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Vie et opinions de Tristram Shandy/1/32

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 144-154).



CHAPITRE XXXII.

Trim.


Lorsqu’une passion tyrannise un homme, ou, ce qui est la même chose, lorsqu’il se laisse emporter par son dada chéri, la raison, la prudence n’ont plus d’empire sur lui ; elles l’abandonnent.

La blessure de mon oncle Tobie se guérissoit. Dès que le chirurgien fut revenu de sa surprise, et qu’il lui eut laissé la liberté de parler, il lui dit qu’elle commençoit à prendre du vif, et que si par hasard il ne survenoit point d’autres exfoliations, il espéroit qu’elle seroit cicatrisée dans cinq ou six semaines… Le son d’autant d’olympiades, six heures auparavant, eût porté dans l’esprit de mon oncle Tobie l’idée d’un temps plus court. Mais la succession de ses pensées étoit devenue si rapide, il étoit si impatient d’exécuter le dessein qu’il avoit formé… Ma foi ! il n’y eut plus moyen ; et sans consulter davantage qui que ce fût au monde, ce qui, par parenthèse, est fort bien fait, quand on est déterminé à ne prendre l’avis de personne, mon oncle Tobie, sans hésiter, ordonna à son domestique Trim de faire des paquets de linge et de charpie, de louer un carosse à quatre chevaux, et de le faire trouver à la porte à midi précis. C’étoit l’heure où il savoit que mon père seroit à la bourse. Ainsi, point d’obstacles à essuyer. Trim ne se fit pas répéter l’ordre. De son côté, mon oncle Tobie laissa un billet de banque sur la table pour payer le chirurgien. Il écrivit à mon père une lettre de tendres remercîmens ; et cela fait, mon oncle Tobie, soutenu, d’un côté, par sa béquille, et soulevé de l’autre par Trim, monta en carosse avec ses cartes, ses livres de fortifications, ses règles, ses compas, et partit pour son domaine de Shandy.

Un départ aussi précipité avoit une raison : la voici.

La table qui étoit dans la chambre de mon oncle Tobie, étoit un peu petite pour le grand nombre de cartes, de livres et d’instrumens dont elle étoit chargée. En étendant la main pour prendre sa tabatière, il fait glisser son grand compas. Il veut se baisser pour ramasser le compas, et son étui de mathématique tombe avec les mouchettes. Autre malheur ! Il veut attraper les mouchettes pendant qu’elles tombent, et il ne réussit qu’à pousser par terre Blondel, et le comte de Pagan sur Blondel.

Un homme impotent, tel qu’étoit mon oncle, ne pouvoit pas remédier à tant d’accidens de lui-même. Il sonna son domestique Trim. — Vois ce désordre, Trim, lui dit mon oncle. — Il faut nécessairement, Trim, que j’aie une table plus grande. Ne pourrois-tu pas prendre ma règle, et mesurer la longueur et la largeur de celle-ci, et m’en faire faire une autre deux fois plus longue et deux fois plus large ? Oui, monsieur, répliqua Trim, et cela sera même bientôt fait. Mais j’espère, ajouta-t-il, que monsieur se portera bientôt assez bien pour aller à sa maison de campagne… Monsieur se plaît tant aux fortifications, qu’il pourroit s’y amuser à merveille ! Trim avoit été caporal dans la compagnie de mon oncle. Ce n’étoit pas son vrai nom ; il s’appeloit James Buttler ; mais on lui avoit donné ce sobriquet au régiment, et mon oncle Tobie ne l’appeloit jamais autrement, à moins qu’il ne fût fâché contre lui.

Un coup de feu qu’il reçut au genou gauche, à la bataille de Lauden, deux ans avant l’affaire de Namur, l’avoit mis hors d’état de servir. Il étoit adroit, et on l’aimoit dans le régiment. Mon oncle Tobie le prit pour domestique, et l’on peut dire qu’il lui fut très-utile. Il lui avoit servi à-la-fois de valet, de palefrenier, de barbier, de cuisinier, de tailleur, et de garde-malade en campagne, et en quartier d’hiver, et depuis, il l’avoit toujours servi avec beaucoup d’affection et de fidélité.

Mon oncle Tobie l’aimoit ; leurs connoissances réciproques avoient même fortifié l’attachement qu’ils avoient l’un pour l’autre. Trim, attentif aux discours de son maître sur les fortifications, avoit fait des progrès dans la science : il lisoit, avec cela, les mêmes livres que mon oncle ; il observoit ses plans, ses marches, ses combinaisons. — Le garçon de cuisine de mon père, et la femme de chambre de ma mère le croyoient pour le moins aussi instruit que mon oncle Tobie lui-même.

