui. – À Londres ? – Oui. – J’ai entendu dire, par hasard, en passant, qu’il a quitté la place qu’il occupait chez M. Pecksniff. Est-ce vrai ? – Oui, c’est vrai. – En cherche-t-il une autre ? – Oui. »

– Très-certainement, dit Tom avec un signe de tête affirmatif.

– C’est justement ce que j’ai tâché de lui bien faire comprendre. Vous pouvez être assuré que je ne lui ai laissé aucun doute à ce sujet. Très-bien. « Alors, dit-il, je crois que j’ai son affaire. »

La sœur de Tom s’arrêta tout court.

« Que Dieu me bénisse ! s’écria Tom. Ma chère Ruth, « je crois que j’ai son affaire ! »

– Naturellement, poursuivit John Westlock, en regardant du côté de la sœur de Tom, dont l’intérêt n’était pas moins vivement éveillé que celui de son frère même ; naturellement je le priai de continuer, et je lui dis que je me chargerais de vous voir immédiatement. Il me répondit qu’il avait très-peu de chose à dire, parce qu’il n’était pas grand parleur, et qu’il n’aimait pas les paroles inutiles. C’est ce qu’il me prouva, en commençant immédiatement à m’apprendre qu’un de ses amis avait besoin d’une espèce de secrétaire bibliothécaire ; que les appointements étaient minimes, ne se montant qu’à cent guinées par an, sans le logement ni la nourriture, mais qu’en revanche la besogne n’était pas forte, et que la place était vacante et toute prête si vous vouliez l’accepter.

— Mon Dieu ! s’écria Tom ; cent guinées par an ! Mon cher John ! ma petite Ruth ! cent guinées par an !

— Mais ce qu’il y a de plus drôle dans mon histoire, continua John en saisissant le poignet de Tom pour fixer son attention et réprimer pour le moment l’excès de son enthousiasme ; ce qu’il y a de plus drôle dans mon histoire, miss Pinch, c’est que je ne connais cet homme ni d’Ève ni d’Adam et que lui-même ne connaît point votre frère.

— Il ne peut pas me connaître, s’il est de Londres, dit Tom fort intrigué. Je ne connais personne à Londres.

— Et quand je lui dis, reprit John, tenant toujours le poignet de son ami, quand je lui dis que sans doute il excuserait la liberté que je prenais de lui demander qui l’avait adressé à moi, comment il avait appris le changement qui s’était opéré dans la position de mon ami, et comment il savait que mon ami fût propre à remplir un emploi tel que celui dont il parlait, il me répondit sèchement qu’il n’était pas libre de me donner des explications.

— Pas libre de donner des explications ! » répéta Tom en respirant avec effort.

John continua :

« Vous devez parfaitement savoir, dit ce monsieur, que toute personne ayant habité le voisinage de M. Pecksniff connaît nécessairement M. Thomas Pinch et ses talents, aussi bien que le clocher de l’église ou l’auberge du Dragon bleu.

— L’auberge du Dragon bleu ! s’écria Tom ; et il regarda alternativement son ami et sa sœur.

— Oui ; figurez-vous qu’il parla aussi familièrement du Dragon bleu que s’il eût été Mark Tapley. J’ai ouvert de grands yeux, je vous en réponds ; et pourtant je ne crois pas avoir jamais vu cet homme auparavant, quoiqu’il m’ait dit en souriant : « Vous connaissez l’auberge du Dragon bleu, monsieur Westlock ; vous vous y êtes bien amusé une ou deux fois. » Je m’y suis amusé, c’est vrai. Vous vous en souvenez, Tom ! »

Tom hocha la tête d’une manière très-significative. Son état de perplexité augmentait de plus en plus, et il déclara que c’était la chose la plus extraordinaire et la plus incompréhensible dont il eût jamais entendu parler.

« C’est incompréhensible ! répéta son ami. Cet homme-là me faisait peur. Quoique ce fût au grand jour, et par un beau soleil, positivement il me faisait peur. Je vous assure que je croyais presque avoir affaire à un être surnaturel, et non à un simple mortel, jusqu’au moment où il tira de sa poche un portefeuille qui n’avait rien d’extraordinaire et me remit cette carte. »

Tom lut tout haut :

« M. Fips, Austin Friars[1]. Austin Friars ! encore un mot qui sent son conte de revenants, John !

