Vie et opinions de Tristram Shandy/2/63

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 163-196).



CHAPITRE LXIII.

La prise de Strasbourg, conte.


On respiroit la fraîcheur délicieuse d’une des plus belles soirées du mois d’août, lorsqu’un étranger, monté sur une mule, entra dans la ville de Strasbourg. Il portoit en croupe une petite valise qui renfermoit quelques chemises, une paire de souliers de maroquin, et une culotte de satin cramoisi ; c’étoit-là tout son bagage. Halte-là, lui dit le soldat qui montoit la garde à la porte : d’où venez-vous ? où allez-vous ? — D’où je viens, mon ami ? connois-tu le Cap des Nez ? eh bien ! c’est de-là que je viens, et je vais à Francfort. Je repasserai ici dans un mois, pour aller sur les frontières de la Tartarie-Crimée. La sentinelle leva les yeux sur l’étranger, et le regarda fixement : je n’avois jamais vu un pareil nez !… — Tu t’étonnes ! va, il m’a procuré d’heureux hasards. Je le crois, dit la sentinelle… Je t’en souhaite autant.

Tout en disant cela, le cavalier, en dégageant son poignet d’un ruban noir où pendoit un court cimeterre, coula légèrement un florin dans la main de la sentinelle. Je suis fâché, dit le soldat à un petit tambour bancroche, qui étoit présent, que ce galant homme ait perdu le fourreau de son sabre. Il lui en faut un absolument, et l’on est si mal-adroit ! Je n’en ai pas besoin, reprit l’étranger, dont la mule alloit si doucement qu’il avoit tout entendu.

Je porte mon cimeterre nu, dit-il en le levant en l’air, pour qu’il soit plutôt prêt à défendre mon nez.

Ma foi, il en vaut bien la peine, dit la sentinelle.

Fi donc, reprit le petit tambour bancroche, ne vois-tu pas que c’est un nez de carton ?

À d’autres, répliqua la sentinelle ; c’est parbleu un nez comme le mien, excepté qu’il est six fois plus gros.

Mais je l’entend qui craque, dit le petit tambour bancroche.

Et moi, je le vois qui rougit, dit la sentinelle.

Bon ! nous sommes tous les deux de grands sots de n’y avoir pas touché, nous saurions à présent ce que c’est.

Tandis que la sentinelle et le tambour bancroche se disputoient, une querelle pareille s’étoit élevée entre un trompette et sa femme, qui s’étoient arrêtés par hasard pour considérer le nez de l’étranger.

Bénédiction, quel nez ! s’écria la femme ; il est aussi long qu’une trompette.

Aussi est-il de cuivre dit le trompette.

De cuivre ? comme je danse…

Oui, parbleu de cuivre, reprit le mari ; on peut en juger par le bruit de ses éternumens.

Eh bien ! j’en aurai le cœur net, reprit la femme ; je ne me coucherai pas que je n’y aie mis la main.

Oui-dà ! dit l’étranger, qui alloit toujours tout doucement, oui !… dit-il, en laissant tomber la bride sur le cou de sa mule, et croisant ses mains sur sa poitrine. Non, non, poursuivit-il en levant les yeux au ciel, non, non : le monde m’a trop maltraité, pour que je laisse prendre cette conviction à qui que ce soit. J’en fais vœu ; personne ne me tâtera le nez tant qu’il me restera assez de force pour….

Pourquoi ? s’écria la femme d’un bourgmestre qui passoit, suivie d’un petit laquais.

Et vous aussi, madame, vous voudriez me tâter le….

Au reste, il ne fit pas la moindre attention à ce que lui dit la femme du bourgmestre. Il étoit occupé, pendant qu’elle parloit, à faire un vœu à Saint-Nicolas. Son vœu fait, il decroisa ses mains, reprit la bride de sa mule, et son cimeterre suspendu, il s’achemina au petit pas dans les rues de Strasbourg, jusqu’à ce qu’enfin le hasard le conduisît à la porte d’une grande auberge, sur la place du marché, vis-à-vis d’une église.

À peine l’étranger fut-il descendu, qu’il fit mettre sa mule à l’écurie. Il fit ensuite porter sa valise dans sa chambre ; il en tira une chemise et la mit ; il en tira sa culotte de satin et la mit ; il en tira la frange d’argent qui s’y ajustoit, il l’y ajusta ; il se chaussa. Ainsi habillé, son cimeterre au poing et nu, il sortit et alla se promener sur la place d’armes.

Il en avoit déjà fait trois fois le tour, lorsqu’il aperçut la femme du trompette qui venoit à sa rencontre. Oh ! oh ! dit-il, elle a des desseins… évitons-la. Il retourna sur ses pas et revint précipitamment à son auberge, remit ses habits dans sa valise et demanda sa mule pour partir.

Je vais à Francfort, dit-il à son hôte, et vous me reverrez d’aujourd’hui en un mois : puis caressant sa mule et mettant le pied à l’étrier, je m’imagine, poursuivit-il, que vous en avez eu bien soin ; la pauvre bête ! elle est bien fatiguée : voilà plus de six cents lieues que je lui fais faire.