Je n’ai plus qu’un coup de pinceau pour achever le caractère du caporal Trim : c’est la seule ombre qu’il y ait à son tableau. Mais enfin, Trim avoit ce défaut : il aimoit à donner des conseils, ou plutôt, il aimoit à s’écouter parler. — Avouons pourtant qu’il étoit si respectueux, si soumis, qu’on pouvoit aisément le tenir dans le silence, quand il n’avoit pas commencé à discourir. Mais si malheureusement on lui permettoit une fois d’ouvrir la bouche, il n’y avoit point de fin ; rien ne pouvoit arrêter la volubilité de sa langue. Son habitude étoit d’entre-mêler toujours ses discours du titre ou de la qualité de ceux à qui il parloit, et il ne parloit qu’à la troisième personne. À dire vrai, Trim étoit assommant. Cependant son respect plaidoit si fortement en faveur de son élocution, qu’il n’étoit pas possible de se fâcher. — D’ailleurs, mon oncle ne se trouvoit que rarement incommodé de sa manière de parler ; plus rarement encore se fâchoit-il contre lui… Il aimoit l’homme, et mon oncle, mon oncle Tobie ne regardoit un domestique fidelle, que comme un humble ami. Il ne pouvoit pas prendre sur lui de le faire taire. Tel étoit donc le caporal Trim, et tel étoit aussi mon oncle Tobie vis-à-vis de lui.

Si je l’osois, continua Trim, je dirois sur cela mon avis à monsieur ; je lui expliquerais avec franchise ma façon de penser. Dis, Trim, dis, reprit mon oncle Tobie ; parle, parle sur ce sujet sans rien craindre.

En ce cas, continua Trim, en relevant ses cheveux, et en se tenant aussi droit que s’il eût marché à la tête de sa division. —

Eh bien ! en ce cas, Trim, dit mon oncle Tobie…

Ma foi ! monsieur, continua-t-il en avançant un peu sa jambe blessée, et en montrant de sa main droite un plan de Dunkerque qui étoit attaché à la tapisserie avec des épingles, ma foi ! c’est qu’à mon avis tous ces ravelins, ces bastions, ces courtines, ces ouvrages à cornes que je vois là sur du papier, ne font qu’une bien triste figure. Quelle différence de ce que monsieur et moi pourrions faire, si nous étions seuls à la campagne ! Il n’y auroit pas de comparaison. Pourvu que nous eussions seulement un demi-arpent de terre, je suis sûr que nous ferions des choses surprenantes. — Voilà l’été ; c’est un charme. Monsieur seroit assis au grand air, pourroit, sans se fatiguer, me donner la… nographie… — l’Ichnographie, dit mon oncle.

De la ville ou de la citadelle qu’il jugeroit à propos d’assiéger… Et je me laisserais plutôt tuer sur le glacis, que de ne la pas fortifier selon ses intentions. — En effet, si monsieur daignoit me donner le dessein de la polygone avec ses lignes, ses angles, et cela d’une manière exacte…

Et c’est ce que je puis faire, dit mon oncle Tobie…

Je commencerois par le fossé, et si monsieur m’en désignoit la largeur, la profondeur…

Je le ferois à un cheveu près, Trim, s’écria mon oncle Tobie.

Je jeterois la terre vers la ville pour former l’escarpe, et du côté de la campagne pour faire une contr’escarpe.

Fort bien, Trim, dit mon oncle Tobie ; tout cela est à merveille.

Et quand j’en aurois achevé les talus, à la satisfaction de monsieur, je disposerois le glacis de manière, en le couvrant de gazon, qu’il égaleroit les plus belles fortifications de Flandre. — Monsieur sait ce que c’est que des gazons, comment on doit les poser… Les murs, les parapets en doivent être garnis ; il n’y a rien de meilleur que le gazon…

Tu as raison, Trim, les plus célèbres ingénieurs en font usage, dit mon oncle.

Monsieur sait bien qu’ils valent cent fois mieux qu’une façade de pierre ou de brique…

Je sais, dit mon oncle en remuant la tête, qu’ils valent mieux à certains égards. — Les boulets pénètrent et s’amortissent dans le gazon…

Et ne font point tomber de décombres, dit Trim.

Dans le fossé, dit mon oncle.

Qui le comblent, ajouta Trim.

Et facilitent le passage, reprit mon oncle.

À tout un bataillon… dit Trim…

Comme cela arriva à la porte Saint-Nicolas ! s’écria mon oncle Tobie.

Monsieur entend mieux ces choses, dit Trim, que tous les officiers qui sont au service de sa majesté ; et s’il vouloit abandonner le projet de la table pour aller à la campagne, je lui jure que je ferois sous ses ordres des fortifications où rien ne manqueroit. Les batteries, les fossés, les sappes, les palissades, que sais-je ? Je suis sûr qu’on viendroit de vingt milles à la ronde voir ce que nous ferions…

Le rouge montoit au visage de mon oncle Tobie à chaque mot que disoit Trim. Mais qu’on ne croie pas que ce fût une rougeur de honte, de modestie ou de colère… Elle étoit de plaisir, de joie… Le projet de Trim l’animoit et le mettoit en feu… Trim, dit mon oncle Tobie, tu en as assez dit.

