Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/40

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CHAPITRE XV.
Tom Pinch et sa sœur font une nouvelle connaissance, et tombent de surprise en surprise.


Il y avait, dans ces chambres inhabitées du Temple et dans toutes les fonctions que Tom y exerçait, quelque chose de surnaturel et de mystérieux qui possédait un charme étrange. Tous les matins, quand il fermait sa porte à Islington, et qu’il se tournait vers la fumée de Londres, il se sentait en même temps environné d’une atmosphère enchantée, et dès cet instant cette atmosphère s’épaississait d’heure en heure autour de lui, jusqu’au moment où il revenait à Islington, laissant cette nuée immobile derrière lui. Chaque matin, Tom s’approchait progressivement de cette brume mystique, et peu à peu, par degrés presque imperceptibles, elle enveloppait tout son être. D’abord, il quittait le bruit et le tumulte des rues pour entrer dans les cours silencieuses du Temple. Chacun de ses pas résonnait à son oreille comme une voix sortant des vieux murs et des vieilles dalles, une voix à laquelle il manquait un langage pour lui raconter les annales de ces antiques appartements, pour lui parler des vieux documents pourrissant dans les coins oubliés de ces caves verrouillées, d’où sortaient par les soupiraux les gémissements d’un vent humide, pour lui dire dans quelles voûtes murées, sous les fondations des maisons, se cachaient de vieux vins rares et exquis, ou pour lui murmurer tout bas les sombres légendes de ces chevaliers aux jambes croisées, qui gisaient dans l’église voisine. Au moment où il posait son pied sur la première marche de l’escalier qui conduisait à son bureau poudreux, tous ces mystères redoublaient ; leur ascension suivait, marche par marche, celle de Tom, et ils atteignaient leur entier développement au milieu de ses labeurs solitaires.

Chaque jour lui ramenait invariablement la même source de conjectures intarissables. Son patron allait-il venir enfin aujourd’hui, et à quoi ressemblerait-il ? Car Tom ne pouvait s’en tenir à M. Fips ; il croyait à la véracité de M. Fips, quand celui-ci lui avait dit qu’il agissait au nom d’une autre personne ; et, dans le jardin de l’imagination de Tom, cette autre personne était devenue une fleur épanouie, qu’il aurait été bien fâché de voir flétrir ou fouler aux pieds.

Un jour, il se figura que c’était M. Pecksniff qui se repentait de son mensonge, et qu’il avait usé de son influence auprès d’une tierce personne pour procurer à sa victime ce moyen d’existence. Après ce qui s’était passé entre cet excellent homme et lui, cette idée lui parut tellement insupportable, qu’il la confia à John Westlock le jour même, lui déclarant qu’il préférerait se faire portefaix plutôt que de perdre le respect de lui-même au point de contracter la moindre obligation vis-à-vis de M. Pecksniff. Mais John répondit à Tom Pinch qu’il était loin de rendre justice au caractère de M. Pecksniff, s’il le supposait capable d’une action généreuse, et qu’il pouvait avoir l’esprit en repos à cet égard, jusqu’au jour où il verrait le soleil devenir vert et la lune noire, et où il apercevrait en même temps à l’œil nu douze comètes de premier ordre tournant autour de ces planètes : peut-être alors, mais alors seulement, dans un état de choses aussi surprenant, pourrait-on, sans être absolument fou, soupçonner M. Pecksniff de quelque chose d’aussi monstrueux. En somme, il railla tellement Tom de son idée, que celui-ci l’abandonna et se trouva de nouveau lancé dans le champ des conjectures.

En attendant, Tom poursuivait régulièrement ses travaux et avançait considérablement dans son œuvre ; déjà l’ordre se faisait au milieu des livres, dont le catalogue, soigneusement écrit, avait une fort belle apparence. Pendant ses heures d’occupation, Tom se permettait parfois quelques lectures qui, du reste, étaient souvent nécessaires à son classement. Généralement il emportait chez lui, le soir, un de ces mystérieux volumes (qu’il avait toujours soin de rapporter le lendemain matin, dans la crainte que son étrange patron n’apparût tout à coup pour lui en demander compte) ; de sorte qu’il menait une vie heureuse, tranquille et studieuse, une vie selon son cœur.

Mais quelque intéressants que fussent ces livres, quelque nouveaux qu’ils semblassent à Tom, ils n’avaient pas le pouvoir de l’enchaîner dans ces chambres mystérieuses, au point de ne pas entendre le moindre son, si léger qu’il fût. Il prêtait l’oreille aussitôt qu’un bruit de pas résonnait dans la cour, et, si ces pas pénétraient dans la maison et montaient l’escalier, il se disait toujours avec un battement de cœur : « Je vais donc enfin le voir face à face ! » Mais tous les pas s’arrêtaient au-dessous, excepté les siens.

