Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/41

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CHAPITRE XVI.


M. Jonas et son ami arrivent à une entente cordiale, et font ensemble une entreprise.


Les bureaux de la compagnie Anglo-bengalaise d’assurances et de prêts étaient proches ; et, comme M. Montague y conduisit directement Jonas, ils furent bientôt arrivés. Mais le trajet aurait pu durer plusieurs heures sans provoquer un mot de part ni d’autre : car il était évident, non-seulement que Jonas était décidé à ne pas rompre le silence qui régnait entre eux, mais que son cher ami n’avait nulle envie de l’engager à causer.

Jonas, n’ayant plus de motif pour se cacher, s’était débarrassé de son manteau, et, avec ce vêtement roulé sur ses genoux, il se tenait aussi éloigné de son compagnon que le lui permettait l’espace restreint de la voiture. Il y avait une différence frappante dans son aspect, par comparaison avec ce qu’il était quelques minutes auparavant, quand Tom l’avait rencontré d’une façon si inattendue à bord du paquebot ; ou bien encore le jour où, dans le cabinet de M. Montague, un changement sinistre avait passé sur ses traits. Ce n’était plus le maintien d’un homme démasqué et déconcerté, d’un homme déjoué, poursuivi, traqué : c’était au contraire une expression de résolution soudaine qui avait complètement changé son visage. Ce visage était toujours sombre, défiant, sournois, pâle de colère ; il était encore humilié, abject, lâche, avili : mais, quel que fût le conflit intérieur, il y avait à présent une résolution puissante, qui luttait contre toutes les émotions de son esprit, et qui les terrassait toutes à mesure qu’elles se dressaient contre lui.

Il n’avait jamais été très-avenant, mais on n’aura pas de peine à croire qu’il l’était moins que jamais à présent. Ses dents s’étaient imprimées profondément dans sa lèvre inférieure, et ces traces de l’agitation qu’il venait d’éprouver ne l’embellissaient pas plus que la sombre contraction de son front. Mais il était tout à fait maître de lui maintenant, comme le sont souvent, dans les cas désespérés, certains hommes qui pourtant ne sont rien moins que braves ; et, quand la voiture s’arrêta, sans attendre d’invitation il sauta hardiment, et monta l’escalier.

Le président le suivit ; il ferma la porte de la salle des assemblées aussitôt qu’ils furent entrés, et il se jeta sur un canapé. Jonas, debout près de la fenêtre, appuyé contre la vitre et la tête reposant sur ses deux bras, regardait dans la rue.

« Ce n’est pas gentil, Chuzzlewit ! dit enfin Montague. Ce n’est pas gentil, sur mon âme.

– Que vouliez-vous que je fisse, répondit Jonas en se retournant brusquement ; qu’attendez-vous de moi ?

– De la confiance, mon bon ami. Un peu de confiance, dit Montague d’un ton de reproche.

– Pardieu ! avec ça que vous m’en montrez beaucoup de confiance, à moi, n’est-ce pas ? repartit Jonas.

– Est-ce que je ne vous en montre pas, voyons ? » dit l’autre, et il leva la tête pour le regarder. Mais Jonas s’était détourné de nouveau. « Voyons ! ne vous ai-je pas confié les faciles projets que j’avais formés pour notre avantage ? notre avantage, notez bien ; non pas le mien seulement. Et comment y répondez-vous ? En essayant de fuir !

– Qu’en savez-vous ? Qui vous a dit que je voulusse fuir ?

– Qui me l’a dit ? Allons, allons ! Un bâtiment étranger, mon ami, une heure si matinale, un costume qui vous rendait méconnaissable ! Qui me l’a dit ? Si vous ne vouliez pas me jouer un tour, qu’est-ce que vous faisiez là ? Pourquoi êtes-vous revenu ?

– Je suis revenu pour prévenir un esclandre, dit Jonas.

– Vous avez agi sagement, » répondit son ami.

Jonas resta silencieux ; la tête appuyée sur ses bras, il regardait toujours dans la rue.

« Maintenant, Chuzzlewit, dit Montague, malgré ce qui s’est passé, je veux vous parler à cœur ouvert. Faites-vous attention à ce que je vous dis ? Je ne vois que votre dos.

– Oui, oui, je vous entends. Allez toujours !

– Je dis donc que, malgré ce qui s’est passé, je veux vous parler à cœur ouvert.

