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Vie et opinions de Tristram Shandy/2/64

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 196-197).



CHAPITRE LXIV.

Le Chef-d’œuvre.


Tel étoit le quatre-vingt-dix-neuvième des contes de Slawkembergius. Il y en avoit un centième qui terminoit la dixième décade. Et quel conte ! C’étoit le conte des contes. Je l’ai réservé, dit Slawkembergius, pour couronner mon ouvrage. Il avoit raison ; c’étoit son chef-d’œuvre. L’Hybernois Mac-Don-Del avoit fait une foule de contes, ornés de belles images qui faisoient vendre les contes, sans que jamais les contes fissent vendre les images : mais Slawkembergius n’avoit pas eu besoin de recourir à cet artifice, pour donner de la vogue aux siens. Ils se prônoient d’eux-mêmes, et celui-ci singulièrement l’emportoit sur tous les autres. Avec quels charmes il y raconte ce qui se passa lors de la première entrevue de Diego et de Julie à Lyon. Quel doux épanouissement de deux cœurs qui s’aiment ! Fernandès, qui savoit combien les amans ont de choses à se dire dans ces heureux instans, les avoit laissés seuls. — Son absence enhardit l’un, intimida l’autre ; et le fidelle historien, qui met à profit cette circonstance, intitule son conte :


Les embarras de Julie et de Diégo.


Il semble annoncer par-là une foule de choses que l’on peut imaginer. Slawkembergius, tu es un homme bien étrange ! Avec quel art tu développes ici les replis du cœur féminin ! mais malheureusement tout ce que tu dis se trouve presque perdu pour le monde entier. Il faudroit te traduire, et cela n’est pas possible pour ce dernier conte-ci. Notre langue est si pauvre ! Par exemple, comment donner une idée de ces soupirs qui palpitent, de ces mots entrecoupés qu’on retient et qui s’échappent. Ah ! vous savez, madame, combien il est difficile d’exprimer le ton et les affections de ce langage. Pour moi, j’y renonce.