Cette solitude, ce mystère, firent naître dans l’imagination de Tom des fantaisies dont son bon sens faisait justice, sans pouvoir toutefois s’en débarrasser tout à fait. Notre bon sens à presque tous, en cas semblable, ressemble à la vieille police française, très-prompte pour découvrir, mais très-lente pour prévenir les délits. Tom avait l’impression indéfinie, absurde, inexplicable, qu’il se cachait quelqu’un dans les chambres d’en haut, quelqu’un qui marchait tout doucement au-dessus de sa tête, qui le surveillait par le trou de la serrure, qui faisait je ne sais quoi partout où il n’était pas. Cette hallucination lui revenait cent fois par jour ; alors il s’empressait d’ouvrir la fenêtre, et il n’était pas fâché de fraterniser de là même avec les oiseaux qui avaient élu domicile sur le toit et dans les gouttières, et qui sautillaient toute la journée autour des croisées.

Il laissait toujours la porte d’entrée ouverte, afin d’entendre les pas des gens qui montaient et qui pénétraient dans les appartements des étages inférieurs. Il se formait aussi de singulières préventions sur la mine de certains étrangers qu’il rencontrait dans les rues, et il se disait de tel ou tel homme qui le frappait comme ayant quelque chose d’insolite dans le costume ou dans l’aspect : « Je ne serais pas étonné que ce fût lui ! » Mais ce n’était jamais lui. Il alla plusieurs fois jusqu’à revenir sur ses pas pour suivre un de ces individus, dans la singulière croyance qu’il allait à l’appartement mystérieux ; mais il n’y gagna jamais d’autre satisfaction que de savoir qu’il s’était trompé.

M. Fips, de Austin Friars, au lieu de diminuer l’obscurité de la position de Tom, la rendit plus profonde encore ; car lorsque Tom se rendit chez lui pour toucher la première semaine :

« Ah ! à propos, monsieur Pinch, lui dit-il, vous n’avez pas besoin d’en parler à personne, s’il vous plaît ! »

Tom crut qu’il allait lui confier un secret. Il jura que, pour rien au monde, il n’en soufflerait mot, et que M. Fips pouvait compter sur sa discrétion.

Comme M. Fips répondit : « Très-bien ! » sans rien ajouter, Tom, pour l’engager à parler, répéta :

« Pour rien au monde ! »

M. Fips, de son côté, répéta :

« Très-bien !

– Vous alliez dire… lui suggéra Tom.

– Moi ! s’écria Fips, rien du tout. »

Cependant, en voyant le trouble de Tom, il ajouta :

« Je voulais dire qu’il vaudrait mieux ne parler à personne de votre emploi. Vous vous en trouverez bien.

– Je n’ai pas encore eu le plaisir de voir mon patron, monsieur, dit Tom en mettant ses honoraires dans sa poche.

– Vraiment ? dit Fips. Non, au fait, je ne le pense pas.

– J’aimerais bien à le remercier, et je voudrais aussi savoir s’il est content de ce que j’ai fait jusqu’à présent, dit Tom avec hésitation.

– Vous avez raison, dit M. Fips en bâillant ; cela vous fait honneur. C’est très-bien. »

Tom se décida à tâter le terrain d’un autre côté.

– J’aurai bientôt fini le classement des livres, dit-il ; j’espère que, quand ce sera terminé, mon engagement continuera, et que je pourrai encore me rendre utile.

– Oh ! certainement, répliqua Fips ; il y a encore beaucoup à faire, beau… coup à faire. Prenez garde à l’escalier, c’est un peu sombre. »

Et c’est tout ce que Tom put obtenir de M. Fips en fait d’éclaircissements. C’était le cas de dire que c’était un peu sombre, et, si c’était là ce qu’entendait M. Fips, en manière de logogriphe, il ne se trompait pas.

Mais il arriva bientôt une circonstance qui contribua à détourner les pensées de Tom, même de ce mystère, et à leur donner un autre cours aussi embrouillé que celui du Nil même.

Voici comment les choses se passèrent. Tom avait toujours été matinal, et maintenant qu’il n’avait plus d’orgue avec lequel il pût s’épancher en doux entretiens tous les matins, il prit l’habitude de faire une longue promenade chaque jour avant de se rendre au Temple. Étranger à la ville, il était tout naturellement attiré vers les points où se concentrait le plus de vie et de mouvement, et il fréquentait de préférence les marchés, les ponts, les quais, et surtout les débarcadères des paquebots. Il aimait à voir la foule se presser à la poursuite des affaires ou des plaisirs, et c’était une satisfaction pour lui de penser qu’il y eût tant de variété et de liberté pour ceux qui étaient condamnés à la vie monotone et routinière des villes.

Dans presque toutes ces excursions, Ruth l’accompagnait. Leur propriétaire partait toujours de très-bonne heure pour aller à ses affaires (quelles qu’elles fussent, personne ne les connaissait), de sorte que les habitudes des gens chez lesquels ils logeaient correspondaient avec les leurs. Souvent ils avaient déjeuné et se trouvaient dehors à sept heures du matin. Après une promenade de deux heures, ils se séparaient ; Tom se dirigeait vers le Temple, et sa sœur revenait tout tranquillement à la maison.