– Vous m’avez déjà dit cela, et je vous ai déjà fait observer que j’avais entendu. Continuez.

— Vous avez de l’humeur, mais je comprends cela ; et heureusement que moi j’ai le caractère bien fait. À présent, voyons quel est l’état des choses. Il y a quelques jours, je vous ai fait part d’une découverte que j’avais faite…

– Voulez-vous vous taire ! dit Jonas, qui se retourna furieux et jeta un regard vers la porte.

– Bien ! bien ! dit Montague. Vous avez raison. C’est de la prudence. Mes découvertes, si je les publiais, seraient comme celles de bien d’autres honnêtes gens dans ce monde ; je ne pourrais plus en tirer parti. Vous voyez, Chuzzlewit, à quel point je suis franc et ingénu, de vous faire connaître ainsi le côté faible de ma position ! Pour revenir à notre sujet, j’ai fait ou cru bien faire une certaine découverte, et à la première occasion je vous en fais part tout bas, dans cet esprit de confiance mutuelle que je croyais sincèrement voir régner entre nous. Dans cette découverte il y a peut-être quelque chose de vrai, peut-être n’y a-t-il rien. J’ai mon opinion à cet égard ; vous avez la vôtre. Nous ne discuterons pas. Mais, mon bon ami, vous avez eu une faiblesse ; ce que je veux vous faire comprendre, c’est que vous avez eu une faiblesse. Il est possible que je désire faire tourner ce petit incident à mon profit (en effet, je le désire, je ne le nie pas) ; mais mon profit n’exige pas que je mette les faits en évidence pour m’en servir contre vous.

– Qu’entendez-vous par « vous en servir contre moi ? » demanda Jonas, qui n’avait pas encore changé d’attitude.

– Oh ! dit Montague en riant, la question n’est pas là.

– Vous en servir pour ma ruine ? Est-ce là ce que vous voulez dire ?

– Non.

– Pardieu ! grommela Jonas avec amertume. C’est là qu’est réellement votre profit. Vous dites la vérité pour cette fois.

– Je désire sans doute que vous risquiez quelque chose de plus dans notre affaire (les risques ne sont pas grands, car c’est une affaire sûre) et que vous restiez tranquille, dit Montague. Vous me l’avez promis, il faut tenir parole. Je vous le dis franchement, Chuzzlewit, IL LE FAUT. Raisonnez vous-même. Si vous refusez, mon secret n’a plus de valeur pour moi, et par conséquent autant vaut qu’il devienne la propriété de tout le monde ; cela vaudrait même mieux, car je pourrai du moins me faire un mérite de l’avoir mis à jour. De plus, j’ai besoin de vous pour leurrer quelqu’un dans une affaire dont je vous ai déjà parlé. Je sais que cela vous est indifférent. Vous ne tenez pas à cet homme (vous ne tenez à personne ; vous êtes trop fin pour cela, et moi aussi, j’espère) ; et vous souffrirez avec une pieuse résignation les pertes qu’il pourrait essuyer. Ha ! ha ! ha ! vous avez tâché d’échapper à cette première conséquence. Mais vous n’y échapperez pas, je vous jure ; je vous en ai donné la preuve aujourd’hui. Or, je ne suis pas un puritain, vous le savez bien. Quelque chose que vous ayez pu faire, quelque imprudence que vous ayez pu commettre, je m’en moque ; mais je veux en profiter si c’est possible. Je puis faire ce libre aveu à un homme de votre intelligence. Au reste, cette infirmité ne m’est pas du tout personnelle. Chacun profite des imprudences de son prochain, et les gens les plus estimés plus que les autres peut-être. Pourquoi voulez-vous me donner cette peine ? Il faut que nous arrivions à une entente amicale ou bien à une rupture violente. Il le faut. Dans le premier cas, vous n’aurez pas grand’chose à perdre. Dans le second… C’est bon ! vous savez mieux que moi ce qui pourrait vous arriver. »

Jonas quitta la fenêtre et s’approcha de Montague. Il ne le regarda pas en face, c’était contraire à ses habitudes ; néanmoins ses yeux étaient sur lui (sur sa poitrine ou dans les environs), et il faisait de grands efforts pour parler lentement et distinctement, comme un homme ivre qui a la connaissance de son état.

« À quoi bon mentir ? dit-il ; ce matin je voulais m’en aller, c’est vrai, et vous imposer, une fois éloigné, des conditions meilleures.

