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Vie et opinions de Tristram Shandy/1/23

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 96-109).



CHAPITRE XXIII.

Des Découvertes


Quel tapage ! quel carillon ! dit mon père à mon oncle Tobie, après une heure et demie de silence. Que diantre font-ils là-haut ? Ils ne font qu’aller et venir : c’est un bruit ! —

Il faut savoir que mon oncle Tobie étoit assis vis-à-vis de mon père, à l’autre coin du feu, sa chère pipe, sa pipe sociale à la bouche, et dans la contemplation silencieuse d’une culotte de peluche noire qu’il avoit mise le matin.

Que font-ils, répéta mon père ? À peine nous pouvons-nous entendre.

Je crois, dit mon oncle Tobie, en ôtant sa pipe de sa bouche, et en la frappant deux ou trois fois sur l’ongle de son pouce gauche, pour en faire tomber les cendres ; je crois que… Mais j’y songe. — On ne connoît encore mon oncle, M. Tobie Shandy, que par son nom ; il n’est pas moins essentiel, pour bien comprendre ce qu’il peut avoir à répondre à mon père, de le connoître par son caractère. — Je vais donc, monsieur, vous en donner au moins une idée superficielle. Ses dialogues avec mon père y gagneront beaucoup.

J’écris si vîte ! — j’ai si peu le temps de me souvenir, ou de chercher des noms, que je ne me rappelle point du tout comment se nommoit celui qui le premier observa que l’air et le climat de l’Angleterre étoient extrêmement variés. — L’observation étoit vraie. On en a conclu que cette variété étoit la cause de cette multitude de caractères bizarres et fantasques que l’on trouve parmi nous ; mais ce corollaire n’est pas de la même personne. Il a fallu un siècle et demi à la nature pour produire un autre génie qui en fît la découverte. — Qu’on va lentement dans la carrière des sciences ! — On remarqua ensuite, que ce magasin inépuisable de matériaux singuliers, étoit la cause toute naturelle de ce que nous avions de meilleures comédies que les François, et que toutes celles qu’on a faites, et que l’on fera dans le continent. — C’est du temps du roi Guillaume que l’on fit cette observation, et c’est à Dryden qu’on la doit. — Il la fit et la publia dans une de ses longues préfaces. Adisson en devint le champion vers la fin du règne de la reine Anne. — Il la commenta, l’amplifia, la corrobora dans deux ou trois pamphlets de son spectateur ; — peu s’en fallut même qu’elle ne passât pour être de lui ; mais elle ne lui appartient pas. — J’ai enfin observé, moi, ce 26 mars 1759, jour de pluie, malgré l’almanach de Liége, entre neuf et dix heures du matin, que si cette prodigieuse irrégularité du climat varie presque à l’infini nos caractères, elle nous dédommage d’un autre côté, en nous donnant le plaisir de rire à couvert, quand le temps ne nous permet pas de sortir.

Je ne crois pas qu’on me dispute cette observation ; elle est entièrement de moi.

C’est ainsi, mes chers associés, dans la vaste moisson de notre littérature, que par le pas lent d’un accroissement dû au hasard, nos connoissances physiques, polémiques, chimiques, mathématiques, géométriques, énigmatiques, techniques, biographiques, obstétriques, et cinquante autres branches qui finissent toutes en iques, tendent, depuis plus de deux siècles, vers le plus haut degré de leur perfection. — Les progrès surtout qu’elles ont faits depuis quelque temps, nous annoncent que nous ne sommes pas loin d’atteindre au but.

Et qu’arrivera-t-il quand on y sera parvenu ? Il faut espérer que ce terme mettra fin à toutes sortes d’écrits. — Le manque de toutes espèces d’écrits mettra fin a tous genres de lecture. — La guerre amène la pauvreté, et la pauvreté ramène la paix. — Il en sera de même du défaut de lecture : il abolira toute espèce de connoissances : on reverra les temps d’ignorance, et il faudra recommencer. — Nous nous retrouverons dans le même temps où nous étions avant qu’il y eût des livres. Heureuse ! trois fois heureuse époque ! Eh ! que ne suis-je assez heureux moi-même pour que mon père ou ma mère n’aient pas trouvé plus commode de différer l’ère de mon existence, et de changer peut-être un peu la manière dont ils l’ont opérée ! Vingt-cinq ou trente ans de retard m’eussent au moins donné l’espérance de figurer dans le monde littéraire.