Ils firent plus d’une promenade agréable dans le marché de Covent-Garden ; ils y respiraient le parfum des fruits et des fleurs ; ils s’émerveillaient de la beauté des ananas et des melons ; dans les avenues latérales ils apercevaient, assises sur des paniers renversés, des rangées infinies de vieilles femmes écossant des pois ; ils regardaient avec étonnement les grosses bottes d’asperges qui servaient de remparts à ces boutiques appétissantes ; devant les herboristes ils respiraient comme un fumet de farce de veau crue avec un soupçon mélangé de poivre long, de papier gris et de graines, sans oublier un léger arôme de colimaçons et de jolies petites sangsues recoquillées. Ils firent plus d’une promenade agréable dans les marchés à la volaille, où des canards et des poulets emmanchés d’un long cou étaient étalés, deux à deux, tout prêts à mettre en broche ; où l’on voyait des œufs mouchetés, rangés dans des paniers garnis de mousse ; des saucisses de campagne blanches et dodues, où il n’entrait, quoi qu’on dise, ni chien, ni chat, ni cheval, ni âne ; d’innombrables fromages frais ; puis, dans des cages d’osier, des volatiles vivants emprisonnés, qui paraissaient beaucoup trop gros pour être naturels, par la raison que leurs récipients étaient beaucoup trop étroits ; des lapins morts ou vifs en nombre illimité. Ils firent plus d’une promenade agréable dans les marchés au poisson, parmi les étalages frais, humides et argentés comme un reflet de clair de lune, excepté pourtant les homards rubiconds. Ils firent plus d’une promenade agréable au milieu des charrettes remplies de foin odoriférant, sous lesquelles chiens et charretiers dormaient profondément, oubliant le traiteur ambulant de la taverne. Mais aucune de ces promenades ne valait celle qu’ils faisaient sur les quais, parmi les paquebots, par une belle matinée d’été.


Il fallait les voir, les paquebots, rangés là côte à côte, immobiles et fixes à jamais, selon toute apparence, quoique décidés à s’esquiver d’un côté ou d’un autre, et sûrs d’y réussir ; et dans cette confiance, des multitudes de passagers et des monceaux de bagages se pressaient confusément à bord. Il y avait une foule de ces petits vapeurs qui sillonnaient le fleuve en tous sens. Des rangées innombrables de vaisseaux, des forêts de mâts, des labyrinthes de cordages, des voiles roulées, des avirons bruyants, de lourdes barges ; des piles de maçonnerie submergées, où les rats se cachaient dans des trous fangeux ; des clochers, des entrepôts, des toits, des arches, des ponts, des hommes, des femmes, des enfants, des tonneaux, des grues, des caisses, des chevaux, des voitures, des badauds et des ouvriers : tout cela, par une belle matinée d’été, grouillait dans un effroyable chaos, que Tom était loin de pouvoir débrouiller.


Au milieu de tout ce tumulte, la cheminée de chaque paquebot faisait entendre des rugissements incessants, qui exprimaient et résumaient la bruyante émotion de cette scène. Tous ces paquebots semblaient suer sang et eau et se tracasser les uns et les autres, exactement comme leurs passagers ; avec leurs voix enrouées ils ne cessaient pas un instant de bougonner et de gronder, en disant, tout haletants, et sans points ni virgules :


« Venez donc dépêchez-vous je n’y tiens plus venez donc mon Dieu nous n’y serons jamais comme vous êtes en retard dépêchez-vous donc je vais partir venez donc ! »

Même lorsqu’ils avaient démarré et qu’ils se trouvaient au beau milieu du courant, le moindre obstacle leur servait de prétexte pour reprendre le cours de leurs récriminations ; et le plus brave des paquebots se trouvait-il arrêté par quelque embarras, il recommençait aussitôt à grogner et à se lamenter, disant :

« Bon voici un obstacle qu’est-ce que ça veut dire avancez donc là-bas je suis pressé c’est un fait exprès au nom du ciel avancez donc ! »

Enfin, on le voyait, dans un état d’esprit voisin de la démence, descendre lentement le cours du fleuve, sortir du brouillard et apparaître tout rouge de l’autre côté, dans la lumière du soleil d’été.

Cependant le vaisseau de Tom, ou du moins le paquebot auquel Tom et sa sœur prenaient le plus grand intérêt, un certain matin, n’était pas encore prêt de partir ; mais il était à l’apogée de son désordre. Il se trouvait serré entre deux autres bateaux à vapeur ; l’affluence des passagers était considérable ; les échelles qui conduisaient à bord étaient encombrées ; des femmes éperdues (dont Gravesend était évidemment la destination, mais qui faisaient la sourde oreille quand on leur représentait que ce bâtiment-là était en partance pour Anvers) persistaient à cacher des paniers de provisions derrière des cloisons, des tonneaux, ou sous des bancs ; en un mot, le tumulte régnait partout.

Tom, avec Ruth à son bras, regardait du haut du quai ce spectacle amusant, et il était tellement absorbé qu’il s’apercevait à peine de la présence derrière lui d’une vieille dame armée d’un parapluie dont elle ne savait que faire. Le voisinage de ce redoutable instrument, qui avait un manche en bec-à-corbin, se révéla d’abord à Tom par une pression douloureuse sur la trachée artère. C’était le manche du parapluie qui l’avait saisi à la gorge. Il se dégagea avec une parfaite bonhomie ; mais bientôt après il sentit le bout ferré qui lui caressait le dos, pendant que l’autre bout l’accrochait à la cheville ; puis le parapluie en général se mit à errer autour de sa tête et à battre contre son chapeau comme les ailes d’un grand oiseau ; et enfin il reçut entre les côtes un coup qui lui causa une douleur si aiguë, qu’il ne put s’empêcher de tourner la tête et de se plaindre avec modération.

