Vie et opinions de Tristram Shandy/1/21

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 78-87).



CHAPITRE XXI.

Prenez-y garde ! Le cas est intéressant.


Le problème de géométrie le plus difficile à résoudre, me seroit plus aisé à expliquer, que de donner les raisons d’une opinion singulière qu’avoit mon père. — On ne peut pas nier que ce ne fût un homme de bon sens. — On a même pu voir qu’il avoit de la littérature. Les ouvrages des philosophes, les écrits des politiques et des historiens ne lui étoient pas inconnus. — On verra encore par la suite qu’il étoit passablement versé dans les querelles des controversistes. — Dans ces querelles ? dit un lecteur colérique, en jetant le livre de côté ; point d’humeur, cela vaut mieux ; mais ayez-en si vous voulez, monsieur. Un lecteur gai ne fera que rire de ces notions non communes de mon père. — S’il est d’une humeur triste, sombre, grave, il dira que c’est une opinion extravagante, fantasque. — À la bonne heure ; mais il ne se fâchera pas. — Il laissera dire à mon père, tout à son aise, que le choix des noms de baptême est d’une bien plus grande conséquence que les esprits superficiels ne se l’imaginent.

Il s’étoit formé l’idée que les noms, par une espèce de biais magique, avoient, sur notre conduite, sur notre caractère, une influence qu’on ne pouvoit détourner.

Le héros de Miguel de Cervantes ne raisonnoit pas avec plus de gravité. — Il n’avoit pas une foi plus ferme. — Il ne pouvoit rien dire de plus sur le pouvoir qu’avoit la négromancie d’avilir ses actions, ou sur le rare privilége que le nom seul de Dulcinée avoit de répandre du lustre et de l’éclat sur ses faits héroïques, que ce que mon père ne pouvoit dire sur les noms de Trismegiste ou d’Archimède, comparés avec d’autres qui le choquoient. — Combien de Césars, combien de Pompées, par la seule inspiration de ces noms fameux, s’étoient-ils rendu dignes de le porter ? Et combien, ajoutoit-il, a-t-on vu de gens dans le monde qui s’y seroient distingués, si leur caractère, leur génie n’avoient pas été abattus, avilis, sous un nom aussi sot, par exemple, que celui de Nicodême ?

« Je vois à vos regards, monsieur, disoit mon père, que vous n’êtes pas de mon opinion. J’avoue qu’aux yeux de ceux qui ne l’ont pas bien approfondie, elle a plus l’air d’un caprice ou d’une bizarrerie, que d’une chose raisonnable. — Je ne connois pas encore bien votre caractère ; mais je crois pourtant le connoître assez, pour être moralement sûr de ne courir aucun risque à vous proposer un cas. — Je ne veux point vous faire prendre part à la chose. — Je vous en fais seulement le juge, et je m’en rapporte à votre bon sens, et à la bonne foi de votre examen sur ce point. — Libre de tous ces petits préjugés d’éducation qu’ont les hommes ordinaires, vous planez avec les ailes de la raison. — Vous avez en même temps trop de générosité dans l’esprit pour rejeter une opinion, précisément parce qu’elle n’a pas d’amis qui la soutiennent. — Eh bien ! votre fils, votre fils chéri ! Cet enfant dont l’humeur si douce, si gaie, vous fait tant concevoir d’heureuses espérances, votre George, enfin ; — je vous le demande, monsieur, auriez-vous voulu lui donner le nom de Judas ? Si un Juif de parrain se fût présenté avec sa bourse pour vous exciter à souffrir qu’on lui imposât ce nom exécrable, ne l’auriez-vous pas foulé aux pieds ?

» Votre grandeur d’ame dans une telle action, votre mépris généreux de sa bourse, vous auroient attiré les plus grands applaudissemens. — Mais ce qui relève bien plus la noblesse d’une telle action, c’est le principe qui la fait faire ; c’est ce sentiment de l’amour paternel, c’est cette conviction de la vérité de l’hypothèse ; que si votre fils eût été nommé Judas, l’idée de sordidité et de fourberie, qui est inséparable de ce nom, l’auroit accompagné, comme son ombre, dans toutes les situations de sa vie, et l’auroit à la fin rendu un avare, un coquin, un scélérat, malgré vos instructions et votre exemple. »