Ce qui me console, c’est que presque tous mes contemporains ont le même droit de se plaindre de l’impatiente précipitation de leurs pères. —

Mais j’oublie mon oncle Tobie : — Il a eu le temps de secouer les cendres de sa pipe.

Il étoit certainement d’une humeur qui faisoit honneur à notre atmosphère. — Je ne me ferois pas même de scrupule de le ranger parmi ses plus illustres productions, sans une petite circonstance qui m’en empêche. — C’est qu’il y avoit en lui une grande ressemblance de famille, et cela annonçoit que la singularité de son caractère venoit plutôt du sang qui couloit dans ses veines, que de l’air ou de l’eau, ou d’aucune modification ou combinaison de ses élémens. — Je me suis souvent étonné de ce que mon père, pour rendre raison de certains indices d’excentricité, dans ma jeunesse, n’avoit pas saisi cette idée. — Ah ! oui, toute la famille de Shandy étoit d’un caractère original. — Les mâles seulement ! car les femelles !..... elles n’en avoient point du tout. — Je n’en connois qu’une qu’il faut excepter, et c’étoit ma grand’tante Dinach, qui, mariée il y a soixante ans, prit du goût pour son cocher, et son cocher pour elle, et mit dans la famille un étranger que le mari n’attendoit pas. Cette aventure faisoit dire à mon père, dans l’opinion qu’il avoit sur les noms de baptême, que ma grand’tante avoit de quoi remercier son parrain et sa marraine.

Il paroîtra sans doute fort extraordinaire… Je sais bien du moins que j’aimerois mieux proposer un logogryphe au lecteur, que de l’exciter à deviner comment et pour quelle cause il arriva que cet événement, passé depuis long-temps, fut ce qui altéra par la suite la paix et l’union qui régnoit si cordialement entre mon père et mon oncle Tobie. — On pourroit croire que toute la force de ce malheur se seroit épuisée sur toute la famille, lorsque l’accident arriva. C’est du moins ce qui est ordinaire. — Mais rien ne s’opéroit dans notre famille comme dans les autres. — Il se peut qu’elle avoit, dans le temps de cet événement, d’autres sujets d’affliction. Les afflictions, comme on sait, nous sont envoyées pour notre bien, et celle-ci peut-être n’avoit encore produit aucun bien à la famille, et le ciel la réservoit pour d’autres temps et pour d’autres circonstances. — Mais je ne décide rien sur ce point : — Je n’aime pas à juger. Je me contente seulement d’indiquer aux curieux quelques-unes des routes diverses où ils peuvent entrer pour parvenir aux premières sources des événemens, et j’évite en cela même le ton pédantesque des gens à férule, et la manière décidée de Tacite, qui attrape ses lecteurs, après s’être attrapé lui-même. — Je n’agis qu’avec cette modestie officieuse d’un cœur qui s’est entièrement dévoué au secours des profonds scrutateurs. — C’est pour eux que j’écris. — Aussi me liront-ils jusqu’à la fin du monde, si pourtant mes écrits vont jusques-là ; et je suis bien sûr qu’il y a des lecteurs qui disent que non.