En se retournant il vit la propriétaire du parapluie, la figure bouleversée de colère, qui se dressait sur la pointe des pieds, et faisait de vains efforts pour apercevoir les paquebots ; il en conclut qu’elle l’avait attaqué à dessein, et qu’elle le considérait comme son ennemi naturel, à cause de la place qu’il occupait au premier rang.

« Il faut que vous ayez un bien mauvais caractère, » dit Tom.

La dame en question s’écria avec férocité :

« Où est donc la police ? »

Puis, brandissant son parapluie dans la figure de Tom :

« Si ces gredins-là n’étaient pas toujours ailleurs quand on a le plus besoin d’eux, je vous aurais fait empoigner, et ferme, dit-elle. Vaudrait mieux graisser un peu moins leurs favoris, et faire un peu mieux leur devoir, quand ils sont si bien payés ; au moins on ne serait pas écrasé comme ça. »

En effet, il fallait qu’elle eût été fort maltraitée dans la foule ; car son chapeau déformé ressemblait pour l’instant à un tricorne. De plus, c’était une petite femme d’un excessif embonpoint, de sorte qu’elle était épuisée de fatigue et de chaleur.

Tom, au lieu de continuer la discussion, lui demanda dans quel bâtiment elle voulait s’embarquer.

« Je présume qu’il n’y a que vous, répondit la dame, qu’a le droit de voir les bateaux sans avoir envie de monter dessus ? Imbécile, va !

– Lequel alors voulez-vous voir ? demanda Tom. Nous tâcherons de vous faire un peu de place. Mais ne soyez pas de si mauvaise humeur.

– Il n’y a pas une seule de ces chères créatures que j’ai soignées dans des moments difficiles, dit la dame en se radoucissant un peu, et le nombre en est grand ! qui m’ait jamais accusée d’être de mauvaise humeur. « Si vous sentez que ça vous soulage, madame, que je leur dis, ne vous gênez pas pour me contrarier. Vous savez bien que Sarah ne vous rendra jamais la pareille. » Mais aujourd’hui je suis agacée, je ne dis pas que non, et ce n’est pas sans raison, Dieu merci ! »

Cependant mistress Gamp (car c’était elle-même) avait réussi, avec le secours de Tom, à s’insinuer dans un petit coin entre Ruth et la balustrade ; quand elle eut repris haleine et qu’elle eut exécuté avec son parapluie une série de manœuvres des plus dangereuses, elle parvint à s’établir convenablement.

« Dieu ! que je voudrais donc savoir lequel de tous ces monstres qui fument est le bateau d’Anvers ! s’écria mistress Gamp.

— Quel bateau dites-vous ? demanda Ruth.

— Le bateau d’Anvers, repartit mistress Gamp ; je ne veux pas vous tromper, mon ange, pourquoi vous tromperais-je ?

— Le paquebot d’Anvers, c’est celui qui est là, au milieu, dit Ruth.

— Et je voudrais qu’il soit dans le ventre de Jonas ! » s’écria mistress Gamp, qui parut confondre dans cette aspiration miraculeuse le prophète avec la baleine.

Ruth ne répondit rien ; mistress Gamp, appuyant son menton sur la froide balustrade de fer, continua à regarder fixement le paquebot d’Anvers, et à pousser de temps en temps un faible gémissement. Ruth lui demanda si c’était que l’un de ses enfants allait partir ce matin-là.

« Ou c’est peut-être votre mari ? dit-elle avec bonté.

— Ce qui fait voir, dit mistress Gamp en levant les yeux au ciel, combien vous avez fait peu de chemin dans cette vallée de la vie, ma chère jeune demoiselle. Ainsi que me l’a dit souvent une de mes bonnes amies qui s’appelle Harris, ma chère (mistress Harris, qui demeure de l’autre côté du square, en haut des marches, après le marchand de tabac) : « Oh ! Sarah ! Sarah ! nous ne savons guère ce qui nous attend ! — Mistress Harris, que je lui dis, pas trop, c’est vrai ; mais plus que vous ne croyez pourtant. Nos calculs, madame, que je dis, quand il s’agit du nombre d’enfants qu’on aura, ne vont pas, en général, au delà d’un seul ; et, plus souvent que vous ne penseriez, ils sont exacts. — Sarah, me dit mistress Harris d’un air solennel, dites-moi quel sera le nombre des miens. — Non, mistress Harris, que je lui dis, excusez-moi, s’il vous plaît. L’un des miens, que je dis, a dégringolé un escalier de service de trois étages, et l’humidité des marches lui est tombée sur les poumons. Un autre a été étouffé, souriant, dans un lit-armoire qu’on a replié sur lui sans le savoir. Ainsi, madame, ne cherchez pas à anticiper, mais prenez-les comme ils viennent et comme ils s’en vont. » Les miens, poursuivit mistress Gamp, les miens sont tous partis, ma chère petite poulette. Et, pour ce qui est des maris, il y a une jambe de bois qui s’en est retournée dans l’autre monde, laquelle, à force de descendre toujours dans les caves à vin, et de ne plus vouloir jamais en sortir que lorsqu’on l’en arrachait de force, était devenue aussi faible qu’une jambe de chair, pour ne pas dire plus faible. »

Quand elle eut terminé ce discours, mistress Gamp s’appuya de nouveau sur la balustrade, et, regardant fixement le paquebot d’Anvers, elle secoua la tête et recommença à gémir.