– Dans tous les cas, le nom de Fips n’a rien de bien fantastique, ce me semble, répliqua John. Mais enfin c’est là qu’il demeure, et c’est là qu’il nous attend ce matin. Maintenant, vous en savez aussi long que moi, parole d’honneur ! »

Rien n’était comparable à la figure de Tom, partagée entre l’étonnement que lui avait causé ce récit, et l’enthousiasme produit par les cent guinées d’appointements, si ce n’est la figure de sa sœur, où s’épanouissait la plus charmante expression d’étonnement naïf que jamais peintre put souhaiter de voir. L’astrologie elle-même eût été en peine de dire ce que serait devenu le pouding de bifteck, s’il n’eût été déjà fini.

« Tom, dit Ruth après un peu d’hésitation, peut-être que M. John Westlock, dans son amitié pour nous, connaît mieux le fond de cette affaire qu’il ne veut vous le dire.

– Non, vraiment, s’écria John avec vivacité ; vous vous abusez, je vous assure. Je voudrais bien qu’il en fût ainsi mais je ne puis m’en flatter, miss Pinch. Tout ce que je sais, et, selon toute probabilité, tout ce que je pourrai jamais en savoir, je vous l’ai dit.

– Et vous ne pourriez rien nous dire de plus si vous le vouliez bien ? dit Ruth, grattant la planche à pâte avec un soin tout particulier.

– Non, répondit John ; non, ma parole. Ce n’est pas généreux de soupçonner ainsi un homme qui a tant de confiance en vous ; car votre pouding m’inspire une confiance aveugle, miss Pinch. »

Elle se mit à rire ; mais bientôt ils revinrent aux affaires sérieuses et les discutèrent avec une profonde gravité. Quelque obscur que fût le reste, il était clair qu’on offrait à Tom un salaire de cent livres sterling ; et, comme c’était là le point essentiel, l’obscurité du cadre ne servait qu’à mieux faire ressortir le fond.

Tom était très-agité et voulut se mettre en chemin à l’instant ; mais, d’après l’avis de John, ils attendirent près d’une heure avant de partir. Tom se fit aussi beau que possible avant de quitter la maison, et John Westlock, par la porte entrebâillée du salon, aperçut dans le vestibule la brave petite sœur qui brossait le col de l’habit de son frère, qui faisait un point à ses gants, qui papillonnait autour de lui, qui donnait par-ci par-là quelques petites retouches à sa toilette, dans toute la gloire de sa méticuleuse propreté. John Westlock se rappela les portraits de fantaisie qu’on faisait de Ruth sur les murailles de l’atelier de M. Pecksniff, et il conclut avec indignation que non-seulement ils n’étaient pas à beaucoup près aussi jolis qu’elle, mais que c’étaient d’affreuses caricatures ; pourtant, ainsi que nous l’avons dit ailleurs, les artistes de l’endroit la dessinaient toujours sous des traits charmants, et John lui-même avait sur la conscience d’avoir croqué, pour sa part, une vingtaine de ces portraits.

« Tom, dit-il en cheminant, je commence à croire que vous êtes le fils de quelqu’un.

– Je le suppose, répondit Tom de son air tranquille.

– Mais je veux dire de quelqu’un d’important.

– Dieu vous bénisse ! Mon pauvre père n’avait aucune importance, ni ma pauvre mère non plus.

– Vous vous rappelez parfaitement vos parents, alors ?

– Si je me les rappelle ! je crois bien ! ma pauvre mère fut la dernière. Lorsqu’elle mourut, ma sœur était encore toute petite. Après sa mort, une bonne vieille grand’mère, qui avait quelques petites économies, nous prit à sa charge ; je vous ai souvent parlé d’elle. Vous vous en souvenez ? Oh ! il n’y a rien de romanesque dans notre histoire, John.

