Vie et opinions de Tristram Shandy/2/21

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 45-48).



CHAPITRE XXI.

Grand événement.


Mais ces nœuds !… Ne croyez pas, je vous prie, que j’aie entendu vous parler, dans tout ce que je vous ai dit, de cette espèce de nœuds que l’on connoît sous le nom de nœuds coulans. Ce que j’ai à dire des nœuds coulans dans le cours de ma vie, et de mes opinions, viendra beaucoup plus à propos lorsque je parlerai de la catastrophe qui arriva à mon grand oncle, M. Hammon Shandy, petit homme, fier, haut, turbulent, têtu, d’une imagination vive, ardente, et qui se jeta à corps perdu dans les affaires du duc de Montmouth. — Mon opinion sur ces sortes de nœuds se développera dans mon chapitre sur les nœuds en général. Les nœuds dont j’ai voulu parler ici, n’étoient ni de cette espèce, ni d’aucune autre qui fût facile à défaire. — C’étoient des nœuds d’une espèce diabolique, et tels enfin qu’Obadiah les savoit faire, et qu’il les avoit fait ; c’est-à-dire, bona fide. Il en avoit fait un et même quelquefois deux à chaque rencontre des bouts du cordon, et les avoit entrelacés les uns dans les autres. Tous se tenoient. C’étoit plutôt un engrenage de nœuds, que des nœuds séparés.

Avec de pareils nœuds, et tant d’autres obstacles qui se rencontrent sur le chemin de la vie, un homme pressé prend tout d’un coup son parti. Il tire promptement son couteau de sa poche, et coupe tout net ce qui l’offusque. La conscience dicta un autre moyen au docteur Slop ; le cordon n’étoit pas à lui, c’eût été faire du tort à quelqu’un ; d’ailleurs, il étoit bon, c’eût été dommage de le couper. — Il appliqua donc ses dents à ce travail. — C’étoient-là ses instrumens de prédilection ; il en faisoit le plus grand cas. Mais, malheureusement, il s’en servit si mal dans cette occasion, il trouva une telle résistance dans les nœuds, qu’il n’en avoit pas encore défait trois, qu’elles étoient toutes ébranlées. Diable ! dit-il. Alors il essaya de faire faire cet ouvrage à ses doigts et à ses pouces, mais ses ongles en souffrirent encore bien plus vivement… Que la peste le crève ! dit-il… Je n’en viendrai pas à bout. —

Cependant, le bruit redouble autour du lit de ma mère… « Je voudrois qu’il fût à tous les diables, dit le docteur Slop. Je ne déferai jamais ces nœuds. » — Ma mère jeta un cri perçant qui se fit entendre dans toute la maison. Jarni ! dit le docteur Slop. Prêtez-moi votre couteau. Il faut bien enfin couper ces nœuds.

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— Morbleu ! Sambleu ! — ..... Mais qu’avez vous donc !… Ce que j’ai ?… Ne le voyez-vous pas ?..... Et c’est à moi qu’il faut que cela arrive ? À moi qui suis le seul accoucheur de tout le canton. Je me suis coupé le pouce jusqu’à l’os. Me voilà bien à présent ! Cet accident va me ruiner. Je suis perdu. — Je voudrois que le diable l’eût emporté avec ses nœuds. L’animal !

Mon père avoit beaucoup d’amitié pour Obadiah, et ne pouvoit pas supporter aisément que le docteur Slop le traitât si mal. — Cependant, si cet accident du docteur Slop eût été toute autre chose qu’une simple coupure au pouce, mon père lui auroit passé son emportement ; sa prudence eût triomphé. — Mais faire tant de bruit pour si peu ! Mon père en fut choqué, et se détermina à s’en venger.