Aller au contenu

Vie et opinions de Tristram Shandy/2/101

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 273-277).



CHAPITRE CI.

Dialogue.


Toutes ces scènes, où mon père avoit eu beaucoup de part sans rien dire, avoient retenu son impatience sur ce qui l’intéressoit lui-même essentiellement… Il attendoit que Didius, qui en étoit prévenu, tournât l’attention de l’assemblée de ce côté-là. La transition n’étoit pas aisée ; mais il vaut quelquefois mieux passer brusquement d’une chose à l’autre, que d’y amener insensiblement les gens. C’est ce que fit Didius, et ce qu’il dit en fut plus frappant.

Je n’en doute point s’écria-t-il ; si pareille méprise fût arrivée avant la réforme, le baptême auroit été déclaré nul. On en auroit fait un autre, et l’enfant se seroit à la fin trouvé nommé comme on auroit voulu.

Oui, je soutiens, continua-t-il, que si, par exemple, un prêtre eût nommé un enfant Crysogosmone in nomino patrim et filia et spiritum sanctos, le baptême auroit été déclaré nul.

Erreur ! dit Kysarchius. Dès que la méprise n’est que dans la terminaison, le baptême est bon et valable. Pour qu’il soit nul, il faut qu’elle tombe sur la première syllabe des mots, et non sur la dernière.

Mon père, qui aimoit toutes ces subtilités, prêtoit l’oreille la plus attentive à tout ce qu’on disoit.

Le dialogue devint très-intéressant.

Kysarchius.

Supposons que Gastriphères baptise un enfant, in homine gatris, au lieu d’in nomine patris.

Didius.

Eh bien ?

Kysarchius.

Sera-ce là un baptême ?

Didius.

Pourquoi pas ?

Kysarchius.

Je dis moi que ce n’en est pas un. Tous les casuistes sont d’accord sur ce point.

Didius.

D’accord ?…

Kysarchius.

Oui, d’accord. Ils donnent pour raison de leur opinion que la racine des mots est changée. Homine ne signifie point nom ; gatris ne signifie point père.

Que signifient-ils donc ? dit mon oncle Tobie.

Rien, dit Yorick.

Ergò, le baptême est nul, reprit Kysarchius.

Nul de toute nullité, ajouta Yorick.

Kysarchius.

Mais la chose ici est bien différente. Patrim, au lieu de patris ; filia, au lieu de filii, etc. Tout cela ne présente qu’une faute dans les déclinaisons. — Chaque mot reste intact. Les branches sont mal taillées à la vérité : mais la racine n’est point altérée ; elle reste entière.

Didius.

Je l’avoue. Mais, au moins, faut-il que l’intention du prêtre soit claire.

Kysarchius.

D’accord.

Didius.

En ce cas, voyons si le vicaire….

Kysarchius, avec un peu d’impatience.

Voyons, voyons !… Nous n’avons rien à voir, si ce n’est les décrétales de Léon III.

Eh ! mon Dieu, messieurs, s’écria mon oncle Tobie, qu’est-ce que mon neveu a besoin de Léon III et de ses décrétales ? On l’a nommé Tristram. Il a été nommé ainsi, malgré son père, malgré sa mère, malgré moi, et.......

Oui ?… dit Kysarchius en interrompant mon oncle Tobie. La chose est ainsi ? Il y a de la parenté mêlée ? Cela change bien la question. Primò, Madame Shandy n’y pouvoit donner sa voix….

À cette étrange proposition, mon oncle Tobie quitta sa pipe, et mon père s’approcha de l’orateur pour mieux entendre comment il la soutiendroit. —

Kysarchius ne craignoit pas les oreilles les plus attentives ; il étoit ferré à glace. Les plus fameux jurisconsultes, dit-il, ont mis pendant long-temps en question, si la mère étoit parente de ses enfans.

Et qui sont ces animaux-là ? dit mon oncle Tobie.

Swinburgn, de testamentis, pag. 7. §. 8. dit Kysarchius ; mais après un examen aussi réfléchi qu’impartial, continua Kysarchius, on a enfin décidé que non. Cette décision, précédée de tous les pour et contre, se trouve dans Brook, tit. Administ. n°. 47.

Mon oncle Tobie quitta de nouveau sa pipe avec précipitation. Mais mon père lui fit signe de ne rien dire, et la conversation s’engagea de plus belle.