Vie et opinions de Tristram Shandy/2/22

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 48-51).



CHAPITRE XXII.

Consolation.


Il commença par plaindre le docteur Slop… « De petites imprécations, dit-il, pour de grandes choses, ne servent à rien. Elles ne font que diminuer la force et le courage dont nous avons besoin. » — Je l’avoue, répliqua le docteur Slop. — C’est jeter sa poudre aux moineaux contre le feu d’un bastion, dit mon oncle Tobie, en interrompant son air. Elles ne servent qu’à mettre les humeurs en mouvement, dit mon père, sans en dissiper l’acrimonie. Pour moi, je me suis rarement permis de jurer et de maudire ; cela n’est bon à rien. Cependant, cela m’est arrivé quelquefois : mais alors j’ai toujours eu la présence d’esprit..... Vous aviez raison, dit mon oncle Tobie… de ménager les choses de manière qu’elles répondissent à mon but ; c’est-à-dire, que je ne jurois précisément qu’autant qu’il falloit pour dissiper la cause qui m’obligeoit à me servir de ce remède. — Un homme sage devroit toujours avoir l’attention d’en peser la dose sur le besoin qu’il en a, et dans une proportion exacte avec la révolution qu’il éprouve dans ses humeurs, et selon qu’il a été plus ou moins affecté de l’injure qu’il a reçue, et de l’intention qu’on a eu en lui faisant injure.

Les injures, dit mon oncle Tobie, ne partent que du cœur.

C’est pour cela, continua mon père, avec la gravité de Miguel de Cervantes, que j’ai toujours eu la plus grande vénération pour un grand homme, docteur Slop, que vous ne connoissez pas, et qui, dans la défiance qu’il avoit de sa propre discrétion sur ce point, écrivit à son loisir une espèce de dispensaire à ce sujet. — Il y indiqua toutes les espèces de juremens, d’imprécations, de malédictions, dont on pouvoit faire usage dans les circonstances, depuis la plus légère provocation jusqu’à la plus vive qu’on pût exciter. — Dès qu’il l’eut fait, revu, corrigé et augmenté, il en déposa le cahier sur une des tablettes de sa cheminée, à une hauteur où il pouvoit facilement atteindre, afin de le pouvoir toujours consulter au besoin.

— Bon, bon ! dit le docteur Slop, une pareille chose n’est jamais venue à l’idée de personne, et elle a encore été moins exécutée.

— Pardonnez-moi, reprit mon père, j’en lisois encore ce matin des passages, quoique sans besoin, pendant que le frère Tobie versoit le thé. J’en ai là une copie sur ma tablette… Mais, si je m’en ressouviens bien, cela est trop fort, trop violent pour une coupure au pouce.

— Trop violent ? dit le docteur Slop, point du tout. Je voudrois que le diable tordît le cou à ce drôle-là.

— En ce cas, dit mon père, elle est à votre service. Mais j’y mets une condition ; c’est que vous lirez haut.

Mon père se leva et chercha aussitôt le papier dont il parloit. — C’étoit une formule d’excommunication qu’il s’étoit procurée pour enrichir la collection curieuse dont il s’occupoit depuis long-temps. Elle avoit été écrite par Ernulphe, évêque de Rochester. Il s’en étoit fait faire une copie exacte sur l’original. —

Sa recherche ne fut pas longue ; il mit aussitôt la main sur le papier, et avec un sérieux affecté dans le regard et dans la voix, avec un ton qui auroit pu cajoler Ernulphe lui-même, il le remit au docteur Slop. Le docteur Slop enveloppa son pouce dans le coin de son mouchoir, et avec un œil de côté, quoique sans soupçon, il se mit à lire tout haut. Et que faisiez-vous pendant ce temps-là, vous, mon cher oncle Tobie ? On le devine. Vous siffliez votre lilaburello tout aussi haut que vous le pouviez. Courage ! mes enfans, et les choses iront bien.