Vie et opinions de Tristram Shandy/2/20

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 44-45).



CHAPITRE XX.

Ce qui fixe nos idées.


Les grands esprits se rencontrent. Lisez surtout nos auteurs contemporains ; vous les trouverez presque toujours avec ceux qui les ont précédés. — Mais ce n’est point de cela que je m’occupe. — Obadiah étoit arrivé. Il avoit déposé son sac verd et ses instrumens bien garottés dedans. Il avoit reçu la couronne que mon père lui avoit promise ; mon oncle Tobie lui avoit aussi donné la sienne. Mais le docteur Slop n’avoit pas encore daigné jeter les yeux sur ce qu’il avoit apporté. L’idée ne lui en vint qu’au sujet de la dispute qu’il eut avec mon oncle Tobie et avec mon père, sur la préférence qu’il méritoit, disoit-il, qu’on lui donnât sur la vieille sage-femme. Alors la même pensée lui vint à l’esprit. « Parbleu ! dit-il en lui-même, il faut rendre graces à Dieu de ce que madame Shandy nous donne du loisir. — Il se pourroit faire qu’on la portât sept fois sur le lit de misère avant qu’on eût seulement défait la moitié de ces nœuds. »

Cependant il faut distinguer. La pensée qu’eut ici le docteur Slop n’étoit point une de ces pensées fixes et déterminées qui viennent quelquefois tout-à-coup ; la sienne flottoit dans son esprit sans voiles, sans lest et sans gouvernail, comme une simple proposition. Il y en a ainsi des millions qui chaque jour nagent tranquillement au milieu du fluide léger de l’entendement humain. Elles y restent dans l’inaction sans avancer, sans reculer, jusqu’à ce que le vent ou le tourbillon de quelque passion les fasse enfin dériver, et les pousse de quelque côté.

Un bruit soudain qui se fit entendre au-dessus de la salle autour du lit de ma mère, rendit ce service à la pensée ou à la proposition du docteur Slop. « Par tous les diables ! s’écria-t-il, à moins que je me dépêche, ce que j’ai dit va sûrement arriver, »