« Je ne voudrais pas, dit mistress Gamp, non, je ne voudrais pas être un homme, et avoir ça sur ma conscience ! Mais il n’y a pas un être digne du nom d’homme capable de faire une chose pareille. »

Tom et sa sœur se regardèrent ; et Ruth, après un moment d’hésitation, demanda à mistress Gamp ce qui l’affligeait à ce point.

« Ma chère, répondit-elle à demi-voix, êtes-vous dame ou demoiselle ? »

Ruth se mit à rire, rougit, et dit qu’elle était demoiselle.

« Tant pis, poursuivit mistress Gamp, tant pis pour vous comme pour moi. Mais il y en a d’autres qui sont mariées et dans l’état de mariage ; et il y a une chère jeune femme qui, ce matin, va s’embarquer sur ce paquebot-là, et qui n’est pas plus en état d’aller en mer que rien du tout. »

Elle s’arrêta, promena son regard sur le pont et les passagers du paquebot en question, ainsi que sur les échelles qui y conduisaient. Après s’être assurée que l’objet de sa commisération n’était pas encore arrivé, elle leva par degrés les yeux jusqu’au sommet de la cheminée, et adressa au vaisseau une apostrophe indignée :

« Oh ! que le diable t’emporte ! dit mistress Gamp en brandissant vers lui son parapluie d’un air menaçant. Comme c’est gentil pour une jeune femme délicate de s’embarquer sur un vilain monstre bruyant comme toi, n’est-ce pas ? Avec ça que tu ne fais jamais de malheurs, n’est-ce pas ? avec ton tapage, tes mugissements, tes sifflements et ta mauvaise odeur, animal ! Ces maudits bateaux à vapeur, dit-elle en brandissant encore son parapluie, nous ont fait plus de tort que tout au monde, pour gâter notre travail régulier, et précipiter des événements dans des moments où l’on ne s’y attend pas (surtout ces vilaines machines de chemins de fer). Il n’y a pas de frayeurs pareilles pour amener des fausses couches. J’ai entendu parler d’un jeune homme, conducteur de convoi sur un chemin de fer ouvert seulement depuis trois ans (mistress Harris le connaît bien, car c’est son parent par le mariage de sa sœur avec un maître scieur de long), qui est à cette heure le parrain de vingt-six bienheureux petits enfants tous également inattendus, et tous nommés d’après les locomotives qui en furent cause. Ah ! dit mistress Gamp en reprenant son apostrophe, on voit bien que tu es l’invention d’un homme, rien qu’au peu d’égards que tu témoignes pour la faiblesse de notre sexe, brutal, va ! »

D’après la première partie des lamentations de mistress Gamp, on aurait assez naturellement supposé qu’elle faisait des affaires dans les chaises de poste ou les chevaux de relais. Quant à la fin, elle ne put en juger l’effet sur sa jeune compagne, car elle s’interrompit en ce moment pour s’écrier :

« La voilà ! c’est elle-même ! Pauvre innocente ! la voilà qui va comme un agneau au sacrifice ! Si elle est malade quand ce vaisseau-là sera en mer, dit mistress Gamp avec un accent prophétique, c’est un assassinat, et on peut me prendre pour témoin à charge. »

Elle parlait d’un ton si pénétré, que la sœur de Tom, aussi bonne que Tom lui-même, ne put s’empêcher de demander :

« Quelle est la dame qui vous inspire tant d’intérêt ?

– La voilà ! soupira mistress Gamp. La voilà là-bas ! Elle traverse en cet instant le petit pont de bois. Dieu ! son pied a glissé sur un morceau d’écorce d’orange ! (Mistress Gamp se cramponne à son parapluie.) Quelle secousse ça m’a donnée !

– Voulez-vous dire cette dame qui est avec un homme enveloppé de la tête aux pieds d’un grand manteau, de telle sorte que sa figure est presque cachée ?

– Il fait bien de la cacher ! répliqua mistress Gamp. Il a bien raison d’être honteux de ce qu’il fait. Avez-vous vu comme il lui a serré le poignet tout à l’heure ?

– En effet, il paraît brusque avec elle.

– Maintenant le voilà qui la fait descendre dans la cabine où l’on étouffe ! dit mistress Gamp avec impatience. À quoi pense donc cet homme ? Je crois qu’il a le diable au corps. Pourquoi ne la laisse-t-il pas au grand air ? »

Quelle que fût sa raison, il la fit descendre au plus tôt, et disparut lui-même sans détacher son manteau, et sans s’arrêter sur le pont encombré de passagers plus de temps qu’il n’en fallait pour se frayer un chemin jusqu’à la cabine.

Tom n’avait pas entendu ce petit dialogue, car son attention avait été détournée d’une façon inattendue. Au moment où mistress Gamp terminait sa harangue contre les machines à vapeur, il sentit une main se poser sur son bras. En se tournant à droite (Ruth était à sa gauche), il fut fort étonné de voir son propriétaire.