Ma foi ! dit l’aubergiste, c’est un long voyage, et à moins que l’on ait des affaires bien intéressantes… Moi ! point du tout, répondit l’étranger, c’est la curiosité seule qui me conduit. Je voulois voir le Cap-des-Nez dont j’ai entendu parler. Je l’ai vu ; et vous voyez vous-même que je n’ai pas perdu mon temps : j’en ai rapporté un qui est assez beau.

Il n’avoit pas besoin de le faire observer ; l’hôte et l’hôtesse n’avoient pas détourné les yeux de dessus.

Par Sainte-Radegonde ! s’écrioit celle-ci en elle-même, les douze plus beaux nez de Strasbourg ne valent pas le sien ! Mon ami, dit-elle à l’oreille de son mari, conviens que c’est-là un fier nez.

Allons donc, dit-il ! es-tu assez sotte pour ne pas voir que c’est un nez postiche ?

Oh pardi ! reprit-elle, avec la permission de monsieur…

Pardon, madame, dit l’étranger ; je vois ce que vous désirez ; mais j’ai fait vœu à Saint-Nicolas que qui que ce soit ne touchera à mon nez, jusqu’à ce que…

Puis il piqua des deux, et partit sans dire un mot de plus.

Il n’avoit pas fait une demi-lieue, que tout étoit en rumeur dans la ville de Strasbourg. On sonnoit complies ; les cloches appeloient de toutes parts les Strasbourgeois ; aucun ne les entendoit. Les hommes, les femmes, les enfans couroient çà et là, pêle-mêle, allant, venant, se heurtant, se croisant à cette porte, à celle-ci, à celle-là, à cette autre, dans cette rue, dans cette place. L’avez-vous vu ? Qui est-ce qui l’a vu ? ce n’est pas moi ; ni moi, qui donc ?

Je n’en sais rien.

J’étois à vêpres.

Je savonnois.

Je repassois.

J’épluchois la salade.

Je portois le souper au four.

Je couchois les enfans.

C’est ainsi que toutes les comères de Strasbourg déploroient leur disgrace chacune sur son ton. Hélas ! je ne l’ai pas vu, je ne le verrai jamais. Je ne sais pas ce que je donnerois, dit une assez jolie marchande, pour avoir été dans ce moment la femme du trompette.

Et moi le trompette.

Et moi la sentinelle.

Et moi le petit tambour bancroche.

Et moi l’aubergiste.

Et moi sa femme.

Et moi la bourgmestre.

Et ces cris de désespoir retentissoient dans tous les coins de Strasbourg.

Mais tandis que cette confusion régnoit dans les têtes Strasbourgeoises, notre héros, sans songer qu’il fût seulement question de lui dans cette grande ville, continuoit sa route vers Francfort : ce n’étoit pourtant pas sans être agité de quelque inquiétude. Il lui échappoit de temps-en-temps des propos interrompus qu’il tenoit tantôt à sa mule, tantôt à lui-même, tantôt à sa Julie.

Ô ! ma Julie, s’écrioit-il, ma chère et tendre Julie !

Mais va donc, et laisse-là ce chardon…

Comment un rival a-t-il pu m’enlever ce bonheur que tu me promettois, et dont j’étois sur le point de jouir ?

Encore ! allons, marche ; tu en mangeras mieux ce soir.

Malheureux que je suis ! banni de ma patrie, éloigné de mes amis, séparé de toi, fatigué, harrassé….

Un peu plus vîte donc, kt, kt, kt…

À quel état suis-je réduit ! je n’ai maintenant pour toutes choses que deux chemises, une paire de souliers qui ne sont pas trop bons, et ma culotte de satin cramoisi… Ô ma Julie ! et je vais à Francfort ! pourquoi plutôt là qu’ailleurs… Ah ! sans doute qu’une main invisible me conduit dans tous ces détours.

Holà donc, holà ! tu buttes ? Par Saint-Nicolas ! si tu ne vas que de ce train, nous ferons bien quatorze lieues en quinze jours. Allons, ma mie, allons.

Y aura-t-il donc enfin quelque bonheur pour moi ? cesserai-je d’être le jouet de la fortune et de la calomnie. Chassé par l’un, accusé par l’autre… Mais pourquoi ne suis-je pas resté à Strasbourg ? la justice… ô Julie !…

Mais que diable as-tu donc à dresser ainsi les oreilles ? eh ! va, ce n’est qu’un homme qui passe.

Voilà comme l’étranger s’entretenoit, chemin faisant avec sa mule, sa Julie et lui-même. Il aperçut une auberge, et mit pied à terre. Ayez soin de ma mule, dit-il au garçon, et que l’on me donne une chambre et à souper. Le voyageur soupa et se mit au lit à dix heures précises ; à dix heures quatre minutes il ronfloit d’importance.

