Vie et opinions de Tristram Shandy/2/65

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 198-199).



CHAPITRE LXV.

Si j’avois le pinceau de Greuze !


Avec tout cela, il est facile de voir que mon père, qui étoit imbu de la doctrine qu’il avoit trouvé répandue dans tous ces contes, et dans tous les autres livres qu’il avoit lus, n’avoit pu supporter l’échec que je venois de recevoir, qu’en se jetant horizontalement et à corps perdu tout à travers de son lit. C’est l’attitude qui convient aux grandes douleurs, et la sienne étoit à son comble.

Il resta dans cette terrible situation pendant près d’une heure et demie, et il étoit encore dans cet état cruel, lorsqu’enfin il commença à remuer le bras gauche, ce qui soulagea mon oncle Tobie.

Quelques secondes après, il tira du fond de sa poitrine un hem, hem, qu’il articula de manière à exciter mon oncle Tobie à lui répondre sur le même ton. Le pauvre cher oncle auroit volontiers saisi ce moment pour dire quelque chose de consolant à son frère ; mais il se défia de lui-même, et craignit de faire pis en voulant faire bien. Il se contenta de poser son menton sur sa béquille ; et soit que la pression de la béquille, en agissant sur le menton, rendît l’ovale de la figure de mon oncle Tobie plus parfait, soit que l’accès de philantropie, qu’il éprouva en voyant son frère sorti d’un si profond accablement, répandît sur ses traits une teinte plus touchante et plus agréable qu’à l’ordinaire, il parut animé d’une joie si douce et si pure, que mon père, en le regardant, donna des signes d’une parfaite tranquillité. Il reprit son air serein, et rompit le silence.