– Cela va sans dire ! cela va sans dire ! répondit Montague ; rien de plus naturel. J’avais prévu cela, et j’avais pris mes précautions. Mais, pardon de vous avoir interrompu.

– Comment diable avez-vous été choisir ce messager-là ? continua Jonas avec un effort encore plus grand, et où diable l’avez-vous trouvé ? c’est ce que je ne vous demanderai pas. Je lui devais déjà quelque chose auparavant. Si vous êtes aussi peu soucieux des hommes en général que vous le disiez tout à l’heure, vous devez être parfaitement indifférent à ce que devient un misérable chien comme celui-là, et vous me laisserez régler mon compte avec lui à ma manière. »

S’il eût levé les yeux jusqu’à la figure de son compagnon, il aurait vu que Montague était évidemment dans l’impossibilité de le comprendre. Mais, debout devant lui, avec son regard furtif dirigé toujours vers le même point, Jonas, qui s’était interrompu seulement pour humecter avec sa langue ses lèvres sèches, ne s’aperçut de rien. Un observateur aurait remarqué que ce regard fixe et continu était un des traits distinctifs du changement qui s’était opéré dans l’aspect de Jonas. Il le tenait attaché sur un seul point, avec lequel, selon toute apparence, ses pensées n’avaient rien de commun : comme un bateleur qui marche sur une corde tendue tient toujours un objet fixe en vue, et n’en détourne jamais les yeux, dans la crainte de tomber.

Montague répondit promptement, bien qu’au hasard : « Faites ce que vous voudrez, nous ne disputerons pas là-dessus.

– Votre grande découverte, continua Jonas avec un ricanement sauvage qu’il ne fut pas maître de réprimer, votre grande découverte peut être vraie, et elle peut être fausse. Quelle qu’elle soit, je présume que je ne suis pas plus mauvais que les autres.

– Pas un brin, dit Tigg, pas un brin. Nous nous valons tous à peu près.

– Je voudrais savoir une chose, continua Jonas ; ce secret est-il à vous uniquement ? Vous ne vous étonnerez pas de ma question.

– À moi ? répéta Montague.

– Oui ! repartit l’autre d’un ton bourru. N’est-il connu d’aucune autre personne ? Voyons ! répondez sans hésiter.

– Non ! dit Montague sans la moindre indécision. Quelle en serait la valeur, pensez-vous, s’il appartenait à d’autres qu’à moi ? »

Pour la première fois Jonas le regarda. Après un moment de silence, il lui tendit la main, et dit en riant :

« Allons ! soyez accommodant, et je vous appartiens. Peut-être après tout serai-je mieux ici que si j’étais parti ce matin. Enfin j’y suis maintenant, et j’y resterai. Je vous en donne ma parole ! »

Il toussa pour s’éclaircir la voix, car il était enroué, et dit d’un ton plus léger :

« Voulez-vous que j’aille trouver Pecksniff ? quand ? dites-moi quand.

– Tout de suite ! s’écria Montague. On ne saurait l’amorcer trop tôt.

– Ma foi ! s’écria Jonas avec un rire sauvage, ce sera amusant de le mettre dedans, ce vieil hypocrite. Je le déteste, moi. Partirai-je ce soir ?

– À la bonne heure ! dit Montague charmé, voilà ce que j’appelle faire des affaires ! Nous nous comprenons bien maintenant ! Ce soir, mon cher ami, très-certainement ce soir.

– Venez avec moi ! s’écria Jonas. Il faut que nous fassions figure ! que nous y allions officiellement et armée de nos documents : car Pecksniff est rusé et difficile à manier ; il nous faudra user d’adresse pour en venir à bout. Je le connais. Comme je ne puis emporter votre appartement et vos dîners, il faut que je vous emporte, vous. Voulez-vous partir ce soir ? »

Son ami parut hésiter : il ne s’était pas attendu à cette proposition, et elle ne lui souriait guère.

« Nous pourrons nous concerter en route, dit Jonas. Il ne faut pas aller tout droit chez lui ; il vaut mieux aller dans un autre endroit, et avoir l’air de nous détourner, en passant, de notre route, pour le voir. Je n’aurai peut-être pas besoin de vous présenter, mais il faut que vous soyez sur les lieux. Je connais l’homme, vous dis-je.

– Mais l’homme me connaît aussi, dit Montague en haussant les épaules ; s’il allait me reconnaître !