Quelle différence à Strasbourg ! ce ne fut qu’à minuit que le calme avoit succédé au tumulte excité par l’apparition de l’étranger. Mais quel calme ! on étoit couché et l’on ne dormoit pas. L’abbesse de Quedleimbergh qui étoit venue à Strasbourg avec les quatre grandes dignitaires de son chapitre, la doyenne, la prieure, la chevecière et la première chanoinesse, pour consulter l’université sur un cas de conscience relatif à la fente de leurs jupes, passa la nuit fort mal à son aise.

Le nez merveilleux de l’étranger s’étant juché sur la glande pinéale de son cerveau, il remua si vivement son imagination ; celle des quatre grandes dignitaires en fut tellement agitée, que ni les unes ni les autres ne purent fermer l’œil ; pas une des parties de leur corps ne resta tranquille.

Les pénitentes du tiers-ordre de Saint-François, les filles du Calvaire, les prémontrées, les clunistes, les chartreuses, et toute la gente cloîtrée qui respiroit cette nuit sous les cilices, furent encore plus inquiétées que l’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires ; elles ne firent que virer, tourner et mouver dans leurs lits. On eût dit qu’elles étaient ardées du feu saint Antoine. Les ursulines furent plus prudentes ; elles ne se couchèrent point.

Jamais un tel sujet d’inquiétude et d’insomnie, jamais impatience d’en connoître la cause n’avoit aussi puissamment remué les Strasbourgeois, depuis que Martin Luther avec sa doctrine avoit bouleversé la ville sens-dessus-dessous. Ajoutez encore que la sentinelle, le petit tambour bancroche, le trompette et la femme du trompette, et la femme du bourgmestre, s’étoient prodigieusement écartés les uns des autres dans la description de ce qu’ils avoient vu. Ils ne s’étoient accordés que dans ces deux points ; c’est que l’étranger étoit allé à Francfort, et qu’il en reviendrait dans un mois, et que, soit que son nez fût réel ou feint, il n’avoit pas besoin de cet ornement pour être l’homme le plus beau, le mieux fait, le plus honnête, le plus généreux et le plus aimable qui eût jamais passé les portes de Strasbourg. On l’avoit vu de bien des façons, trottant sur sa mule, marchant dans la rue, son cimeterre suspendu à son poignet ; on l’avoit vu se promener sur la place de la parade avec sa culotte de satin cramoisi, et partout on lui avoit remarqué un air si doux, si modeste, et surtout si noble… Je ne suis plus fille depuis long-temps, dit la bourguemestre ; mais je sais bien que si je l’eusse été, il n’auroit tenu qu’à lui de me faire courir de grands hasards.

L’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires ne purent tenir à l’impatience de satisfaire leur curiosité. L’après-midi, elles envoyèrent chercher la femme du trompette. Elle couroit les rues, la trompette de son mari à la main ; il ne fut pas difficile de la trouver ; elle vint ; elle avoit déjà dressé tout l’appareil de sa théorie.

Ô Athènes ! qu’as-tu à comparer à ces deux orateurs ? la sentinelle et le tambour bancroche, établis sous les portes de Strasbourg, mettoient infiniment plus de pompe dans la relation de ce qu’ils avoient vu, que Crantor et Chrysippe n’en mirent jamais dans les leçons si vantées qu’ils donnoient sous les portiques.

L’aubergiste les imitoit sur le seuil de sa porte, tandis que sa femme, retirée dans sa chambre, ne faisoit part de ce qu’elle savoit qu’à des personnes plus choisies. Enfin, les Strasbourgeois couroient de toutes parts à l’instruction, et les Strasbourgeois furent instruits.

Dès que la femme du trompette eut satisfait la curiosité de l’abbesse de Quedleimbergh, elle alla s’établir sur des trétaux qu’elle avoit fait dresser sur la grande place, et elle fit un tort infini aux autres harangueurs.

Mais tandis qu’à Strasbourg tous ceux qui vouloient s’instruire cherchoient à descendre dans le puits où la vérité tient sa cour, les savans faisoient leurs efforts pour en faire sortir la déesse. Ce n’est point aux faits qu’ils avoient recours pour la faire remonter ; ils raisonnoient. L’histoire du nez faisoit jaser tout le monde ; on vouloit au moins deviner, si l’on ne pouvoit prouver. Ceux qui se flattoient d’y mieux réussir, étoient les héros de la faculté. Ils se vantoient d’avance d’un succès assuré. Mais malheureusement ils dissertèrent d’abord sur les tumeurs et toutes les excroissances loupiologiques, etc. ; et ils s’égarèrent si bien, qu’il ne leur fut plus possible de se rallier.

L’un d’eux cependant démontra, d’une manière très-satisfaisante, qu’une masse aussi dodue et aussi énorme de matière hétérogène n’auroit pu se former et se conglutiner sur le nez d’un enfant encore dans l’utérus, sans détruire la balance statique du fœtus. Il auroit, disoit-il, nécessairement perdu son équilibre.

J’accorde le principe, dit un autre ; mais je nie la conséquence.

C’est bientôt dit, reprit le premier ; mais vous ne pouvez nier que s’il n’y avoit pas dès les premiers momens de la conception une quantité suffisante de veines, d’artères, de canaux qui vivifiassent un pareil nez, il n’auroit jamais été possible qu’il pût prendre de l’accroissement.

