Vie et opinions de Tristram Shandy/2/23

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 53-63).



CHAPITRE XXIII.

L’Excommunication.


« De l’autorité de Dieu tout-puissant, le père, le fils et le saint-esprit, et des saints canons, et de la sainte et immaculée vierge Marie, mère de notre Sauveur. »

Mais je pense, dit le docteur Slop, en parlant à mon père, et en laissant tomber le papier sur ses genoux, qu’il n’est pas fort nécessaire que je la lise tout haut. Il y a si peu de temps que vous l’avez lue, qu’elle vous ennuieroit… D’ailleurs, je ne vois pas que le capitaine Shandy se soucie infiniment de l’entendre… Je la lirai bien en moi-même. Point du tout, s’il vous plaît, dit mon père ; cela est contraire au traité, et j’entends qu’il s’exécute… Et puis il y a quelque chose de si particulier, de si bizarre, surtout vers la fin, que je serois fâché de perdre le plaisir d’une seconde lecture. — Le docteur Slop n’avoit pas encore tout-à-fait consenti à la faire, que mon oncle Tobie cessa de siffler son lilaburello, et lui offrit de lire en sa place… Mais le docteur Slop, au risque de le voir reprendre le dessus avec son air favori, aima mieux lire lui-même, que d’accepter sa proposition. Le voilà donc qu’il élève le papier au niveau de ses yeux… Voilà aussi mon oncle Tobie qui siffle à mi-ton son ariette… et voilà enfin le docteur Slop, qui, au bruit de cet accompagnement, reprend sa lecture.

« De l’autorité de Dieu tout-puissant, le père, le fils et le saint-esprit, et des saints canons, et de la sainte et immaculée vierge Marie, mère de notre Sauveur, et de toutes les vertus célestes, anges, archanges, trônes, dominations, puissances, chérubins et séraphins, et de tous les saints, patriarches, prophètes, et de tous les apôtres et évangélistes, et des saints innocens, qui, dans la vue de l’agneau saint, sont dignes de chanter les nouveaux cantiques des saints martyrs et des saints confesseurs, et des vierges saintes, et de tous les saints ensemble, avec les saints élus de Dieu…

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Puisse (Obadiah, pour avoir fait ces nœuds) être damné ! Nous l’excommunions, l’anathématisons, et chassons de la sainte église de Dieu.

Puisse le Père, qui créa l’homme, le maudire ! puisse le Fils, qui souffrit pour nous, le maudire ! Puisse le Saint-Esprit, qui nous régénéra par le baptême, le maudire ! (C’est Obadiah, disoit le docteur Slop.) Puisse la sainte croix, sur laquelle notre Seigneur Jesus-Christ monta pour notre salut, et triompha de ses ennemis, le maudire !

Puisse la sainte et éternelle vierge Marie, mère de Dieu, le maudire !… Puisse Saint-Michel, l’avocat de saintes ames, le maudire ! Puissent tous les anges et tous les archanges, les dominations et les puissances, et toutes les armées célestes, le maudire !… » Nos troupes juroient diablement fort en Flandre, dit mon oncle..... mais ce n’est pas de cette façon. Pour moi, je n’aurois pas seulement voulu maudire mon chien ».

« Puisse Saint-Jean le précurseur, et Saint-Jean-Baptiste, et Saint-Pierre et Saint Paul, et tous les Apôtres de notre Seigneur Jesus-Christ, le maudire ! (Obadiah) ! Et puissent le reste de ses disciples, et les quatre évangélistes, qui par leurs prédications, ont converti l’Univers… Et puisse la sainte et merveilleuse compagnie des martyrs et des confesseurs, qui, par leurs saintes œuvres, ont trouvé grâce auprès de notre Seigneur Dieu tout-puissant, le maudire ! (Obadiah.)

Puisse le cœur sacré des vierges saintes, qui, pour la gloire de Jesus-Christ, ont méprisé les vanités de ce monde, le damner !

Puissent tous les saints, qui, depuis le commencement du monde jusqu’à la fin des siècles, seront aimés de Dieu, le damner !

Puissent le ciel et la terre, et toutes les choses saintes qu’ils renferment, le damner ! » (Obadiah), dit le docteur Slop ; car c’est toujours lui que j’entends.

— Mais si ce n’étoit pas lui qui eût fait ces nœuds, lui dit mon père ?

— Cela est égal, dit le docteur Slop. Au pis aller, je dirige mon intention sur la maudite main qui les a faits. À la bonne heure, reprit mon père. — Et mon oncle Tobie fredonnoit toujours son air.

» Puisse-t-il être maudit par tout où il sera, reprit le docteur Slop, dans la maison, dans l’écurie, dans le jardin, dans les champs, sur le grand chemin, dans les sentiers, dans les bois, dans l’eau, dans l’église !

Puisse-t-il être maudit en vivant, en mourant !

Puisse-t-il être damné en mangeant, en buvant, qu’il ait faim ou soif, qu’il jeûne, qu’il dorme, qu’il sommeille légérement, qu’il se promène, qu’il s’arrête, qu’il s’asseye, qu’il se couche, qu’il travaille, qu’il se repose, etc. etc. etc !

Puisse-t-il (Obadiah) ! être maudit dans toutes les facultés de son corps !

Puisse-t-il l’être dans l’intérieur et à l’extérieur !

Puisse-t-il être damné dans ses cheveux, dans sa tête !… »

Diantre ! dit mon père, ceci est terrible.

« Dans ses tempes, reprit le docteur Slop, dans ses oreilles, dans ses sourcils, dans ses yeux, dans ses joues, dans ses mâchoires, dans ses narines, dans ses grosses et petites dents, dans ses lèvres, dans sa gorge, dans ses bras, dans ses épaules, dans ses poignets, dans ses doigts, dans sa bouche, dans son sein, dans son cœur, dans son estomac, dans ses entrailles !

Puisse-t-il être damné dans ses reins, dans ses aines !… »

Dans ses aines ! À Dieu ne plaise ! s’écria mon oncle Tobie….

» Dans ses cuisses, reprit le docteur Slop, dans ses… (mon père ne put s’empêcher de sourire) dans ses hanches, ses genoux, ses jambes, ses pieds, ses orteils, ses ongles.

Puisse-t-il être maudit dans toutes les jointures et articulations de ses membres, depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds ! Puisse-t-il n’avoir rien de sain dans tout son corps !

Puisse le fils du Dieu vivant !… »


Mon oncle Tobie ne laissa pas achever le docteur Slop… En se jetant sur le dos de son fauteuil, il poussa un sifflement d’une si longue tenue, et d’une modulation si plaintive, que le docteur Slop en fut interrompu.