Je ne décide donc point pourquoi cette cause d’affliction fut exprès réservée pour mon père et pour mon oncle, M. Tobie Shandy. — Mais il m’est possible de faire autre chose. Je puis expliquer, avec la plus exacte précision, pourquoi elle fut la cause de leur brouillerie. —

Mon oncle, M. Tobie Shandy, madame, étoit un homme, qui, avec toutes les vertus qui constituent ordinairement un homme d’honneur et de probité, avoit par-dessus tout cela, et dans le degré le plus éminent, une autre vertu, que l’on insère rarement dans le catalogue des vertus. — C’étoit une modestie naturelle, qui alloit jusqu’à l’extrême. — J’aurois peut-être dû mettre ici de côté l’adjectif : on ne sait effectivement pas trop bien si cette modestie étoit naturelle ou acquise… Mais peu importe, au reste, comment elle lui étoit venue. Il suffit que ce fût réellement de la modestie dans le vrai sens du mot. — Elle avoit même cela de particulier. Ce n’étoit point par les expressions qu’elle se signaloit ; mon oncle Tobie ne se piquoit pas d’en savoir faire le choix ; elle ne se montroit que dans les choses. — Elle s’étoit emparée de lui, et elle égaloit presque cette aimable délicatesse, cette pureté intérieure d’esprit et d’imagination, qui, dans votre sexe, madame, inspire tant de respect au nôtre. —

Et vous vous imaginez peut-être que mon oncle Tobie avoit puisé sa modestie dans cette source ; qu’il avoit passé la plus grande partie de sa vie avec le beau sexe, et que la connoissance intime de cette belle moitié de la création, et la force de l’imitation de si beaux exemples, lui avoient acquis cette aimable tournure d’esprit ? —

Je suis bien fâché de ne pouvoir le dire ; mais mon oncle Tobie n’échangeoit pas trois mots en trois ans avec le beau sexe, à moins que ce ne fût quelquefois avec sa belle-sœur, la femme de mon père, et ma mère. — Non, madame, mon oncle acquit sa modestie par un moyen plus extraordinaire. — Un boulet de canon, au siége de Namur, fit sauter d’un ouvrage à cornes, un éclat de pierre qui vint le frapper en plein dans l’aine… Un accident d’un autre genre inspira aussi sur un certain point de la modestie au plus vain des hommes, à Boileau ; mais son aventure n’est pas celle de mon oncle, et la manière dont cette pierre fatale causa sa modestie, est une histoire intéressante. —

Je voudrois pouvoir vous la raconter à présent ; mais cela n’est pas possible. J’en ferai une épisode, et l’on en saura par la suite toutes les circonstances. — Tout ce que je puis dire maintenant, c’est que la modestie incomparable de mon oncle, subtilisée et raréfiée par la chaleur continuelle d’un peu d’orgueil de famille, le rendoit, dans de certains cas, d’une humeur très-difficile. — Ces deux causes l’affectoient si sensiblement, qu’il ne pouvoit entendre parler de l’aventure de ma tante Dinach sans la plus vive émotion. — Un seul mot à ce sujet lui faisoit monter subitement le sang au visage. — Mais quand mon père, pour éclaircir son hypothèse, appuyoit sur cette histoire devant quelques personnes, et cela arrivoit souvent, cette rouille infortunée d’une des plus belles branches de la famille, choquoit si fort la pudeur et la modestie de mon oncle Tobie, et le mortifioit à un point qu’il n’y pouvoit résister. — Il tiroit mon père à l’écart pour lui reprocher l’indécence de son babil. — Il lui offroit tout ce qu’il pourroit lui demander, pourvu qu’il n’en ouvrît pas la bouche.

Jamais frère n’avoit peut-être eu plus de tendresse pour son frère, que mon père pour mon oncle Tobie. — Il se seroit prêté à tout ce qu’il auroit pu désirer pour le contenter ; mais l’affaire dont il s’agissoit étoit toute autre chose. Il n’y avoit pas moyen d’en faire le sacrifice.