– Vous reconnaître ! s’écria Jonas ; ne courez-vous pas ce risque-là cinquante fois par jour ? Votre père ne vous reconnaîtrait pas. Vous ai-je reconnu, moi ? Pardieu ! vous aviez une autre tournure, la première fois que je vous rencontrai. Ha ! ha ! ha ! je vois encore vos habits déguenillés ! Il n’y avait pas de faux cheveux noirs, pas de teinture noire ! Vous ne ressemblez pas du tout au farceur de ce temps-là ! Vous ne parliez même pas comme aujourd’hui. Depuis, vous avez joué le gentleman si sérieusement, que vous avez fini par vous tromper vous-même. Et quand il vous reconnaîtrait, qu’importe ? Un changement pareil, c’est la meilleure preuve de votre succès. Vous le savez bien ; autrement, vous ne vous seriez pas fait connaître à moi. Voyons ! venez-vous ?

– Mon bon ami, dit Montague en hésitant encore, il faut toute ma confiance en vous pour m’y décider.

– Votre confiance en moi ! Pardieu ! je crois bien que vous pouvez vous fier à moi maintenant. Je ne chercherai plus à m’en aller… plus jamais ! »

Il s’arrêta, et ajouta d’un ton plus calme :

« Je ne puis pas faire l’affaire sans vous. Voulez-vous venir ?

— Je le veux bien, dit Montague, si vous croyez que ce soit nécessaire. »

Et ils échangèrent une poignée de main.

Depuis le moment où il avait regardé en face son honorable ami, Jonas avait parlé avec une véhémence qui s’était accrue à chaque mot qu’il disait, et qui, maintenant portée à son comble, ne l’abandonna plus à aucune époque. Ces manières impétueuses ne lui avaient pas été habituelles ; elles étaient au contraire en complet désaccord avec son caractère et son tempérament, et d’autant moins naturelles quand on considère la position périlleuse où il se trouvait : cependant elles ne le quittèrent plus. Il ne paraissait pas subir les effets de l’ivresse, car ses idées étaient parfaitement suivies. Au contraire, il semblait être à l’épreuve de l’influence ordinaire des boissons ardentes ; bien que plusieurs fois, dans le courant de cette journée, il bût immodérément, sans retenue ni prudence, il resta toujours le même exactement, sans que sa belle humeur éprouvât la moindre variation.

Après un moment de discussion, ils décidèrent qu’ils voyageraient de nuit, afin de ne pas empiéter sur les affaires du jour ; puis ils délibérèrent ensemble quant aux moyens. M. Montague était d’avis qu’il faudrait quatre chevaux, dans tous les cas, pour le premier relais, afin de jeter, sans calembour, de la poudre aux yeux des gens. Ils commandèrent donc une chaise de poste à quatre chevaux pour neuf heures. Jonas ne s’en retourna pas chez lui, disant que l’obligation de partir précipitamment pour affaires pressantes expliquerait parfaitement son retour inattendu le matin. Il écrivit seulement un mot pour demander son portemanteau, et envoya la lettre par un messager qui lui rapporta son bagage et une réponse de cet autre genre de bagage, sa femme, lui demandant la permission de venir le voir un instant. Il lui fit répondre qu’elle n’avait qu’à essayer ; et une affirmation aussi menaçante étant équivalente, en dépit de la grammaire, à une négation, elle se garda bien de venir.

M. Montague étant très-occupé dans le courant de la journée, Jonas passa sa belle humeur sur le docteur, avec lequel il goûta dans la chambre du service de santé. Comme il s’y rendait, il rencontra M. Nadgett dans le premier bureau ; il le plaisanta de ce qu’il paraissait toujours vouloir l’éviter, et lui demanda s’il avait peur de lui. M. Nadgett répondit timidement :

« Non, mais je crois que ce doit être ma manière ; car on m’en a déjà fait l’observation. »

M. Montague écoutait, ou, pour parler avec plus d’élégance, entendait à la volée de dialogue. Aussitôt que Jonas fut parti, il fit signe à Nadgett, du bout de sa plume, de venir lui parler, et lui dit à l’oreille :

« Qui donc lui a donné ma lettre, ce matin ?

– Mon locataire, monsieur, dit Nadgett parlant derrière sa main.

– Comment cela ?