Une longue dissertation sur la digestion, la nutrition, sur ses effets, sur l’extension qu’elle procure aux vaisseaux, sur l’accroissement des corps musculaires, etc. etc., servit de réponse à cet argument. On poussa même le raisonnement jusqu’à affirmer que rien n’empêchoit que le nez d’un homme ne devînt aussi gros que le reste de son corps.

Quelle sottise ! répondit un autre docteur ; cela ne pourra jamais se réaliser tant que l’homme n’aura qu’un estomac et deux poumons : car enfin, si l’estomac est le seul organe que la nature ait destiné pour recevoir les alimens, pour les convertir en chyle : si les deux poumons sont également les seuls viscères qui opèrent la sanguification, il n’est pas possible qu’ils fassent plus que la nature ne l’a déterminé… Ils sont d’une forme et d’une force que la nature a irrévocablement fixées ; ils ne peuvent former qu’une certaine quantité de sang dans un temps donné, etc… delà il est évident que si le nez d’un homme étoit aussi gros que son corps, il s’ensuivroit que l’homme ou son nez tomberoit en putréfaction. Le nez se sépareroit de l’homme, ou l’homme de son nez : répondez à cela.

Si j’y réponds ! La nature s’accommode à tout. Eh ! sans cela, que diriez-vous d’un bon estomac et de deux excellens poumons qui appartiendroient à un homme à qui l’on auroit coupé les jambes et les bras. Diriez-vous que l’estomac et les poumons seroient diminués de force et de volume ? Vous ne le diriez pas : eh bien ! ce n’est pourtant plus là un homme, ce n’est que la moitié d’un homme tout au plus.

Soit. Mais un pareil homme doit nécessairement mourir d’une pléthore, d’une hémorrhagie, ou de consomption.....

L’expérience prouve le contraire.

Eh ! que me fait l’expérience contre la théorie ? l’expérience a tort.

Ainsi se séparèrent les docteurs de la faculté.

Les naturalistes, ces hommes modestes qui, à l’exception d’eux-mêmes, ne parlent de personne, se mirent aussi de la partie, et voulurent à leur tour surprendre la nature sur le fait, en rendant compte de la longueur et de la grosseur de ce nez si fameux. Ils allèrent d’abord assez long-temps de concert dans leurs recherches. Ils posèrent pour principe que toutes les parties constitutives de l’homme étoient exactement proportionnées aux fonctions particulières qu’elles doivent avoir relativement à toute la machine. Cet axiome passa tout d’une voix et par acclamation. Mais tout d’une voix aussi ils convinrent qu’il y avoit de la variation dans ces proportions. Le correctif fut qu’au moins dans ces variations la nature ne s’écartoit de ses loix primitives que jusqu’à un certain point.

Sans doute, disoit-on, la nature est comme renfermée dans un cercle… Il ne s’agit que d’en déterminer le diamètre.

Tout cela étoit très-bien, très-savamment, très-profondément, très-philosophiquement raisonné ; mais quand il fallut mesurer le diamètre, ces messieurs se trouvèrent sans compas.

Les logiciens, et cela devoit être, s’écartèrent beaucoup moins du sujet que les physiciens et les médecins. Ils commençoient et finissoient toujours leurs argumens et leurs réponses par le mot même, qui exprimoit l’objet dont il étoit question. On ne pouvoit pas l’oublier ; et sans une pétition de principe qui tomba, je ne sais comment, dans l’esprit de l’un d’eux, c’en étoit fait ; la chose eût été déterminée dans une séance.

Mais, dit-il inopinément, vous parlez d’un saignement de nez : un nez ne peut saigner s’il n’y a du sang ; encore faut-il qu’il y circule. Atqui, la mort n’étant autre chose qu’une cessation absolue du mouvement du sang… Nego minorem, reprit brusquement un antagoniste. Je soutiens que la mort est la séparation de l’ame et du corps.

Oui ?… et moi je ne suis point d’accord sur ce principe.

Eh bien ! ne disputons point que nous ne nous y soyons mis.

La chose en reste-là, et le nez ne fut pas encore expliqué par ces messieurs.

Les gens de loi voulurent aussi résoudre la difficulté. Ils n’y virent que des motifs de déployer la rigueur des loix. Commençons toujours par décréter le Quidam de prise de corps, et puis nous verrons.

De deux choses l’une, disoient-ils ; ou son nez est réel, ou il est faux. S’il est réel, on ne peut légalement le souffrir dans la société civile, parce qu’il en trouble l’ordre et l’harmonie : si, au contraire, il est faux, c’est en imposer à la société, cela mérite encore moins d’indulgence ; ainsi décrétons.

Il s’éleva une question : ce fut de savoir s’il ne seroit pas plus judicieux de porter le décret contre le nez, quel qu’il fût, que contre celui qui en étoit le malheureux ou le fortuné porteur.

Il y eut de longs débats sur ce point, et des pour et contre très-érudits. La proposition fut rejetée par la loi 44, §. 1. ad leg. qui rend les maîtres responsables des délits de leurs domestiques.