Mon père étoit un philosophe spéculatif et systématique, et cette petite brèche de ma tante Dinach étoit aussi essentielle pour lui, que la rétrogradation des planètes l’avoit été à Copernic. Les rétrogradations de Vénus dans son orbite fortifièrent le système de cet astronome, et les rétrogradations de ma tante Dinach appuyoient le système de mon père. Quelle apparence qu’il pût ainsi les abandonner !..... Un système ne fait-il pas plus de la moitié de la chère existence d’un philosophe ? Mon père comptoit bien que le sien prendroit pour le moins par la suite le nom de système Shandyen. —

Mais il étoit peut-être aussi sensible que mon oncle à tout autre cas qui pouvoit jeter de la honte sur la famille, et ni lui, et j’ose le dire, ni Copernic lui-même, n’auroient jamais parlé de cette histoire, si la vérité ne l’avoit exigé. — Amicus Plato, disoit mon père, sed magis amica veritas. Il expliquoit ce passage, à sa façon, à mon oncle Tobie : Dinach étoit ma tante, et j’en conviens, disoit-il ; mais la vérité est ma sœur.

Cette contradiction, dans l’humeur des deux frères, étoit une source inépuisable de querelles et de petits chagrins. L’un ne pouvoit pas souffrir qu’on parlât toujours d’une tache aussi désagréable, et l’autre ne laissoit pas passer un jour sans la rappeler. « Pour l’amour de Dieu, s’écrioit mon oncle Tobie, par la considération, frère, que vous avez pour moi, et par égard pour nous tous, laissez de côté cette histoire de notre tante, et ne troublez point le repos de ses cendres ! — Comment pouvez-vous ? — Comment est-il possible que vous ayez si peu de sensibilité, si peu de compassion pour le caractère, l’honneur et la réputation de notre famille ? — et de quel poids, disoit mon père, est tout cela, quand il s’agit de prouver une hypothèse ? L’existence même d’une famille n’est rien. — L’existence d’une famille !… s’écrioit mon oncle Tobie, en se jetant en arrière dans son fauteuil, et en levant les mains, les yeux et une jambe. — Oui, l’existence d’une famille, disoit mon père, et je ne m’en dédis pas. — Combien de milliers d’enfans, chaque année, font naufrage en arrivant dans ce monde, et dont on se soucie aussi peu dans toutes les nations civilisées, que de l’air commun ? — une idée, un système ?… Quelle différence, frère, dans les objets de comparaison ! — Oui, de la différence, disoit mon oncle ; chaque exemple que vous citez est un meurtre, quelle que soit la personne qui le fasse. — Et voilà votre méprise, répliquoit mon père ; car in foro scientiae, il n’y a pas de meurtre, frère, ce n’est que la mort. »

Que répondoit à cela mon oncle Tobie ? Rien : mais il siffloit quelques notes d’un air qui lui étoit familier. — C’étoit là le canal par où ses passions s’évaporoient, lorsque quelque chose le choquoit ou le surprenoit. et surtout quand on lui tenoit des discours qui lui paroissoient absurdes. —

Cette espèce particulière d’argumens a échappé, si je ne me trompe, à tous nos logiciens, et à tous leurs commentateurs. — Ils ne l’ont nommée nulle part. — J’ai deux raisons, moi, pour lui donner un nom. — Il faut éviter, autant qu’on peut, toute confusion dans les disputes, et pour cela d’abord j’estime que l’argument de mon oncle mérite d’être aussi distingué de tout autre argument que celui ad verecundiam, ab absurdo, à fortiori. Et puis je veux que les enfans de mes enfans, quand je reposerai tranquillement dans le tombeau, puissent dire que la tête de leur aïeul s’étoit occupée autrefois de choses aussi utiles que celles de beaucoup d’autres gens ; qu’elle avoit imaginé un nom, et qu’elle l’avoit déposé dans le trésor de l’art logique, comme un argument si fort, qu’on ne pouvoit y répondre. — Je veux même qu’ils puissent ajouter que c’est le meilleur des argumens, lorsque le but de la dispute est plutôt d’imposer silence que de convaincre.

J’ordonne donc par ces présentes, à toute la société pédantesque qui professe la logique, de distinguer l’argument de mon oncle par le titre d’Argumentum fistulatorium, et non par aucun autre. — Je veux de même qu’il soit placé au d’Argumentum baculinum, et Argumentum ad crumenam, et qu’il en soit traité au même chapitre.