Nous pourrions commencer la campagne, dit Trim, le même jour que le roi sortiroit de quartier avec ses alliés… Nous écraserions, nous abymerions les villes avec autant d’aisance qu’eux… En voilà assez de dit, Trim, s’écria mon oncle Tobie… Il suffiroit, comme je l’ai déjà dit, que monsieur, assis dans son fauteuil, me donnât ses ordres… je… C’en est assez, Trim, n’en dis pas davantage ! Le plaisir et l’amusement de monsieur… Mais ce n’est encore rien que cela ; il respireroit un bon air ; ce seroit un exercice agréable qui contribueroit à sa santé ; sa blessure ne tiendroit pas un mois…

Je goûte ton projet ; Trim ; c’en est assez dit mon oncle, en fouillant dans sa poche.

En ce cas, si monsieur le veut, j’irois, dès ce moment, acheter une bêche de pionnier, que nous emporterions avec nous… Je prendrais aussi une pelle, une pioche, une paire de… En voilà assez, Trim, dit mon oncle, tout extasié, et en levant une jambe. Il lui mit aussitôt une guinée dans la main… Trim, lui dit-il, va mon enfant, n’en dis pas davantage ; va, mon garçon, va, descends sur-le-champ, et apporte-moi mon souper tout de suite.

Trim descend rapidement et remonte presque aussitôt avec le souper de son maître. Mais ce fut en vain. Le plan, les opérations, le zèle de Trim avoient frappé si fortement l’esprit de mon oncle Tobie, qu’il ne put ni boire ni manger. Trim, dit mon oncle Tobie, mets-moi au lit. Hélas ! ce fut la même chose. L’imagination de mon oncle Tobie étoit si échauffée, qu’il ne put dormir. Plus il pensoit au projet de Trim, plus il étoit enchanté. Il s’en falloit encore plus de deux heures qu’on ne vît le jour, qu’il avoit déjà pris sa résolution. Il avoit concerté avec Trim tous les moyens de décamper, dès le lendemain, avec sûreté.

Mon oncle Tobie avoit une jolie maison de campagne dans le village de Shandy, qui appartenoit à mon père. Elle lui venoit d’un legs qu’un vieil oncle lui avoit fait, et pouvoit lui rapporter cent livres sterling de revenu. Il y avoit derrière cette maison un potager d’environ un demi arpent, et au bout de ce potager, étoit un beau tapis verd qui servoit de jeu de boule. Il étoit à-peu-près de l’étendue que le souhaitoit Trim. Une haie épaisse d’ifs le séparoit du potager. Trim n’eut pas sitôt désiré d’avoir un demi-arpent de terre pour y faire ce qu’on voudroit, que ce jeu de boule, sur un tapis verd, se présenta tout-à-coup à l’imagination de mon oncle Tobie ; et c’est-là ce qui fut la cause physique de son changement de couleur, de ce vermillon foncé qui se répandit sur son visage.

Jamais amant n’eut un désir plus vif de revoir sa maîtresse chérie, que celui dont mon oncle Tobie se sentit animé pour mettre ce plan à exécution, et pour en jouir en particulier. — Oui, cette circonstance flattoit mon oncle, et le local sembloit disposé de manière à seconder ses souhaits. La haie d’ifs étoit si haute qu’elle déroboit le tapis verd à la vue de ceux qui pouvoient être dans la maison ; et il étoit entouré, des autres côtés, par des halliers de houx, d’aubépine, et d’autres arbrisseaux fleuris, si épais, qu’ils étoient impénétrables aux yeux des curieux. L’idée de n’être pas vu augmentoit le plaisir que goûtoit d’avance mon oncle Tobie. Mais vaine imagination ! Vos ifs, cher oncle, sont bien élevés, vos houx sont bien piquans, vos épines sont bien touffues ; le lieu que vous choisissez est bien retiré ; et vous croyez avec tout cela, que vous jouirez tout seul d’un terrain qui contient un demi-arpent ! Vous croyez qu’il restera ignoré ? Ah ! ne vous y trompez pas.

Mon oncle Tobie et le caporal Trim ménagèrent et conduisirent toute cette affaire de la manière qu’ils l’avoient concertée. — Ce que j’en dirai, ce que je dirai aussi de l’histoire de leurs campagnes, qui ne furent pas stériles en événemens, deviendra quelque jour un endroit intéressant de ce drame… Mais il est temps de changer de scène et de retourner au coin du feu.