Je n’ai connu personne qui ait pu répondre à cet argument. — Il faut l’avouer. Mon père avoit une telle manière de proposer ses raisonnemens, qu’il étoit difficile de lui résister ; il étoit né orateur. — La persuasion étoit sur ses lèvres. — Les élémens de la logique et de la rhétorique lui étoient si familiers. — Il devinoit si bien les foiblesses et les passions de ceux qui l’écoutoient, que la nature étonnée auroit pu se lever, et dire : cet homme est éloquent. — Enfin, soit qu’il fût du bon ou du mauvais côté de la question, il étoit dangereux de l’attaquer. Il n’avoit cependant jamais lu ni Cicéron, ni Quintilien de oratore, ni Isocrate, ni Aristote, ni Longin, parmi les anciens… ni Vossius, ni Skioppius, ni Ramus, ni Farnadé, parmi les modernes. — Ce qui est peut-être encore plus surprenant, il n’avoit pas pris la moindre étincelle de subtilité dans les écrits de Crackenthorp ou de Burgersdicius, ni dans aucun autre logicien, glossateur ou commentateur hollandois. Il ne savoit pas le moins du monde en quoi consistoit la différence entre un argument ad ignorantiam, et un argument ad hominem ; et je me souviens très bien, malgré cela, que quand il me mena à l’université, la troupe entière des savantasses fut étonnée de ce qu’un homme qui ne savoit pas même le nom de ses outils, en fît usage avec autant d’art.

Il s’en servoit certainement le mieux qu’il pouvoit, et il y étoit souvent forcé. — Il avoit tant de notions comi-sceptiques à défendre, qu’il se trouvoit fréquemment aux prises. Je ne sais d’où elles lui étoient venues ; mais je crois qu’elles n’étoient entrées dans son esprit que sur le pied de caprices, de fantaisies, et de vive bagatelle. — Il s’en amusoit un peu de temps ; il y aiguisoit son esprit, et puis les renvoyoit à un autre jour.

Je n’avance cependant pas ceci uniquement par forme d’hypothèse, ou de conjecture sur les progrès et la consistance de beaucoup d’opinions fort extraordinaires qu’avoit mon père. — Non. Ce n’est qu’un simple avis que je donne au lecteur sur l’accès indiscret qu’on accorde à de tels hôtes. — Laissez-les paisiblement entrer. — Ils s’impatronisent peu-à-peu dans nos esprits, et font si bien, qu’ils s’en font un asile, dont on ne peut plus les éloigner. — Ils y fermentent quelquefois jusqu’à l’aigreur : — mais le plus souvent comme la douce passion, — elle badine d’abord, et finit par le plus grand sérieux.

Étoit-ce là le cas de la singularité des idées de mon père ? Son jugement étoit-il à la fin devenu la dupe de son esprit ? Jusqu’à quel degré avoit-il raison dans quelques-unes de ses notions, malgré leur bizarrerie ? Je ne veux rien décider sur cela ; c’est un point que je laisse à juger au lecteur, à mesure que l’occasion s’en présentera. — Je dirai seulement que, sans savoir comment cette idée s’étoit inculquée si fortement dans son esprit, il ne parloit que du ton le plus sérieux de l’influence des noms de baptême. — La plus exacte uniformité le caractérisoit à cet égard ; et dans son opinion systématique sur ce point, en imitateur des raisonneurs à systême, il appeloit à son secours le ciel et la terre. — Il entrelaçoit, tordoit, courboit, et faisoit plier toute la nature pour soutenir son sentiment. — Enfin, je le répète ; il étoit là-dessus d’un sérieux dont il n’étoit pas possible de le faire sortir. — Il murmuroit, se fâchoit, perdoit patience lorsqu’il voyoit des personnes, de qualité surtout, qui avoient moins d’attention sur les noms de leurs enfans, que d’inquiétude pour savoir si c’étoit le nom de Cupidon ou de Diane, ou de Milord, qu’elles donneroient à leur chien favori.

