Vie et opinions de Tristram Shandy/1/22

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 88-96).



CHAPITRE XXII.

La Consultation.


Mais en vérité, madame, je ne vous conçois pas. Quoi ! vous n’avez pas vu dans le précédent chapitre, que je vous ai dit que ma mère n’étoit pas catholique ? Vous lisez donc avec bien peu d’attention ! — Moi ? c’est vous-même qui vous trompez : vous ne m’avez rien dit de pareil. — Pardonnez-moi, madame, et je vous l’ai dit aussi clairement que des mots peuvent l’exprimer par une conséquence directe. — Eh bien ! je ne m’en suis pas aperçue ; — il faut apparemment que j’aie passé une page. — Non, madame, vous avez tout lu. — J’étois donc endormie ! — Oh ! voilà une défaite que mon amour-propre ne peut pas souffrir. — Que voulez-vous donc ? Est-ce l’aveu que je n’y connois rien ? — Précisément ; et c’est là ce que je vous reproche. Mais je ne vous en tiens pas quitte pour si peu. J’exige, pour vous punir de cette inadvertance, que vous relisiez le chapitre en entier.

La peine n’étoit pas légère : mais si je l’ai imposée à la dame, ce n’étoit ni pour badiner, ni par dureté. — Un bon motif m’y a forcé. Aussi ne doit-elle pas s’attendre à recevoir des excuses de ma part, quand elle aura fini sa tâche. — Quel goût vicieux règne dans presque toutes les lectures ! On court à la recherche des aventures, et on néglige la profonde érudition et les connoissances utiles que l’on pourroit acquérir par la lecture attentive d’un livre tel que celui ci. — C’est pour fronder ce goût frivole et dépravé, que j’en ai ainsi agi. — L’esprit ne devroit-il pas s’habituer à faire des réflexions sages, à tirer des conséquences curieuses et instructives de ce qu’on lit ? C’est cette précieuse habitude qui faisoit dire à Pline le jeune, qu’il avoit toujours tiré quelque avantage du livre le plus insipide. — L’histoire des Grecs, des Romains, parcourue avec légèreté, et sans cette tournure d’esprit et d’application, n’est pas plus utile que celle des sept Champions d’Angleterre, ou des douze Pairs de France. —

Mais vous voici déjà, madame. Je crains bien que vous n’ayez encore lu mon chapitre avec trop de précipitation. Qu’en pensez-vous ? Avez-vous remarqué le passage ? La conséquence dont je vous ai parlé, vous a-t-elle frappée ? — Pas plus que la première fois. — Je m’en doutois. Hé bien ! pesez donc l’endroit où j’ai dit qu’il était nécessaire que je fusse né avant d’être baptisé. — Mais qu’est-ce que cela signifie ? — Ô ignorance ! Ne voyez-vous donc pas que cette conséquence n’auroit pas été juste, si ma mère eût été catholique ?

Le rituel romain, madame, permet, en cas de danger, de baptiser l’enfant avant qu’il soit né, pourvu que l’on puisse voir quelque partie de son corps. — Quelques docteurs de Sorbonne, par une délibération du 12 avril 1733, ont même étendu sur ce point le pouvoir des sages-femmes et des accoucheurs. — Ils ont décidé qu’on pouvoit, par le moyen d’une petite canulle, administrer le baptême par injection, sans voir le moins du monde l’enfant. — Mais, étrange contradiction sur les choses les plus essentielles !… Croyez-vous que Saint-Thomas d’Aquin, qui avoit une tête si bien organisée pour démêler les fils embrouillés des questions de l’école, eût jugé que la chose étoit impossible ? Infantes in maternis uteris existentes, baptisari possunt nullo modo. Les enfans ne peuvent pas être baptisés, tant qu’ils sont dans le sein de leur mère. Ô Thomas ! Thomas !

Mais, lisez, madame, la pièce intéressante qui a décidé ce point de controverse, contre l’opinion de ce grand saint. —


Mémoire présenté à Messieurs les Docteurs en théologie.


Un chirurgien-accoucheur représente à messieurs les docteurs en théologie, qu’il y a des cas, quoique très-rares, où une mère ne sauroit accoucher, et même où l’enfant est tellement renfermé dans le sein de sa mère, qu’il ne fait paroître aucune partie de son corps. — Le chirurgien qui consulte prétend, par le moyen d’une petite canulle, pouvoir baptiser immédiatement l’enfant, sans faire aucun tort à la mère. — Il demande si ce moyen qu’il propose est permis et légitime, et s’il peut s’en servir dans le cas qu’il vient d’exposer.


Réponse.