– À la bonne heure ! dit John découragé. Alors il n’y a pas moyen de s’expliquer la visite que j’ai reçue ce matin. Ainsi n’en parlons plus, mon cher ! »

Ils en parlèrent néanmoins, et ne parlèrent pas d’autre chose jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à Austin Friars, où, au fond d’un corridor très-noir, au premier étage, sur le derrière, le long des plombs, ils découvrirent dans un coin de la maison une petite porte borgne, à panneau vitré, sur laquelle on avait peint en lettres énormes : M. FIPS. Il y avait près de la porte un vieux bahut qui se cachait dans l’ombre, nourrissant de coupables desseins contre les côtes des visiteurs, ainsi qu’un vieux paillasson usé au point de ressembler à un treillage, lequel, ne pouvant plus servir comme paillasson (en admettant qu’on eût pu le voir, ce qui était chose impossible), avait depuis de longues années dirigé ses capacités d’un autre côté, et faisait trébucher régulièrement tous les clients de M. Fips.

M. Fips, en entendant un choc violent produit par la rencontre d’une tête humaine et de la porte de son bureau, apprit, par ce signal accoutumé, que quelqu’un le demandait ; il fit entrer, en disant que le corridor était un peu obscur.

« Obscur, en effet, murmura John à l’oreille de Pinch. C’est ici qu’on pourrait facilement faire disparaître un provincial, Tom. »

La pensée qu’on les avait peut-être attirés dans ces parages pour fournir à la confection d’un pâté, s’était déjà présentée à l’esprit de Tom ; mais en apercevant M. Fips, petit homme maigre, à l’air fort pacifique, qui portait une culotte courte et de la poudre, ses craintes s’évanouirent.

« Entrez, » dit M. Fips.

Ils entrèrent dans un petit bureau qui paraissait très-malade de la jaunisse ; sur le plancher dans un coin s’étalait une large éclaboussure noire et informe : on eût dit que, bien des années auparavant, quelque vieux commis s’y était coupé la gorge, et qu’il y avait fait une mare d’encre avec son sang.

« Monsieur, je vous amène mon ami M. Pinch, dit John Westlock.

– Veuillez vous asseoir, » dit Fips.

Ils prirent les deux chaises, et M. Fips s’assit sur le tabouret de bureau, dont il tira un crin d’une longueur démesurée, qu’il mit dans sa bouche d’un air de grand appétit.

Il regarda Tom Pinch avec curiosité, mais avec une curiosité qui ne révélait certainement pas un intérêt inusité. Après un moment de silence, que M. Fips, s’il l’avait voulu, aurait facilement pu rompre plus tôt, car il semblait ne pas éprouver le moindre embarras, il demanda si M. Westlock avait fait connaître sa proposition à M. Pinch.

John répondit affirmativement.

« Et vous trouvez que cela vaut la peine d’être accepté ? demanda M. Fips à Tom.

– Je trouve que c’est tout à fait une bonne fortune, dit Tom. Je vous suis très-reconnaissant, monsieur, de cette offre.

– Pas à moi, dit M. Fips ; je n’agis que d’après les ordres que j’ai reçus.

– À votre ami alors, monsieur, dit Tom, à la personne qui me prend à son service, et dont j’essayerai de mériter la confiance. Quand ce gentleman me connaîtra davantage, j’espère, monsieur, qu’il ne perdra pas la bonne opinion qu’il a de moi. Il me trouvera exact, vigilant et empressé à faire mon devoir ; je puis vous en répondre, ainsi que M. Westlock, ajouta-t-il en regardant du côté de John.

– Assurément, » dit John.

M. Fips semblait avoir quelque peine à reprendre la conversation. Pour se donner un maintien il prit son cachet et se mit à imprimer des F sur toute la superficie de ses jambes.

« Je dois vous dire, fit-il observer, que mon ami n’est pas en ville pour le moment. »

La figure de Tom s’attrista ; il crut que c’était une manière de lui dire que son physique ne convenait pas, et que Fips songeait à se procurer un autre candidat.

« Quand reviendra-t-il, pensez-vous ? demanda Tom.

– Je ne saurais vous le dire ; je n’en sais rien du tout. Mais, dit Fips, et avec le cachet il fit une profonde impression sur le mollet de sa jambe gauche, en regardant fixement Tom, je ne pense pas que cela soit bien important. »

La pauvre Tom inclina la tête avec déférence, mais avec un air de doute.