Halte-là, s’écrièrent quelqu’autres jurisconsultes ; on met ici trop de rigueur, et ce n’est pas le cas d’un décret.

Non ?… certainement, et la raison en est simple. L’étranger ne s’est pas caché. N’a t-il pas dit expressément qu’il étoit allé au Cap des Nez, et qu’il en avoit rapporté celui-là ? si l’on décrétoit tous les voyageurs qui rapportent des choses curieuses ou utiles des pays où ils vont, personne ne sortiroit de chez soi. L’intérêt de la société s’oppose donc ici au décret en question.

Mais c’est une sottise que l’étranger a débitée. Il n’existe dans l’univers aucun coin de terre, aucun promontoire qui soit connu sous le nom de Cap des nez.

Qui vous l’a dit ?

Les géographes.

Ils n’en parlent pas.

Et c’est pourquoi je les cite : je m’en rapporte à leur silence.

Le Bâtonnier, homme mûr, réfléchi et le plus habile, comme de raison, d’entre tous les habiles, crut pouvoir décider la chose par une ample dissertation sur les phrases proverbiales. Elles ont, dit-il, un sens allégorique qu’il faut toujours considérer. Exemple : Autant en emporte le vent. Le vent emporte bien des choses ; cependant cette phrase ne s’entend ici que d’un discours qui a glissé sur l’esprit des auditeurs, sans y faire d’impression ; c’est ce que j’ai éprouvé bien des fois dans mes plaidoieries. Eh ! pourquoi ne voudroit-on pas que le Cap des Nez, dont a parlé l’étranger, ne signifiât autre chose dans son entendement, si ce n’est que la nature lui a fait présent d’un nez extraordinaire ? et sur cela l’orateur cite une foule de lois qui alloient faire passer son opinion comme si elle eût été une loi elle-même. Mais il en étoit de ces lois comme des propriétés qu’il avoit données au vent. Il les mettoit à tout. On s’aperçut qu’il venoit de s’en servir pour prouver qu’un chanoine de la cathédrale ne pouvoit s’empêcher de payer certains bons offices dont une jeune fille réclamoit le salaire..... Il fut hué, et l’assemblée se sépara jusqu’au lendemain.

Les deux universités de Strasbourg avoient déjà commencé l’affaire de l’abbesse de Quedleimbergh et de ses quatre grandes dignitaires. Elles en attendoient la solution ; mais l’histoire du jour l’emporta.

Toutes les presses de la ville gémissoient déjà sous les écrits des savans ; on ne chantoit pas d’autres chansons dans les rues ; on ne voyoit pas d’autres estampes que celle du nez. Mais on soupiroit avec ardeur après le jugement des universités ; et l’on se seroit donné au diable pour savoir d’avance ce qu’elles décideroient.

Cela est au-dessus du sens commun, disoient quelques docteurs.

Point du tout, répondoient les autres, cela est au-dessous.

C’est un article de foi, disoit l’un. Tarare ! disoit l’autre.

La chose est impossible, s’écrioit un cinquième. Non, répliquoit un autre.

Mais le pouvoir de Dieu est infini, dit un Nézarien ; il peut tout.

Il ne peut rien de contradictoire, répondoit un anti-Nézarien

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Parbleu ! disoient les premiers, Dieu peut faire un nez aussi long, aussi gros, aussi gros que le clocher de Strasbourg….

Les anti-Nézariens soutinrent qu’il étoit impossible qu’un homme pût porter un nez de cinq cent soixante-quinze pieds de long.

Mais s’il étoit horizontal.....

Mais s’il ne l’étoit pas.

Oh ! si, si, si, si, si, si.....

Il s’éleva une nouvelle dispute sur l’étendue et sur les bornes de la puissance divine. On alla si loin qu’il ne fut plus question de l’objet ; le nez de l’étranger n’étoit plus qu’une frégate lancée dans le golfe de la théologie scholastique.

L’imagination des Strasbourgeois ne s’alluma que plus vivement par la confusion qui régnoit dans toutes ces discussions. Plus elles étoient obscures, plus elles les jetoient dans l’enthousiasme.

Leurs docteurs embarqués sur le vaste océan des sciences, et entraînés par la force des courans contraires, étoient précisément comme Pantagruel et ses compagnons qui cherchoient l’oracle au fond d’une bouteille, et qui attendoient sur le rivage le succès de quelque heureuse entreprise.

Pauvres Strasbourgeois ! qu’aviez-vous de mieux à faire ? comment sortir de cet embarras ? je ne vous ferai point de reproches sur votre résignation docile à l’attente des événemens. Pauvres Strasbourgeois ! moi ! je ne veux faire que votre éloge.

Quelle est la ville dont tous les habitans, tourmentés par la curiosité, eussent souffert la soif et la faim, et n’eussent dormi de huit jours, comme vous eûtes alors le courage de le faire ?