Ce qui lui parut surprenant, ce fut moins de trouver cet homme à ses côtés, que la manière furtive et rapide dont il s’était approché de lui ; un instant avant, il avait vu un autre individu à son coude, et il n’avait senti ni mouvement, ni pression dans le groupe de gens qui l’environnaient. Ainsi que Ruth, il avait souvent remarqué que leur propriétaire avait une façon à lui d’entrer dans sa maison et d’en sortir sans faire le moindre bruit ; mais Tom n’en fut pas moins stupéfait de le voir à côté de lui en ce moment.

« Je vous demande pardon, monsieur Pinch, lui dit-il à l’oreille, je suis un peu infirme et tout hors d’haleine, et je n’ai pas de très-bons yeux ; je ne suis plus aussi jeune qu’autrefois, monsieur. Ne voyez-vous pas là-bas un monsieur, enveloppé d’un grand manteau, avec une dame à son bras ? Une dame qui a un voile et un châle noir. Ne les voyez-vous pas ? »

S’il ne les voyait pas lui-même, il était bien singulier qu’il eût distingué au milieu de la foule précisément les gens qu’il décrivait, et que son regard eût couru rapidement de ces personnes à Tom, comme pour diriger les yeux errants de ce dernier.

« Un monsieur enveloppé d’un grand manteau ! dit Tom ; et une dame qui porte un châle noir ? Voyons donc !

– Oui, oui ! reprit l’autre avec une vive impatience. Un monsieur enveloppé de la tête aux pieds… singulièrement enveloppé pour une matinée si chaude… comme un malade. Il a la main à sa figure en ce moment, peut-être. Non, non, non ! pas là ! ajouta-t-il en suivant le regard de Tom ; de l’autre côté, par là-bas. »

Il indiqua de nouveau avec son doigt tendu le point exact où les personnes dont il parlait étaient alors arrêtées par la foule.

« Il y a tant de gens et tant de mouvement, et tant d’objets différents, dit Tom, qu’il me paraît difficile de… Non vraiment, je ne vois pas de monsieur qui ait un grand manteau, ni de dame portant un châle noir. Il y a bien une autre dame qui a un châle rouge, là-bas.

– Non, non, non ! s’écria le propriétaire avec agitation, pas là. De l’autre côté, de l’autre côté. Regardez vers l’escalier de la cabine. À gauche. Ils doivent être près de l’escalier de la cabine. Voyez-vous l’escalier de la cabine ? Voilà déjà la cloche qui sonne ! Dites-moi si vous voyez l’escalier.

– Attendez ! dit Tom, vous avez raison. Regardez ! les voilà. Est-ce là le monsieur dont vous voulez parler, qui descend en ce moment en laissant traîner derrière lui les plis d’un grand manteau ?

– C’est mon homme ! répliqua l’autre, qui néanmoins ne regardait pas ce que Tom lui indiquait, mais la figure de Tom lui-même. Voulez-vous me rendre un service, monsieur, un grand service ? Voulez-vous lui remettre cette lettre ? Il l’attend. Je suis chargé de la lui donner ; mais j’ai été longtemps à le trouver, et, n’étant plus aussi jeune qu’autrefois, je ne pourrais jamais arriver à bord et m’en revenir à temps. Voulez-vous excuser ma hardiesse, et me faire cette grande faveur ? »

Ses mains tremblaient, et sa figure exprimait la plus vive agitation, tandis qu’il donnait la lettre à Tom, et lui en indiquait la destination. Il avait l’air du Tentateur dans quelque antique sculpture.

Il n’était pas dans le caractère de Tom d’hésiter quand il s’agissait de rendre un bon office. Il prit la lettre ; il dit à Ruth d’attendre un instant jusqu’à ce qu’il revînt, et il descendit l’échelle en courant aussi vite que possible. Il y avait tant de gens qui descendaient, tant d’autres qui remontaient, tant de bagages qu’on transportait à bord, de cloches qui sonnaient, de vapeur qui s’échappait, de voix humaines qui criaient, que Tom eut beaucoup de peine à se frayer un chemin, et à se rappeler vers quel bateau il devait se diriger. Cependant il parvint promptement à celui qu’on lui avait indiqué, descendit immédiatement l’escalier de la cabine, et aperçut à l’autre bout du salon l’individu qu’il cherchait. Celui-ci tournait le dos et lisait un avis quelconque accroché au panneau. Tom avança pour lui donner la lettre ; le voyageur tressaillit en entendant un bruit de pas, et se retourna.

Quel fut l’étonnement de Tom en reconnaissant l’homme avec lequel il avait eu cette affaire dans la prairie, le mari de la pauvre Mercy… Jonas !

Tom crut comprendre qu’il lui disait : « Que diable me voulez-vous ? » Mais il n’était pas aisé de saisir ses paroles ; il parlait si indistinctement !

« Je ne vous veux rien pour mon compte, dit Tom ; on m’a prié, il y a un instant, de vous remettre cette lettre. On m’a seulement montré votre personne, mais je ne vous aurais pas reconnu dans ce singulier costume. »

Jonas prit la lettre, l’ouvrit, et en lut le contenu. C’était évidemment très-laconique ; une ligne, peut-être ; mais Jonas parut frappé comme s’il eût reçu une pierre lancée par une fronde. Il recula en chancelant.