« Je dis, répéta M. Fips, que je ne pense pas que ce soit bien important. C’est entre vous et moi que l’affaire doit se décider. Quant à vos occupations, je puis vous mettre au courant ; et pour ce qui est de vos honoraires, je puis vous les payer chaque semaine (et M. Fips posa le cachet et regarda alternativement John Westlock et Tom Pinch), chaque semaine, dans ce bureau, entre quatre et cinq heures de l’après-midi. »

En disant ces mots, M. Fips contracta sa bouche comme s’il allait siffler. Cependant il ne siffla pas.

— Vous êtes trop bon, dit Tom, dont la figure était maintenant rayonnante, et rien ne saurait être plus satisfaisant ni plus prompt. Je serai occupé… ?

– De neuf heures et demie à quatre heures environ, je pense, interrompit M. Fips.

– Je ne voulais pas parler des heures de travail, qui ne sont pas bien gênantes assurément, répliqua Tom, mais j’aurais désiré savoir dans quel quartier…

– Oh ! le quartier, le quartier ! c’est au Temple. »

Tom était enchanté.

« Peut-être, dit M. Fips, aimeriez-vous à voir les localités ?

– Oh ! mon Dieu ! s’écria Tom, il me suffira de me considérer comme engagé, si vous voulez bien me le permettre. Les localités n’importent guère.

– Vous pouvez vous considérer comme engagé, très-certainement, dit M. Fips. Pourriez-vous venir me trouver à la porte du Temple dans Fleet-Street, d’ici à une heure ? »

Certainement Tom le pouvait.

« Bon ! dit M. Fips en se levant ; alors je vous ferai voir le local, et vous pourrez entrer en fonctions dès demain matin. Dans une heure alors. Je vous verrai aussi, monsieur Westlock ? Très-bien. Prenez garde à l’escalier ; c’est un peu sombre. »

Après cette remarque qui pouvait passer pour superflue, il ferma la porte et les laissa sur l’escalier ; ils descendirent à tâtons et se retrouvèrent dans la rue.

Cette entrevue, bien loin de contribuer à éclaircir le mystère qui environnait la nouvelle position de Tom, l’avait au contraire tellement augmenté, que chacun d’eux se prit à rire en voyant l’air embarrassé de l’autre. Néanmoins ils tombèrent d’accord que la lumière se ferait sans aucun doute lorsque Tom aurait fait connaissance avec son emploi et ses compagnons de travail ; ils résolurent par conséquent d’attendre jusqu’après leur rendez-vous avec M. Fips pour en reparler.

Ils montrèrent chez John Westlock ; puis, après avoir consacré quelques minutes qui leur restaient à la taverne de la Tête de sanglier, ils allèrent ensemble au lieu du rendez-vous. L’heure qui avait été fixée n’était pas encore sonnée ; cependant M. Fips était déjà à la porte du Temple, et il exprima la satisfaction qui lui causait leur exactitude.

Il leur fit traverser plusieurs cours et plusieurs passages, et s’arrêta dans une cour plus silencieuse et plus sombre que les autres. Il entra dans une maison, monta un escalier commun, et tira, en cheminant, de sa poche un trousseau de clefs rouillées. Il s’arrêta à l’un des étages supérieurs devant une porte qui, à l’endroit où se trouve d’habitude le nom du locataire, n’avait qu’une grande traînée de peinture jaune, et se mit à frapper une de ces clefs contre la rampe en fer de l’escalier pour en faire tomber la poussière.

« Vous ferez bien d’avoir une petite cheville, dit-il en se retournant vers Tom après avoir sifflé dans le tuyau de la clef. C’est le seul moyen d’empêcher les clefs de se boucher. Si vous mettiez aussi un peu d’huile dans la serrure, elle n’en irait que mieux, je crois. »

Tom le remercia ; mais il était trop préoccupé et de ses conjectures et de la physionomie de John Westlock, pour être très-disposé à la conversation. Cependant M. Fips avait ouvert la porte, qui céda difficilement, en criant sur ses gonds d’une manière horriblement discordante. Il retira la clef et la remit à Tom.

