Vie et opinions de Tristram Shandy/2/19

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 41-43).



CHAPITRE XIX.

Hélas ! il n’est plus temps.


C’étoit là sa peine. Obadiah avoit une passion extrême pour la musique des instrumens à vent. L’harmonie des instrumens musicaux dont il étoit chargé, lui déplaisoit en proportion. Il s’arrêta donc tout court, et chercha dans son imagination s’il ne trouveroit pas quelque moyen qui pût le faire jouir des agrémens de son instrument favori.

Il y a de certaines calamités dont on peut se tirer par le secours de petites cordes : alors rien n’est si prêt à entrer dans la tête d’un homme que le cordon de son chapeau. Cette philosophie est si près de la surface !… Je dédaignerois peut-être moi de l’y faire glisser. — Mais Obadiah étoit dans un cas mixte. Oui, monsieur, c’étoit-là sa situation. Elle étoit tout à-la-fois obstétricale, papisticale, équistricale et musicale. Il est permis dans ces sortes de cas de se servir du premier expédient qui se présente. C’est ce qu’Obadiah fit sans hésiter. Il délit le cordon de son chapeau, empoigna d’une main le sac et ses quilles, si l’on peut parler avec irrévérence des outils du docteur Slop, mit le bout du cordon entre ses dents, et lia le sac et les instrumens d’un bout à l’autre. Il lui fit faire tant de tours, il croisa tant de fois, il fit tant de nœuds, il les serra si fort, que quand le docteur Slop eût eu quelques fractions de la patience de Job, il les auroit perdues en voulant seulement en défaire un seul. — Je vous assure que ma mère auroit pu accoucher quatre fois avant que le sac verd eût été débarrassé de la moitié de ses entraves.

— Pauvre Tristram ! comme le sort t’a balloté ! De combien de petits accidens il t’a rendu le jouet ! Ah ! s’il ne s’étoit pas fait un plaisir de te regarder comme l’objet de ses amusemens, je parierois cinq contre un que tes affaires seroient bien différentes ! Du moins tu n’aurois pas été exposé aux humiliations qui t’ont accablé : ton nez auroit échappé aux revers sinistres qui l’ont mutilé. — Ta fortune et les occasions qui se sont si souvent présentées de la faire pendant le cours de ta vie, ne t’auroient pas manqué comme elles ont fait. Elles n’auroient pas fui de toi avec mépris. Tu n’aurois pas été forcé toi-même de les abandonner. Tristram, ô malheureux Tristram ! Voilà ce que c’est que de n’avoir pas de nez. Mais où me laissai-je emporter ? que fais-je ? que dis-je ? n’ai-je donc pas déjà décidé que je n’en parlerois point aux curieux, que je ne fusse dans ce monde ? je ne veux point manquer de parole. — Cet événement ne tardera peut-être pas à se réaliser.