Son émotion ressemblait si peu à tout ce que Tom avait jamais vu, qu’il s’arrêta instantanément. La cloche ayant cessé de sonner, une voix enrouée cria du haut de l’escalier : « Y a-t-il quelqu’un qui désire retourner à terre ?

– Oui, cria Jonas, moi, moi, je viens. Donnez-moi le temps. Où donc est cette femme ? Revenez, revenez par ici. »

En parlant il ouvrit violemment la porte d’une autre cabine, et en tira brusquement sa femme. Elle était pâle, effrayée, et parut stupéfaite à la vue de son ancienne connaissance ; mais elle n’eut pas le temps de lui parler, car il se faisait un grand mouvement au-dessus, et Jonas l’entraîna rapidement vers la porte.

« Où allons-nous ? Qu’est-ce qu’il y a ?

– Nous nous en retournons, dit Jonas. J’ai changé d’avis. Je ne puis pas partir. Ne faites pas de questions, ou je vous tuerai, vous ou quelqu’un d’autre… Arrêtez, là-bas ! arrêtez ! Nous allons à terre. Entendez-vous ? nous allons à terre ! »

Il se retourna même, dans sa précipitation insensée, pour lancer un regard sinistre à Tom, et brandir son poing fermé. Il n’est pas beaucoup de figures humaines qui puissent avoir l’expression dont il accompagna ce geste.

Il monta l’escalier, traînant toujours sa femme, et Tom les suivit. À travers le pont, par-dessus le bord, le long de la planche vacillante jusqu’au haut de l’échelle, Jonas entraînait toujours sa femme avec fureur ; il ne lui adressait pas un regard, mais ses yeux cherchaient, tout le temps, parmi les figures assemblées sur le quai. Tout à coup il se retourna de nouveau, et dit à Tom avec une affreuse imprécation :

« Où est-il ? »

Avant que Tom, dans sa surprise et son indignation, pût répondre à une question qu’il comprenait si peu, un monsieur s’approcha par derrière et salua Jonas Chuzzlewit par son nom. Il avait la tournure d’un étranger, avec une moustache et des favoris noirs ; il s’adressa à Jonas d’un ton calme et poli qui contrastait étrangement avec l’air égaré et désespéré de l’autre.

« Chuzzlewit, mon bon ami ! dit le monsieur, et il toucha son chapeau par égard pour mistress Chuzzlewit, je vous demande mille pardons. C’est bien à contre-cœur que je vous prive de cette petite excursion conjugale (les excursions de ce genre sont toujours charmantes et récréatives, je le sais, quoique je n’aie pas le bonheur d’être marié ; c’est là la grande infortune de mon existence) : mais la ruche, mon cher ami, la ruche ! … Voulez-vous me présenter ?

– C’est M. Montague, dit Jonas ; et ces mots paraissaient le suffoquer.

– Le plus malheureux et le plus repentant des hommes, mistress Chuzzlewit, d’avoir gâté votre excursion, poursuivit M. Montague ; mais, comme je le disais tout à l’heure à notre ami, c’est la ruche, la ruche. Vous projetez un petit voyage sur le continent, mon cher ami, cela va sans dire ? »

Jonas garda un silence obstiné.

« Que je meure si je ne suis désolé ! s’écria Montague ; sur mon âme, je suis vraiment désolé. Mais notre maudite ruche de la Cité doit passer avant toute autre considération quand il y a du miel à faire, et c’est là ma meilleure excuse. Il y a là à ma droite une vieille femme très-singulière qui nous fait des révérences, dit M. Montague en interrompant tout à coup son discours et regardant mistress Gamp ; je ne sais qui elle est. Quelqu’un la connaît-il ici ?

– Ah ! oui, ils me connaissent bien ; que le bon Dieu les bénisse ! dit mistress Gamp ; sans vous oublier, monsieur, vous êtes si gai ; et puissiez-vous l’être longtemps ! Je souhaiterais que tout le monde (elle prononça ces paroles comme une formule de toast ou de compliment) fût aussi gai et aussi beau que l’est, à ce que m’a dit un petit oiseau, un certain monsieur que je ne nommerai pas, de crainte de le blesser sans le vouloir. Ma chère dame (ici elle s’arrêta tout court dans son batifolage ; car jusqu’à présent elle avait affecté le ton de l’enjouement), comme vous voilà pâle !

– Quoi ! vous aussi, vous êtes ici ! grommela Jonas. Pardieu ! en voilà plus qu’il n’en faut.