« Ah ! ah ! dit Fips, il y a de la poussière ici, pas mal. »

Il n’en manquait pas en effet, et M. Fips aurait même pu dire hardiment qu’il y en avait beaucoup. Elle s’était accumulée partout. Il y en avait sur tous les objets ; et, dans un endroit où un rayon de soleil brillait à travers une crevasse du volet pour aller se réverbérer sur la muraille en face, la poussière tourbillonnait comme une gigantesque cage à écureuil.

La poussière était la seule chose dans l’appartement qui eût du mouvement. Quand leur guide ouvrit la fenêtre et laissa pénétrer librement l’air et le soleil d’été, les meubles vermoulus, les boiseries et les plafonds décolorés, le poêle rouillé et le foyer éteint, apparurent dans tout leur inerte abandon. Tout près de la porte il y avait un chandelier surmonté d’un éteignoir ; on eût dit que celui qui avait le dernier visité ces lieux s’était arrêté sur le seuil pour jeter un regard d’adieu à la solitude qu’il laissait derrière lui, et puis en avait complètement banni la lumière et la vie, en fermant la porte de ce tombeau.

À cet étage, il y avait deux pièces ; dans la première se trouvait un escalier étroit, conduisant à deux chambres à coucher situées au-dessus. Toutes ces pièces étaient convenablement meublées, bien que le mobilier fût d’ancienne mode, mais la solitude semblait avoir enlevé à ces meubles toute apparence de commodité, pour leur donner un aspect triste et lugubre.

Des boîtes, des paniers, des objets de toute nature, étaient dispersés sans ordre. Sur le plancher de toutes les chambres se trouvaient des piles de livres, au nombre de quelques milliers de volumes ; les uns en ballots, d’autres enveloppés de papier, comme au jour où on les avait achetés ; d’autres encore éparpillés isolément ou bien entassés pêle-mêle : il n’y en avait pas un seul sur les rayons qui garnissaient les murs. M. Fips attira l’attention de Tom de ce côté.

« Avant de pouvoir s’occuper d’autre chose, il faudrait mettre ces livres en ordre, les collationner et les ranger sur les rayons, monsieur Pinch ; cela suffira pour commencer, je pense, monsieur. »

Tom se frotta les mains, dans l’agréable perspective d’une tâche si conforme à ses goûts.

« Ce sera un travail plein d’intérêt pour moi, je vous assure, dit-il. Cela m’occupera jusqu’au retour de M…

– Jusqu’au retour de M… ? répéta Fips, et il avait l’air de demander à Tom pourquoi il s’arrêtait.

– J’oubliais que vous ne m’aviez pas dit le nom de ce gentleman, dit Tom.

– Ah ! s’écria M. Fips en retirant son gant, ne vous l’ai-je pas dit ? Non, au fait, je ne crois pas. Je pense qu’il sera bientôt de retour. Vous vous entendrez parfaitement ensemble, j’en suis sûr. Allons ! bonne chance. Vous n’oublierez pas de fermer la porte, n’est-ce pas ? elle se ferme toute seule, en la tirant bien fort. À neuf heures et demie, vous savez, c’est-à-dire de neuf heures et demie à quatre heures ou quatre heures et demie, environ ; un peu plus tôt, un peu plus tard, selon que vous serez disposé, et que vous aurez plus ou moins à faire. M. Fips, Austin Friars ; vous vous rappellerez cette adresse, n’est-ce pas ? et vous n’oublierez pas de fermer la porte, s’il vous plaît. »

Tout ceci fut dit avec tant d’aisance et de naturel, que Tom ne pouvait que se frotter les mains, s’incliner et sourire en signe d’assentiment ; ce qu’il faisait encore, lorsque M. Fips sortit tout tranquillement.

« Mais c’est qu’il est parti ! s’écria Tom.

– Et bien mieux, Tom, c’est qu’il ne reviendra évidemment pas, dit John Westlock en s’asseyant sur une pile de livres, et en regardant son ami stupéfait. Ainsi, vous voilà installé… d’une façon un peu originale, Tom ! »

Tout cela était bien singulier, et Tom, debout au milieu des livres, tenant son chapeau d’une main et la clef de l’autre, avait l’air si prodigieusement ébahi, que son ami fut saisi d’un fou rire. Tom lui-même, réfléchissant à la manière soudaine dont sa conférence amicale avec M. Fips avait été interrompue au plus beau moment, se laissa peu à peu gagner par l’hilarité de John ; et chacun d’eux faisant rire l’autre de plus en plus, ils finirent par se tordre.