Le voyageur avoit promis de repasser par Strasbourg le trentième jour. — Sept mille carosses, (Slawkembergius s’est sans doute trompé dans ses caractères numériques) sept mille carosses, quinze mille charettes, vingt mille cabriolets chargés de préteurs, de conseillers, de syndics, de bourgmestres, d’avocats, de procureurs, de médecins, de chirurgiens, d’apothicaires, de docteurs, d’abbés, de prêtres, de nonnes, de béguines, de veuves, de femmes, de filles, de moines, de chanoines, l’abbesse de Quedleimbergh ouvrant la marche avec ses quatre grandes dignitaires dans une calèche, le fretin suivant pêle-mêle, à pied, à cheval, les uns conduits, les autres entraînés, quelques-uns voguant sur le Rhin, tous levés avant le soleil, sortirent de la ville pour aller au-devant de l’étranger.

L’impatience avoit calculé le temps qu’il devoit mettre pour arriver à l’endroit où il étoit attendu. Midi sonne, il ne paroît point. — Il aura sans doute retardé son départ de quelques heures. — On le verra sûrement avant la fin du jour. Mais la nuit approche, et il ne paroît point encore ? que faire ? couchera-t-on au bivouac ? eh ! pourquoi pas ? la nuit se prépare à être belle.

Mais, s’écrie Slawkembergius, je touche ici au dénouement de cette aventure. Il n’est point de conte bien organisé qui n’ait sa prostase, son épistase, sa catastase, sa catastrophe ou sa péripétie ; ainsi le veut Aristote, et ce qui est pour moi une loi bien plus impérieuse, ainsi le veut le sens commun…

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Et l’on ne niera pas sans doute que depuis l’instant où les savans de tous les ordres se mettent à disputer jusqu’à ce que les docteurs fourrés s’embarquent à corps perdu en laissant les pauvres Strasbourgeois en détresse sur la rive, ne soit une belle et bonne catastase. Les incidens sont, grâces à Dieu, assez embrouillés pour qu’il soit temps que l’orage creve au dernier acte : et voici où il commence.

C’est au départ des bons Strasbourgeois qui vont gaiement attendre l’étranger sur la route de Francfort, et qui déjà s’ennuient de ne le pas voir arriver. Pour lui il faut bien, ainsi que le prescrit Aristote, que je le tire du labyrinthe où je l’ai plongé, et que je le remette dans un état de repos et de tranquillité où ses discours ont fait juger qu’il n’étoit pas.

Pendant qu’il chicanoit sa mule sur de petites génuflexions qu’elle faisoit de temps-en-temps, et qu’il gagnoit son auberge aussi vîte qu’elle pouvoit aller, un autre voyageur faisoit hâte pour arriver à Strasbourg. — Parbleu ! dit-il en lui-même, après avoir trotté pendant une lieue, je suis un grand sot ! à quoi donc pensé-je. Je n’arriverai jamais ce soir à la capitale de l’Alsace, à cette ville fameuse où à cela près des tambours, il y a la plus belle garnison du monde. Bête que je suis ! eh ! quand je serois actuellement à la porte, m’y laisseroit-on entrer en donnant même un ducat ? J’en donnerois deux que je ne passerais pas. Je serois bien nigaud : retournons plutôt coucher à l’auberge que j’ai vue là-bas. Il tourne bride aussitôt, marche et arrive à l’enseigne où notre héros s’étoit arrêté.

— Ma foi, monsieur, nous n’avons que de la choucroûte et du pain… Nous avions bien une demi-douzaine d’œufs, mais un voyageur qui est arrivé avant vous en a fait faire une omelette.

Eh, morbleu ! j’ai plus besoin de dormir que de manger.

Sur ce pied là, dit l’hôte, je suis votre homme ; je me flate d’avoir ici le lit le plus mollet qu’il y ait dans toute l’Alsace. Je voulois d’abord le donner à l’étranger.

Ma fime, dit Jacinte, il a le nez si gros et si long… Comment… est-ce qu’il a une fluxion… Je ne sais, mais ça fait peur… Ô ciel ! s’écria l’étranger, seroit-ce une fausse lueur d’espérance. Répète, ma fille ce que tu viens de me dire… N’est-ce point un badinage ? Non, monsieur, non, dit l’hôte, c’est un nez merveilleux. Juste ciel ! grâces te soient rendues : tu me conduis enfin au bout de ma course ; c’est lui, oui, c’est lui, je n’en doute pas ; c’est Dom Diègue, dit le frère de la belle Julie.

Il avoit accompagné sa sœur depuis Valladolid jusqu’en France, en traversant les Pyrénées : mais les fatigues qu’elle avoit essuyées, jointes à l’inquiétude qui la tourmentait sur le sort de son amant, lui avoient causé une maladie qui l’arrêta à Lyon. À peine lui étoit-il resté assez de force pour écrire à son cher Diégo. Elle avoit remis la lettre à son frère, en le conjurant de ne jamais la revoir qu’il ne l’eût remise à son amant.

Fernandès se coucha : l’édredon qui composoit le lit le plus mollet de l’Alsace, s’étoit rassemblé en une telle multitude de petites boules, qu’il ne put dormir de toute la nuit. Il se leva au point du jour. Diego se trouva éveillé aussitôt que lui, et par une belle aurore, il lui remit la lettre de sa sœur.


