Aller au contenu

Vie et opinions de Tristram Shandy/1/33

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 155-157).



CHAPITRE XXXIII.

Les conjectures de mon Oncle.


Mais, mon Dieu ! que font-ils là-haut, frère ? dit mon père. Je pense, répondit mon oncle Tobie, en ôtant la pipe de sa bouche, comme je l’ai déjà observé, et en en faisant tomber les cendres, je pense, dit-il, qu’il seroit à propos de tirer le cordon.

Quel tapage ! Obadiah ! s’écria mon père ; sais-tu d’où vient ce bruit ? À peine mon frère et moi pouvons-nous ici nous entendre parler.

Pardi ! monsieur, dit Obadiah, en faisant une révérence qui lui fit baisser l’épaule gauche d’assez mauvaise grâce, c’est que ma maîtresse souffre beaucoup….

Et pourquoi, dit mon père, Suzon court-elle si vite à travers le jardin ?… On diroit qu’on veut la violer.

Monsieur, c’est qu’elle prend le plus court pour aller chercher la sage-femme : ça est pressé.

La sage-femme ? Malepeste ! diable !… Et je ne sais pas cela !…Eh bien ! toi, Obadiah, cours vîte seller le gros cheval, et ne fais qu’une course pour aller chercher le docteur Slop. — Fais-lui nos complimens. Dis-lui que ta maîtresse est dans les douleurs, et que je le prie de venir avec toi. Vole ; il n’y a point de temps à perdre.

C’est une chose bien extraordinaire, il le faut avouer, dit mon père à mon oncle Tobie, dès qu’Obadiah eut fermé la porte, que ma femme se soit obstinée à confier la vie de mon enfant à une sage-femme ignorante, tandis que nous avons ici près un opérateur aussi célèbre que le docteur Slop. La vie de mon enfant ! C’est bien plus que cela. La sienne même y est exposée, ainsi que celle de tous les enfans que nous aurions encore pu avoir par la suite. — Pour moi, cela me démonte ; je n’y conçois rien.

Mais peut-être, dit mon oncle Tobie, que ma sœur a agi ainsi par économie. — Bon ! bon ! dit mon père. Ne faut-il pas que l’oisiveté du docteur Slop soit payée comme s’il faisoit l’ouvrage ? Il n’en aura pas l’honneur, et peut-être faudra-t-il le payer davantage pour le dédommager de cette perte.

C’est donc par modestie, reprit mon oncle Tobie, dans toute la simplicité de son ame : ma sœur ne veut apparemment pas qu’un homme l’approche de si près…

Un mouvement fit en ce moment casser a pipe de mon père. Fut-ce dépit, fut-ce accident ? Nous saurons cela dans quelques instans.