Le conseil estime que la question proposée souffre de grandes difficultés. Les théologiens posent d’un côté pour principe, que le baptême, qui est une naissance spirituelle, suppose une première naissance. Il faut être né dans le monde pour renaître en Jésus-Christ, comme ils l’enseignent. Saint-Thomas, troisième partie, quest. 88, art. 11, suit cette doctrine, comme une vérité constante. On ne peut, dit ce saint docteur, baptiser les enfans qui sont renfermés dans le sein de leur mère, et Saint-Thomas est fondé sur ce que les enfans ne sont point nés, et ne peuvent être comptés parmi les autres hommes ; d’où il conclut qu’ils ne peuvent être l’objet d’une action extérieure, pour recevoir par leur ministère, les sacremens nécessaires au salut : Pueri in maternis uteris existentes nondum prodierunt in lucem ut cum aliis hominibus vitam ducant, unde non possunt subjici actioni humanae, ut per eorum ministerium sacramenta recipiant ad salutem. Les rituels ordonnent, dans la pratique, ce que les théologiens ont établi sur les mêmes matières, et il défendent tous, d’une manière uniforme, de baptiser les enfans qui sont renfermés dans le sein de leur mère, s’ils ne font paroître quelque partie de leur corps. Le concours des théologiens et des rituels, qui sont les règles des diocèses, paroît former une autorité qui termine la question présente. Cependant le conseil de conscience, considérant d’un côté que le raisonnement des théologiens est uniquement fondé sur une raison de convenance, et que la défense des rituels suppose que l’on ne peut baptiser immédiatement les enfans ainsi renfermée dans le sein de leurs mères, ce qui est contre la supposition présente ; et d’un autre côté, considérant que l’on peut risquer les sacremens que Jésus-Christ a établis, comme des moyens faciles, mais nécessaires pour sanctifier les hommes ; et d’ailleurs, estimant que les enfans renfermés dans le sein de leurs mères, pourroient être capables de salut, parce qu’ils sont capables de damnation. — Pour ces considérations, et eu égard à l’exposé, suivant lequel on assure avoir trouvé un moyen certain de baptiser ces enfans, ainsi renfermés, sans faire aucun tort à la mère, le conseil estime que l’on pourroit se servir du moyen proposé, dans la confiance qu’il a que Dieu n’a point laissé ces sortes d’enfans sans aucun secours ; et supposant, comme il est exposé, que le moyen dont il s’agit est propre à leur procurer le baptême : cependant, comme il s’agiroit, en autorisant la pratique proposée, de changer une règle universellement établie, le conseil croit que celui qui consulte, doit s’adresser à son évêque, à qui il appartient de juger de l’utilité et du danger du moyen proposé ; et comme, sous le bon plaisir de l’évêque, le conseil estime qu’il faudroit recourir au pape, qui a le droit d’expliquer les règles de l’église, et d’y déroger, dans les cas où la loi ne sauroit obliger, quelque sage et quelque utile que paroisse la manière de baptiser dont il s’agit, le conseil ne pourroit l’approuver, sans le concours de ces deux autorités. On conseille au moins à celui qui consulte, de s’adresser à son évêque, et de lui faire part de la présente décision, afin que, si le prélat entre dans les raisons sur lesquelles les docteurs soussignés s’appuient, il puisse être autorisé, dans le cas de nécessité, où il risqueroit trop d’attendre que la permission fût demandée et accordée, d’employer le moyen qu’il propose, et qui est si avantageux au salut de l’enfant. Au reste, le conseil, en estimant que l’on pourroit s’en servir, croit cependant que si les enfans dont il s’agit, venoient au monde, contre l’espérance de ceux qui se seroient servis du même moyen, il seroit nécessaire de les baptiser sous condition ; et en cela, le conseil se conforme à tous les rituels, qui, en autorisant le baptême d’un enfant qui feroit paraître quelque partie de son corps, enjoignent, néanmoins, et ordonnent de la baptiser sous condition, s’il vient heureusement au monde.

Délibéré en assemblée générale, le 10 avril 1733. Signé,

A. Le M… L. De R… De M…


Les complimens, s’il vous plaît, de M. Tristram Shandy, à Messieurs le M… de R… et de M… Il espère qu’ils ont bien dormi, la nuit qui a suivi une consultation si ennuyeuse et aussi fatigante — Mais ne peut-il pas leur demander, si après la cérémonie du mariage, et avant celle de la consommation, ce ne seroit pas un moyen bien plus court et beaucoup plus sûr de baptiser à-la-fois, par injection, tous les embryons sous condition ? Cela ne feroit sûrement aucun tort à la mère ; et si la chose étoit faisable, ainsi que le pense M. Shandy, il n’en coûteroit de plus pour se mettre en ménage, que l’achat d’une petite seringue. —

Quel malheur pour mon livre ! quel malheur encore plus grand pour la république des lettres, de ce que la démangeaison de ceux qui lisent, les excitent par préférence à chercher dans un livre de misérables petites historiettes, qui n’en sont que le frivole ornement ! — Nous sommes si portés à satisfaire sur ce point notre impatience, que l’on diroit qu’il n’y a réellement que les parties grossières et matérielles d’une composition qui puissent plaire à la plupart des lecteurs. — Les idées subtiles, la communication délicate des sciences s’évaporent en l’air. — La pesante morale s’échappe par en bas, et les unes et les autres sont aussi utiles, que si elles étoient restées au fond de l’encrier.

Puisse le lecteur n’avoir pas déjà glissé sur un nombre d’idées aussi fines et aussi curieuses que celle qui m’a fourni l’occasion de châtier la négligence de la dame dont j’ai parlé ! Je souhaite que cet exemple puisse produire un bon effet, et que les deux sexes puissent apprendre à danser aussi bien qu’à lire.