– J’espère, monsieur, répondit mistress Gamp avec une révérence indignée, que cela ne fait de mal à personne, que moi et mistress Harris nous nous promenions sur un quai public. Ce sont là ses propres paroles (je l’atteste, quand même ce seraient les dernières que je dusse prononcer). « Sarah, qu’elle dit, est-ce un quai public ? – Mistress Harris, que je réponds, en pouvez-vous douter ? – Voici trente-huit ans que vous me connaissez maintenant, madame, et m’avez-vous jamais vue aller ou désirer d’aller là où l’on n’était pas content de me voir ? dites-moi un peu. – Non, Sarah, dit mistress Harris, c’est tout le contraire. » Et elle le sait bien aussi. Je ne suis qu’une pauvre femme, mais on a couru après moi, monsieur, je ne sais pas si vous le savez. J’ai été réveillée à toutes les heures de la nuit, et plus d’un propriétaire m’a donné congé, à cause qu’on croyait que le feu était à la maison. Je travaille pour gagner mon pain, c’est vrai ; mais je conserve mon indépendance, avec votre bonne permission, et je la conserverai jusqu’à la mort. J’ai mes sentiments comme femme, monsieur, et j’ai été mère aussi ; mais touchez seulement à une marmite qui m’appartienne, et fussiez-vous la jeune servante la plus favorite, la plus effrontée qui soit jamais entrée dans une maison, il faudra qu’une de nous deux quitte la place. Mes gains ne sont pas considérables, monsieur ; mais je ne veux pas qu’on me mortifie. « Bénissons l’enfant, et sauvons la mère ! » telle est ma devise, monsieur ; mais je prends la liberté d’y ajouter : « N’essayez pas de mécaniser la garde, car elle ne le souffrira pas. »

En terminant, mistress Gamp serra bien son châle autour de sa personne avec ses deux mains, et comme d’habitude renvoya à mistress Harris pour corroborer entièrement ces détails. Elle avait ce tremblement singulier de la tête, propre aux dames d’une nature irritable, indice certain qu’elles vont faire une nouvelle explosion ; heureusement Jonas s’interposa à temps.

« Puisque vous voilà, dit-il, vous feriez bien de vous occuper d’elle et de la ramener à la maison. Moi, j’ai autre chose à faire. »

Il ne dit rien de plus ; mais il regarda Montague, comme pour l’avertir qu’il était à ses ordres.

« Je suis fâché de vous enlever, » dit Montague.

Jonas lui lança un regard sinistre, qui demeura longtemps dans la mémoire de Tom, et qu’il se rappela souvent depuis.

« J’en suis fâché, ma parole, dit Montague. Pourquoi m’en avez-vous fait une nécessité ? »

Avec le même regard qu’auparavant, Jonas répondit, après un instant de silence :

« Ce n’est pas moi qui vous ai fait cette nécessité. C’est vous qui m’y avez réduit. »

Il ne dit rien de plus. Et le peu qu’il venait de dire, il l’avait prononcé de l’air d’un homme qui se sent les mains liées, et au pouvoir d’un autre, mais qui n’en porte pas moins au-dedans de lui-même un démon haineux enchaîné, contre lequel il lutte en vain. Sa démarche même, lorsqu’ils s’en allaient ensemble, était celle d’un prisonnier garrotté ; mais on voyait, à ses poings fermés, à ses sourcils froncés, à ses lèvres serrées, que le démon bondissait furieux dans sa prison.

Ils montèrent dans un fort beau cabriolet, qui les attendait, et partirent.

Toute cette scène s’était passée si rapidement, et avait fait si peu d’impression sur la foule tumultueuse qui les environnait, que, bien que Tom en eût été l’un des principaux acteurs, il croyait avoir rêvé. Quand ils eurent quitté le paquebot, personne n’avait fait attention à lui. Il était resté derrière Jonas, si près de lui qu’il n’avait pu s’empêcher d’entendre tout. Il était resté là, avec sa sœur à son bras, attendant et souhaitant une occasion d’expliquer l’étrange part qu’il avait prise à cette affaire plus étrange encore. Mais Jonas avait tenu les yeux fixés à terre ; aucun des autres n’avait regardé du côté de Tom, si bien qu’avant qu’il eût le temps de prendre une décision, ils étaient tous partis.

Il chercha autour de lui son propriétaire. C’est ce qu’il avait déjà fait plusieurs fois, mais sans apercevoir rien qui lui ressemblât. Il le cherchait encore des yeux, quand il vit une main qui lui faisait des signes, par la portière d’une voiture de place ; il s’empressa d’approcher et reconnut Mercy. Elle se pencha de manière à n’être pas entendue de sa compagne mistress Gamp, et lui dit précipitamment :

« Qu’y a-t-il ? Au nom du ciel, qu’y a-t-il ? Pourquoi m’a-t-il dit hier au soir de m’apprêter à faire un grand voyage, et pourquoi nous avez-vous ramenés comme des criminels ? Cher monsieur Pinch (et elle joignit les mains avec désespoir), ayez compassion de nous. Quel que soit ce terrible secret, ayez compassion, et Dieu vous bénira !

– S’il était en mon pourvoir de vous montrer de la compassion, s’écria Tom, croyez-moi, vous ne me prieriez pas en vain. Mais je suis plus ignorant encore et plus étonné que vous. »

Elle se retira au fond de la voiture, et lui fit un signe de la main. Était-ce un signe de reproche, d’incrédulité, de désespoir, de détresse ou de triste adieu ? Dans son agitation, il ne put le deviner. Elle était déjà partie ; il ne restait plus que Ruth et lui, et ils s’en revinrent tout étonnés.

M. Nadgett avait-il, ce matin-là, donné rendez-vous sur le pont de Londres à l’homme qui n’était jamais de parole ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en ce moment M. Nadgett était là,
penché par-dessus le parapet, qui regardait le quai des paquebots. Ce ne pouvait être pour son plaisir ; il ne se donnait jamais aucun plaisir. Ce devait être pour affaires.