« Rien, disoit-il, n’est si choquant ; cela est accompagné d’un surcroît d’énormité qui révolte. Un homme dont le caractère a été noirci par quelque calomniateur, peut parvenir à se justifier… si ce n’est pas pendant la vie du méchant qui l’a accablé, ce sera après sa mort ; mais quand une fois on a donné, sans réflexion, un nom vil à quelqu’un, le tort est irréparable… je l’ai vu. C’étoit un petit homme ; mais il avoit du mérite, du génie. On pouvoit le citer pour la douceur et la pureté de ses mœurs. — Eh bien ! on lui avoit donné Saint Maur pour patron..... Il s’appeloit Pion. — Devinez, madame, ce que faisoit dire de lui l’assemblage équivoque de ces au deux noms ? — La législation a quelquefois étendu son empire sur les surnoms, elle en a ôté ce qu’ils avoient de choquant, de ridicule ; mais elle ne touche point aux noms de baptême, ils restent inaltérables. »

Mon père aimoit et détestoit donc certains noms. — Il y en avoit d’autres cependant qui lui étoient indifférens… Tels étoient, par exemple, ceux de Jean, de Thomas, de Philippe ; il les appeloit des noms neutres, et disoit, sans vouloir les satiriser, que si depuis le commencement du monde, il y avoit eu beaucoup de sots, de fourbes et de scélérats qui les avoient portés, il y avoit aussi eu beaucoup d’honnêtes gens qui les avoient eus. — Il en étoit de ces noms, dans son esprit, comme de deux forces égales qui agissent l’une contre l’autre en sens contraires. — Il jugeoit qu’ils détruiroient mutuellement les mauvais effets l’un de l’autre ; et il n’auroit pas donné, disoit-il, un noyau de cerise pour avoir le choix, ils lui étoient égaux. — Il n’attachoit ni bien ni mal au nom de Robert, qui étoit celui de mon frère. — Mais André lui paroissoit une quantité négative d’algèbre. — Il étoit, disoit-il, pire que rien. Guillaume étoit un de ses favoris ; c’est peut-être à cause des héros de ce nom. — Pour Nicolas, qui marie les filles et fait noyer les matelots, il étoit de l’avis du chevalier de Forbin, qui crioit à son équipage, prêt à être submergé : Sainte pompe ! mes amis, sainte pompe !

Mais de tous les noms possibles, il en étoit un qu’il détestoit plus que tous les autres… Il en avoit conçu l’opinion la plus basse et la plus méprisable..... Il s’imaginoit qu’il ne pouvoit rien produire que de vil ; et un jour, au milieu d’une dispute, il interrompit subitement son antagoniste, pour lui demander catégoriquement s’il avoit jamais entendu dire, s’il avoit jamais lu, s’il pouvoit assurer de se souvenir qu’un homme qui avoit porté le nom de Tristram, eût jamais fait une action digne d’être citée ? — « Non, s’écrioit-il avec transport, la chose est impossible. »

Mais à quoi servent au philosophe le plus subtil, les opinions qui lui sont particulières, s’il ne les publie ? Mon père ne put se défendre de répandre les siennes. — Il céda à la démangeaison d’écrire. — Une savante dissertation sortit de sa plume deux ans avant ma naissance, en 1716 ; et cet écrit attestera à toute la postérité et ce qu’il pensoit à ce sujet, et l’horreur que lui inspiroit singulièrement le nom de Tristram.

Et quelle ame insensible, en comparant ce point historique de la vie de mon père, avec le titre de cet ouvrage, ne s’attendrira pas sur ses chagrins ? Un homme aussi réglé dans ses mœurs, aussi estimable par ses bonnes qualités, et qui, quoique singulier dans ses opinions, étoit aussi bienfaisant, devoit-il être ainsi balloté par des revers, joué et tracassé dans ses systèmes par une suite d’événemens contraires à ses souhaits, et qui sembloient ne se réunir uniquement contre lui, que pour insulter à ses spéculations ? Qui pourroit n’être pas touché de voir ce digne et honnête homme accablé de vieillesse, et peu propre à soutenir les coups de la fortune adverse, souffrir dix fois par jour des douleurs aiguës, en appelant Tristram, l’enfant de ses prières ?… Triste dissyllabe, dont le son seul, à ses oreilles, étoit en unisson avec celui de tous les autres noms les plus vils. — Mais je jure ici par ses cendres, que si jamais quelque esprit malin prit plaisir à traverser les desseins des foibles mortels, il devoit exercer son humeur malfaisante dans cette occasion-ci. — Le désastre qui arriva à mon père, et qui fut cause que je porte le nom de Tristram, mérite d’être connu ; et s’il n’étoit pas nécessaire que je fusse né avant d’être baptisé, je ferois au lecteur la relation de cette catastrophe : mais on voit bien qu’il faut de l’ordre dans les choses.