Quand ils eurent cessé de rire (ce qui n’arriva pas de si tôt, car une fois que John, bon garçon, d’humeur joyeuse, se mettait en train, il n’y avait plus moyen de l’arrêter), quand ils eurent cessé de rire, il se mirent à examiner ce qui les entourait, dans l’espérance d’y trouver quelque lumière sur cette mystérieuse affaire ; mais ils ne purent rien découvrir. Les livres portaient une variété de noms différents ; on les avait sans doute achetés çà et là, dans des ventes, à différentes époques ; mais il était impossible de deviner lequel de ces noms appartenait au patron de Tom, en admettant même que l’un d’eux fût le sien. John eut la lumineuse idée d’aller demander au gardien de la maison à qui avait été loué cet appartement. Il revint sans être plus avancé : on venait de lui répondre par le nom de M. Fips, de Austin Friars.

« Après tout, Tom, je commence à croire que ce n’est pas plus malin que ça : Fips est un original ; il connaît Pecksniff, il le méprise, cela va sans dire ; il aura entendu parler de vous, il sait que vous êtes l’homme qu’il lui faut, et il vous prend à son service de la façon excentrique qui lui est particulière.

– Mais pourquoi a-t-il des façons si excentriques ? demanda Tom.

– Oh ! est-ce qu’on n’a pas le droit d’être excentrique, par hasard ? Pourquoi M. Fips porte-t-il une culotte courte et de la poudre, tandis que son voisin porte des bottes et une perruque ? »

Tom était dans cet état de perplexité où l’esprit accepte volontiers une explication quelconque ; il adopta donc celle-ci, qui après tout en valait une autre, et il dit à John : « Je ne doute pas que vous n’ayez raison. » Il en avait dit autant à chaque conjecture de son ami, et il était tout prêt à répéter sa phrase d’assentiment, si John lui avait présenté quelque nouvelle solution.

Mais John n’en présentant aucune, Tom ferma fenêtre et volets, et les deux amis quittèrent l’appartement. Tom tira la porte très-fort, ainsi que M. Fips le lui avait recommandé, la poussa, trouva qu’elle était bien fermée, et mit la clef dans sa poche.

Comme ils avaient du temps devant eux, ils firent un assez grand détour pour revenir à Islington. Tom ne se lassait pas d’admirer tout ce qu’il voyait. Il était bien heureux d’avoir John Westlock pour compagnon : car combien d’autres à sa place se seraient fatigués de ses perpétuelles stations devant les boutiques, et de ses courses parmi les voitures, au milieu desquelles il s’élançait au péril de ses jours, pour mieux apercevoir un clocher ou un monument public ! Mais John, au contraire, était enchanté toutes les fois qu’il voyait Tom sortir, la figure radieuse, d’un labyrinthe de charrettes et de voitures, ne se doutant nullement de toutes les gracieusetés que lui adressaient les cochers. Il avait l’air de l’en aimer encore davantage.

Ruth n’avait plus de farine aux mains quand elle les reçut dans le salon triangulaire ; mais elle avait d’aimables sourires sur les lèvres, et ses yeux rayonnants leur souhaitaient la bienvenue. À propos, comme ils étaient brillants, ses yeux ! En y regardant un instant, quand on lui prenait la main, on voyait dans chaque œil une délicieuse petite miniature de soi-même, qui vous représentait si remuant, si vif, si gentil, si brillant !

Ah ! si on avait pu seulement y fixer sa miniature ! mais ces méchants yeux changeants et capricieux réfléchissaient avec trop d’impartialité tous ceux qui se présentaient devant eux, et tous y brillaient et y dansaient avec la même gaieté.

La table était mise bien simplement, car le linge et les cristaux étaient des moins élégants ; les couteaux avaient des manches d’os, peints en vert, et les fourchettes d’acier n’avaient que deux dents qui s’écartaient comme les jambes d’un clown. Cependant le besoin de linge damassé, d’argenterie, d’or, de porcelaine ou d’autres agréments, ne se faisait point sentir. Il y avait ce qu’il y avait, et cela suffisait pour qu’on ne regrettât rien.