Seigneur Diégo,

Que les soupçons que m’inspire votre déguisement soient fondés ou non, c’est ce qui m’inquiète le moins dans ce moment. Il me semble qu’il doit vous suffire que je n’aie pas la force de les supporter plus longtemps.

Que je vous connoissois mal, quand je vous fis dire par ma Duegne de ne plus reparoître sous ma jalousie ! mais que je vous connoissois bien peu, ô Diégo ! lorsque je m’imaginois que vous seriez resté à Valladolid pour dissiper mes doutes !… Deviez-vous donc m’abandonner parce que je m’étois trompée ? et soit que mes craintes fussent imaginaires ou réelles, deviez-vous ainsi prendre les choses à la lettre, et me livrer au plus affreux désespoir ?

Mon frère vous dira combien j’ai souffert ; il vous dira combien je me suis repentie du message indiscret dont j’avois chargé ma Duègne. Il vous dira que je volai avec précipitation à ma jalousie : vous saurez, par lui, avec quelle constance j’y restai pendant plusieurs jours appuyée sur mes deux coudes, les yeux immobiles et tournés du côté par où vous aviez coutume de vous y rendre.

Il vous dira que les forces abandonnèrent votre Julie, lorsqu’elle apprit votre départ ; que tout son sang se figea ; qu’elle fondit en pleurs ; et que son abattement fut si grand, qu’elle n’avoit pas le courage de retirer sa tête tombée sur son sein.

Ô Diégo ! Diégo ! si vous connaissiez les chemins que mon frère m’a fait parcourir pour voler sur vos traces, combien la violence de ma passion n’a-t-elle pas exagéré mes forces pour soutenir la fatigue ! combien de fois ne suis-je pas tombée entre ses bras, en m’écriant : ô Diégo !…

Si vos yeux enchanteurs, si la douceur de vos traits peignent votre ame, je ne doute point que vous ne voliez vers moi avec autant de vitesse que vous en avez mis à me fuir ; mais quelque prompt que soit votre retour, vous n’arriverez, hélas ! que pour me voir mourir. Mourir ! ah ! Diégo, Diégo ! faut-il que je meure sans être…


Une foiblesse avoit empêché Julie de pouvoir continuer. Et Slawkembergius, fort embarrassé ici pour deviner comment il auroit terminé cette phrase, se hasarde à dire, après avoir longtemps hésité, qu’elle y auroit ajouté le mot convaincue. Elle avoit des doutes, dit-il ; une jeune fille, et surtout une jeune fille amoureuse qui cherche à éclaircir ses inquiétudes, exige toujours qu’on aille jusqu’à la conviction ; ainsi il est probable que Julie regrettoit de mourir sans être parfaitement sûre de la fidélité de son amant.

Avec quels transports il lut cette lettre ! Que l’on selle vîte ma mule et le cheval de Fernandès, s’écria-t-il. Mais le langage ordinaire dans ces sortes d’occasions n’exprime que très-foiblement le plaisir que l’on goûte… Ô divine poésie ! c’est-là ton lot.

Le Hasard, ce dieu aveugle qui nous précipite aussi souvent dans des abymes de maux, qu’il nous élève au faite du bonheur, offrit en ce moment à l’œil de Diégo une substance précieuse dont il fit usage à l’instant même. Un morceau de charbon qu’il aperçut dans la cheminée, se métamorphosa aussitôt en crayon, et il traça, sur la muraille de sa chambre, une ode qui exprimoit son enchantement.


ODE.


I.

suis-je ? Que vois-je, grands dieux ;
Mûrs sacrés d’Apollon, Calliope, Uranie !
Je vois… je ne vois rien, mes yeux…
Ah ! je vois, je vois tout, puisque je vois Julie.
Instrument de l’amour ! oh ! les sons que tu rends,
Quand tu n’es pas pincé des doigts de ma déesse,
Sont toujours aigres, durs, rauques et discordans.
Sa main douce, sa main légère, enchanteresse ;
Sa main sait en tirer les sons délicieux,
Qui charment tous les cœurs et vous ouvrent les cieux.


II.
Julie, idole de mon. . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Ces vers étoient certainement fort beaux, et ce fut bien dommage, s’écrie Slawkembergius, que le seigneur Diego, inquiet sur la rime qui devoit suivre, ne sût si Julie étoit l’idole de son cœur ou de son ame. Rien n’est si cruel pour un homme de génie, que d’être asservi à l’usage d’un mot dont la redondance peut, à la vérité, flatter l’oreille, mais dont l’absurdité heurte le plus souvent la raison. On conçoit que son génie étoit arrêté par la rime qui devoit suivre… C’est le diable que la rime… Et quand elle fait perdre une chose aussi intéressante que devoit l’être ce chef-d’œuvre du seigneur Diego, on est tenté de souhaiter que l’on renouvelle la fameuse loi, qui, sous le règne de Henri IV, défendit à tous auteurs de rimailler.

Ce superbe morceau de poésie lyrique, qui eût mérité d’être gravé en lettres d’or, et de faire le pendant à l’ode sur la navigation, cette ode si fameuse que les commissaires de l’amirauté payèrent si cher l’an passé à notre poëte lauréat, resta malheureusement au bout du charbon qui en avoit tracé la première strophe.