– Je l’ai trouvé sur le quai, monsieur. Le temps pressait, vous n’étiez pas encore arrivé, il était nécessaire de faire quelque chose. Heureusement, l’idée m’est venue que, si je lui remettais la lettre moi-même, je ne pourrais plus être utile à rien. J’aurais été flambé complètement.

– Monsieur Nadgett, vous êtes un bijou, dit Montague en lui tapant sur le dos. Quel est le nom de votre locataire ?

– Pinch, M. Thomas Pinch. »

Montague réfléchit un moment, puis il dit :

« Savez-vous s’il ne vient pas de la province ?

– Il m’a dit, monsieur, qu’il venait du Wiltshire. »

Ils se séparèrent sans échanger une parole de plus. À voir M. Nadgett saluer Montague la première fois qu’ils se rencontrèrent ensuite, et Montague lui rendre son salut, on eût juré que jamais de la vie ils ne s’étaient parlé en confidence.

Cependant M. Jonas et le docteur s’étaient installés, à leur aise, devant une bouteille de madère vieux et une assiettée de sandwiches : car le docteur, ayant été invité à dîner en bas à six heures, ne voulait faire qu’une collation légère.

« C’est préférable, disait-il, à deux points de vue : premièrement, comme hygiène ; secondement, comme préparation à bien dîner. Et dans notre intérêt à tous, monsieur Chuzzlewit, vous devez être bien soigneux de votre estomac, dit le docteur en faisant claquer ses lèvres après un verre de vin ; car, soyez-en sûr, mon cher monsieur, il en vaut la peine. Il doit être en parfait état, monsieur, je suis sûr que c’est un chronomètre. S’il en était autrement, vous ne seriez pas de si belle humeur. « Le seigneur de votre cœur est assis à l’aise sur son trône, » monsieur Chuzzlewit, comme dit Chose dans la pièce. Par parenthèse, je voudrais bien qu’il le dît dans une pièce où il eût au moins la complaisance de rendre justice à notre profession, au lieu de fourrer dans ce drame-là, monsieur, quelque chose d’aussi commun, d’aussi trivial, d’aussi peu conforme à la nature qu’un apothicaire. »

M. Jobling tira son jabot de fine baptiste, comme s’il voulait ajouter : « Parlez-moi d’un médecin, monsieur, voilà ce que j’appelle la nature en personne ; » et il regarda Jonas, attendant quelque observation.

Jonas n’était pas à même de poursuivre la conversation sur ce terrain ; il prit un étui à lancettes qui était sur la table, et l’ouvrit.

« Ah ! dit le docteur, qui se renversa dans son fauteuil, je les retire toujours de ma poche avant de me mettre à table. Mes poches sont un peu étroites : c’est gênant pour manger. Ha ! ha ! ha ! »

Jonas avait ouvert un des petits instruments étincelants, et l’examinait avec un regard aussi pénétrant que la fine lame elle-même.

« C’est de bon acier, docteur ; de bon acier ! hein ?

– Mais… oui, répondit le docteur, avec l’hésitation modeste d’un propriétaire. On pourrait ouvrir une veine assez lestement avec ça, monsieur Chuzzlewit.

– Il en a ouvert plus d’une déjà, n’est-ce pas ? »

Et Jonas regarda la lancette avec un intérêt croissant.

« Mais pas mal, mon cher monsieur, pas mal. Nous avons exercé dans une… dans une assez nombreuse clientèle, je crois pouvoir le dire, répondit le docteur avec une petite toux, comme pour dissimuler l’effort qu’il était obligé de faire malgré lui pour avouer une chose connue de tout le monde. Une assez nombreuse clientèle, répéta le docteur, et il approcha un verre de vin de ses lèvres.

– Est-ce qu’on pourrait couper le cou à un homme avec un instrument comme celui-ci ? demanda Jonas.

– Oh ! certainement, certainement, si on l’attrapait à la bonne place, repartit le docteur. C’est là l’essentiel.

– Où vous avez maintenant la main, hein ? » s’écria Jonas.

Et il se pencha pour regarder.

« Oui, dit le docteur, à la veine jugulaire. »

Jonas, dans son enjouement, fit soudain une entaille dans l’air, si près de la jugulaire du docteur, que celui-ci devint tout rouge. Alors Jonas, toujours dans le même esprit de badinage étrange, partit d’un grand éclat de rire discordant.

