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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/2

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 4-8).



CHAPITRE II.

Il faut y veiller.


Laissons tomber le rideau sur cette scène. Ce ne sera pas pour long-temps : mais cela est indispensable. Il faut absolument que je fasse souvenir le lecteur d’une chose, et que je lui en apprenne une autre.

Celle que je veux lui apprendre vient pourtant un peu hors d’œuvre. Il auroit peut-être fallu que je la lui eusse apprise cinquante pages plus haut. J’y pensois bien dès ce moment ; mais je prévoyois aussi qu’elle iroit mieux ici que là. Me suis-je trompé ? J’en serais fâché ; ce seroit un défaut dans mon livre qu’on ne manqueroit pas de me reprocher. Mais comme il n’y aura que celui-là, je m’en console.

Dès que j’aurai fini avec ces deux choses, les poulies tourneront et releveront le rideau. Mon père, le docteur Slop et mon oncle Tobie reprendront leur conversation. Si elle est interrompue, ce ne sera pas ma faute.

Mon père, et c’est là ce que je veux rappeler au souvenir du lecteur, avoit, comme on l’a vu, des notions tout-à-fait particulières sur l’influence des noms de baptême. — On a également vu sans doute qu’il n’en avoit pas de moins singulières sur cet autre point qui précède. — Oui, on a dû voir cela : j’en ai assez dit pour le faire comprendre. Mais enfin, si l’on avoit pu deviner, dans les cinquante milliards d’opinions originales de mon père, celle dont je veux parler ici, je veux bien expliquer cette énigme, si c’en est une. C’est que mon père n’avoit pas des idées moins extraordinaires sur tous les étages de la vie de l’homme, depuis l’instant de sa conception jusqu’à sa seconde enfance, que sur les autres époques de sa vie.

M. Shandy, mon père, voyoit, monsieur, les choses tout autrement que ne les voyoit le vulgaire. C’est un privilége particulier qu’il tenoit de la nature. Les opinions des autres n’étoient, selon lui, que l’effet d’une routine de penser et de réfléchir qui ne lui convenoit point. — Non, point. C’étoit un rechercheur raffiné qui ne se laissoit point séduire par les notions les plus communément reçues. Il les traitoit même assez mal ; il prétendoit que c’étoit presque autant d’impostures. On l’entendoit souvent dire que le point scientifique qui conduisoit à la connoissance exacte des choses, devoit être presque invisible, et que sans cela les minuties de la philosophie, qui devoient toujours emporter la balance, n’auroient presque aucun poids. — La connoissance, disoit-il, est comme la matière qui est divisible à l’infini. Un grain, une dragme fait tout aussi-bien partie de la matière, que le poids de tout le globe terrestre. — En un mot, une erreur est toujours une erreur ; il n’importe où elle se trouve, que ce soit dans une fraction ou dans un quintal. Elle est également fatale à la vérité. — La vérité est aussi lézée par l’erreur où l’on est sur l’aile d’un papillon, que par celle que l’on fait en raisonnant sur le disque du soleil, de la lune et de toutes les étoiles. —

Il se plaignoit que les affaires de ce monde alloient de mal en pis, précisément parce qu’on négligeoit de faire cette considération, et qu’on négligeoit encore plus d’en faire l’application aux affaires civiles et aux vérités spéculatives. En voilà le funeste effet, s’écrioit-il ; c’est que l’arche politique cède au poids des affaires, et l’on ne peut se dissimuler que notre constitution, qui est si excellente à l’égard de l’église et de l’état, ne soit sapée par les fondemens, et ne menace ruine.

Vous vous écriez, disoit-il, que le peuple anglois est un peuple ruiné, perdu ! Pourquoi cela ? s’écrioit-il à son tour, en faisant usage du syllogisme de Zénon et de Chrysipe, sans savoir qu’il étoit d’eux ; par quelle raison sommes-nous un peuple ruiné ? Parce que nous sommes corrompus. Pourquoi, monsieur, êtes-vous corrompus ? parce que nous sommes indigens. C’est notre indigence et non notre volonté qui nous perd. Mais pourquoi, ajoutoit-il, êtes-vous indigens ? C’est parce que vous négligez, répondoit-il, la culture de votre sol. Nos billets de banque, monsieur, nos guinées, nos schellings même savent bien se conserver eux-mêmes.

Il en est ainsi, disoit-il, de toutes les sciences : on n’en altère point les points essentiels établis ; les lois de la nature se défendent et se garantissent d’elles-mêmes..... Mais l’erreur ! ajoutoit-il en fixant ma mère ; l’erreur !..... si monsieur… elle se glisse dans les plus petits trous, dans les plus petites crevasses que la nature néglige de garder.

Et c’est-là, madame, ce que je voulois vous rappeler de la façon de penser de mon père. — J’ai réservé pour cet endroit-ci ce que je voulois vous apprendre, et le voici ; lisez.