Le succès du mets d’inauguration, le début de Ruth dans l’art culinaire, fut si complet, si parfait, que John Westlock et Tom tombèrent d’accord qu’il fallait qu’il y eût longtemps qu’elle étudiait cet art en secret, et la pressèrent d’en faire l’aveu. Cette plaisanterie les amusa énormément, et servit de texte à une foule de bons mots. Mais la conduite de John ne fut pas si loyale qu’on eût pu s’y attendre : car, après avoir secondé Tom pendant longtemps, il passa soudainement à l’ennemi, et ne jura plus que par la sœur. Néanmoins, Tom fit la remarque ce soir-là même, avant d’aller se coucher, que ce n’était qu’une plaisanterie, et que John avait toujours été fameux pour sa politesse vis-à-vis des dames, même quand il était tout petit. Ruth dit : « Ah ! vraiment ! » Elle ne dit pas autre chose.

C’est étonnant, tout ce que trois personnes peuvent trouver à se dire. C’est à peine s’ils s’arrêtaient de parler. Mais leur conversation n’était pas toujours gaie ; ils devinrent tous bien sérieux quand Tom leur raconta comment il avait vu les filles de M. Pecksniff, et leur parla du changement qui s’était opéré dans l’existence de la plus jeune.

John Westlock s’intéressa vivement à ce qui la concernait, et demanda à Tom Pinch beaucoup de détails sur son mariage ; il s’informa si son mari n’était pas le même gentleman que Tom avait amené dîner avec lui à Salisbury, et, sur sa réponse négative, il demanda quel degré de parenté existait entre eux ; en somme, il s’en préoccupa beaucoup. Tom raconta les choses tout au long : il dit comment Martin était allé à l’étranger, et n’avait pas donné de ses nouvelles depuis bien longtemps ; comment Mark du Dragon l’avait accompagné ; comment M. Pecksniff s’était emparé du pauvre vieux grand-père, presque idiot, et comment il recherchait traîtreusement la main de Mary Graham. Mais Tom ne dit pas ce qui était caché dans son cœur, ce cœur si profond, si vrai, si plein d’honneur ; ce cœur où il y avait tant de place pour les pensées d’abnégation et de bienveillance ; non, Tom ne dit pas un mot de cela.

Tom ! Tom ! un jour viendra où l’homme du monde qui a le plus de confiance dans sa finesse et dans son habileté, l’homme du monde qui est le plus fier de la défiance que lui inspirent ses semblables, et qui a le plus d’or et d’argent à produire à l’appui de son système, où le sectateur le plus modéré de cette sage doctrine, « chacun pour soi et Dieu pour tous. » (car c’est apparemment une haute sagesse de croire que l’éternelle majesté du ciel puisse jamais être ou avoir été du côté de l’égoïsme et de la cupidité ! ) un jour viendra, sois-en sûr, où cet homme trouvera que toute sa sagesse, au prix d’un cœur simple comme le tien, n’était que sottise et folie !

Tu fus simple encore, Tom, quoique d’une tout autre simplicité, de montrer tant d’empressement à l’endroit de ce théâtre dont parla John après le thé, disant qu’il avait l’autorisation d’y conduire autant de personnes qu’il voudrait, sans qu’il lui en coûtât un sou ; et bien plus simple encore de ne pas te douter que c’était pour payer les places qu’il y était entré tout seul d’abord. Quelle simplicité encore, cher Tom, de rire et de pleurer de si bon cœur, en voyant un si fameux spectacle, avec de si pauvres acteurs ! Quelle simplicité d’être si content et si loquace en revenant du théâtre avec Ruth ! Et quelle simplicité encore d’éprouver tant de surprise en trouvant, le lendemain matin, dans le salon, le petit cadeau d’un livre de cuisine qui attendait Ruth, et don la page consacrée au pouding de bifteck était repliée et biffée ! La nature de ton âme était simple, très-simple, d’une simplicité qui ferait hausser les épaules à bien des gens, brave Tom !


  1. Frères Augustins, quartier de Londres.