« Non, non, dit le docteur en secouant la tête : il ne faut pas jouer avec les instruments tranchants. Je me rappelle justement ; en ce moment, un exemple frappant d’habileté à se servir de ces instruments-là. C’était dans une affaire d’assassinat. J’ai même bien peur que cet assassinat-là n’ait été commis par un membre de notre profession, tant le coup avait été artistement exécuté.

– Oui ? dit Jonas. Comment cela ?

– Eh bien, monsieur, repartit Jobling, ça n’est pas long à dire. Un matin, dans une rue obscure, on trouva un certain gentleman debout dans l’angle d’une porte, et par conséquent soutenu par le mur de l’allée. Sur son gilet il y avait une goutte, une seule goutte de sang. Il était mort et froid ; on l’avait assassiné, monsieur.

– Une seule goutte de sang ! dit Jonas.

– Monsieur, répliqua le docteur, cet homme avait été frappé au cœur. Frappé au cœur avec tant d’adresse, monsieur, qu’il était mort sur le coup, et qu’il avait saigné intérieurement. On supposa qu’un médecin de ses amis (et il y en eut un en effet de soupçonné) avait entamé une conversation avec lui, sous un prétexte quelconque ; que dans le courant de la conversation il l’avait probablement saisi par un de ses boutons ; qu’il avait examiné son terrain à loisir avec l’autre main ; qu’il avait marqué la place exacte ; tiré son instrument, quel qu’il fût, tout préparé d’avance, et…

– Et le tour était fait, ajouta Jonas.

– Précisément, répliqua le docteur. C’était une véritable opération dans son genre, et très-proprement faite. Le médecin ne reparut jamais ; et, comme je vous le disais, on lui en attribua le mérite. À tort ou à raison, je ne saurais vous le dire. Mais ayant eu l’honneur d’être appelé en cette occasion avec deux ou trois de mes confrères, et ayant aidé à faire un examen minutieux de la blessure, je n’ai pas la moindre hésitation à déclarer qu’elle aurait fait honneur à n’importe quel médecin, et, que si le coup fut porté par un homme n’appartenant pas à notre profession, on doit considérer cela comme un coup de maître extraordinaire, ou comme le résultat plus extraordinaire encore d’une foule de circonstances favorables combinées ensemble. »

L’intérêt de son auditeur était si vivement éveillé, qu’il fallut, pour le satisfaire, que le docteur procédât à l’illustration de son récit avec le secours de son doigt, de son pouce et de son gilet ; bien plus, qu’il prît la peine de se placer debout dans un coin de la chambre, et de représenter alternativement le meurtrier et la victime ; ce qu’il fit au naturel. La bouteille était vide, l’histoire était achevée, et Jonas était toujours dans la même exaltation d’humeur folâtre qu’auparavant. Si la théorie de Jobling était juste, et que la bonne digestion de cet honnête garçon en fût la cause, il fallait donc qu’il eût un estomac d’autruche.

À dîner, il fut tout de même ; et après le dîner aussi, quoiqu’on bût du vin en abondance, et qu’on mangeât des mets recherchés et variés. À neuf heures, toujours le même. Comme il y avait une lampe dans la voiture, il jura qu’il emporterait un jeu de cartes et une bouteille de vin, et il descendit en effet avec ces objets sous son manteau.

« Au large, Tom Pouce, et va te coucher ! »

Ce fut la consolation qu’il adressa à M. Bailey, qui, enveloppé et chaussé de ses bottes à revers, se tenait à la portière de la voiture pour l’aider à monter.

« Me coucher, monsieur, mais je pars aussi, » dit Bailey.

Jonas descendit vivement, et, tenant M. Bailey par le collet de son habit, il rentra dans le vestibule, où Montague allumait un cigare.

« Vous n’allez pas emmener ce gamin-là, n’est-ce pas ?

– Si fait, dit Montague, je l’emmène. »

Jonas secoua l’enfant, et le repoussa rudement. De toutes ses actions de la journée, c’était celle qui répondait le mieux à son caractère habituel de familiarité brutale ; mais aussitôt il éclata de rire ; et, après avoir porté une botte au docteur avec sa main, pour imiter la répétition que lui avait donnée le matin l’ami médical dans son rôle d’assassin, il sortit, remonta dans la voiture et s’y assit. Son compagnon le suivit immédiatement. M. Bailey grimpa par derrière.

« Il y aura de l’orage cette nuit ! » s’écria le docteur au moment où ils partaient.