Quoi qu’il en soit, le seigneur Dom Diégo fut arrêté tout court dans son élan poétique… Il essaya quelques autres tournures ; mais soit qu’il fût lent à faire des vers, ou que le garçon d’écurie fût prompt à seller les chevaux, toujours est-il vrai qu’il n’avoit encore rien trouvé lorsqu’on vint l’avertir que sa mule et le cheval de Fernandès étoient à la porte. Il abandonna son chef-d’œuvre, et les voilà partis….

Ils passèrent le Rhin, traversèrent l’Alsace et arrivèrent à Lyon. Les médecins avoient épargné Julie : soutenue par l’amour et par son cher Diégo, elle franchit avec lui les Pyrénées. Ils dormoient déjà depuis deux nuits sur le même oreiller à Valladolid, lorsque les Strasbourgeois, l’abbesse de Quedleimbergh et ses quatre grandes dignitaires attendoient l’inconnu sur le chemin de Francfort.

Je suppose que mes lecteurs savent un peu de tout ; il n’est donc pas fort nécessaire que je leur apprenne que tandis que Diégo étoit en Espagne caressant sa belle, il étoit très-difficile de le rencontrer sur la route de Francfort à Strasbourg trottant sur sa mule. Mais ce que je ne puis me dispenser de dire, c’est que de tous les désirs qu’irrite l’impatience, il n’en est point qui tourmente plus que la curiosité.

Les pauvres Strasbourgeois en firent la cruelle épreuve. Ils avoient à-peu-près calculé le temps où l’étranger devoit paroître.

Ils l’attendirent jusqu’à la nuit, il ne vint point. Ils imaginoient que quelque chose d’extraordinaire l’avoit retenu.

L’espoir les berça ainsi pendant un jour, deux jours, trois jours ; une nuit, deux nuits, trois nuits, et ce ne fut enfin que le quatrième jour au soir qu’ils prirent le parti de rentrer dans la ville.

Mais, hélas ! le destin leur avoit réservé un accident bien plus étrange. Cette révolution fit un bruit prodigieux dans toute l’Europe. Les gazettes du temps, les historiens qui les ont copiées depuis, ont entrepris d’en développer les causes ; mais ils ne l’ont jamais fait.

Je vais, dit Slawkembergius, les faire connoître en deux mots, et, par-là, je mettrai fin à mon conte : c’en sera la péroraison.

Il n’est personne qui n’ait entendu parler du fameux système de monarchie universelle, que l’on proposa à Louis XIV, sous le ministère du grand Colbert, l’an de grace 1664. On sait aussi que le début des opérations qui devoient concourir à réaliser ce célèbre projet, étoit de s’emparer de Strasbourg, parce qu’on se facilitoit par-là le moyen d’entrer en tout temps dans la Suabe et de troubler toute l’Allemagne. Ce fut en conséquence de ce plan que Strasbourg fut pris. Mais il est si peu d’historiens qui soient assez heureux pour pénétrer les véritables causes des révolutions qu’ils décrivent ! Le vulgaire va les chercher trop loin ; les politiques trop près : la vérité se trouve entre ces deux extrémités…

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Ce ne fut point cette cause, dit un autre avec ostentation, qui occasionna la chute des Strasbourgeois. Elle doit à jamais servir d’exemple à tous les peuples libres, de bien administrer les fonds du trésor public. Les Strasbourgeois avoient anticipé sur leurs revenus ; ils ne purent faire face aux dépenses ordinaires, qu’en multipliant les impôts. Ils épuisèrent toutes leurs ressources, et devinrent enfin si foibles, que leurs portes s’ouvrirent à la France.

Hélas ! hélas ! s’écrie Slawketnbergius, en haussant les épaules de pitié à la lecture de ces bouffissures historiques. Ce ne fut point les François qui ouvrirent les portes de Strasbourg, ce fut la curiosité. Les François épioient le moment favorable de la surprendre ; peu s’en fallut qu’il ne tentassent cette expédition au milieu de la catastase de cette histoire. Ils apprirent que les Strasbourgeois avoient quitté la ville pour aller sur la route de Francfort, et ils vinrent occuper leur place.

Hélas ! hélas ! s’écrie encore Slawkembergius du ton le plus lamentable, c’est la première forteresse dont, à ma connoissance, un nez ait causé la perte ; mais je crains bien que ce ne soit pas la dernière.

Cherchez donc à présent la vérité dans l’histoire ! Pauvres dupes que nous sommes, ou de l’opinion de ceux qui l’écrivent, ou du misérable petit intérêt qui les domine..... que gagnons-nous à leur lecture ? Hélas ! hélas ! puisque j’en suis aux exclamations, nous n’apprenons qu’à nous mentir à nous-mêmes. Mais heureusement que je me sers depuis long-temps d’un préservatif bien sûr contre ce péché ; c’est que, grâces à Dieu, je ne lis pas d’autre histoire que celle de Dom Quichotte.