Vie et opinions de Tristram Shandy/2/90

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 246-250).



CHAPITRE XC.

La lacune justifiée.


Ce voyage ne s’étoit point ait sans beaucoup de préliminaires sur la manière de le faire…

Nous irons dans mon carosse, dit mon père : mais as-tu songé, Obadiah, à en faire raccommoder les armes ?

On ne songe pas à tout, et Obadiah n’avoit songé à rien.

Mon père étoit possesseur de ce carosse avant son mariage : son premier soin fut d’y faire ajouter l’écusson de ma mère…

Mais il arriva que le peintre qui, apparemment, faisoit tout à gauche comme Turpilius le Romain, ou Hansholbein de Basle, ou qui peut-être avoit un autre motif, fit la sottise de tirer de gauche à droite une bande qui étoit sur l’écusson de ma mère, au lieu de la tirer de droite à gauche. — Il n’est pas aisé de concevoir comment une misère de cette nature peut affecter un homme qui se pique d’avoir de la philosophie : mais mon père s’en affecta vivement. Il n’alloit pas une fois sous sa remise que cette bévue ne lui fît une espèce de sensation désagréable. Il le disoit tout haut. À chaque fois aussi il donnoit les ordres les plus précis pour qu’on changeât la bande de côté : mais voilà comme les choses vont ici, s’écrioit-il ; rien ne s’y fait. Je ne monterai sûrement pas dans cette voiture ; nous irons à cheval.

Et pourquoi ? dit Yorick. Vous ne trouverez-là que des gens d’église. Ces messieurs, pourvu que le dîner soit bon, ne s’amuseront sûrement pas à critiquer vos armoiries.

Je sais, répliqua mon père, qu’ils sont indulgens quand ils sont là. Mais il n’importe : nous irons à cheval.

Mon oncle Tobie fit une réflexion, mon père en fit une autre et s’entêta : il fallut renoncer à la voiture.

Le chapitre que j’ai déchiré étoit la description de cette pompeuse cavalcade.

La marche étoit d’abord ouverte par Obadiah et par Trim, montés chacun sur un gros cheval de carosse, allant d’un pas grave et pesant comme une patrouille.

C’étoit ensuite mon oncle Tobie en uniforme, serrant la botte à mon père, qui ne cessoit de discourir sur l’avantage des sciences abstraites, tandis que mon oncle Tobie, en lui froissant la jambe, lui prouvoit que la cavalerie doit marcher serrée.

Yorick, les doigts en l’air et tout prêt… On croit peut-être qu’il étoit tout prêt à leur donner la bénédiction en cas d’attaque… Non, il étoit tout prêt à leur imposer silence pour qu’ils écoutassent les passages les plus brillans d’un sermon nouveau qu’il avoit fait, et qu’il vouloit débiter à la docte assemblée où il alloit se trouver.

Cette description, au second coup-d’œil que j’y jetai, me parut si fort au-dessus de tout le reste de mon livre, que je me déterminai à la supprimer.

Quel est le mérite d’un bon ouvrage ? n’est-ce pas l’accord, l’équilibre, les proportions qu’on lui donne qui en font le prix et la perfection ? Une foule innombrable de nouveaux Scudéris nous inondent tous les jours de productions informes et bizarres… Que ne se disent-ils ce que j’en dis ? faire un livre et chanter une chanson est la même chose. Il importe peu quel ton l’on prend, mais il faut être d’accord avec soi-même :


Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre.


Cela est très-beau : mais ce fameux chantre d’Alaric chanta comme s’il n’eût pas été digne de chanter le dernier de ses goujats ! et moi je chante et je chanterai toujours à tous ceux qui voudront chanter : Prenez-y garde ! soyez d’accord ! ne détonnez pas !

C’est pour cela, disoit un jour Yorick à mon oncle Tobie, qu’une foule de viles compositions déshonorent l’esprit humain. Les uns passent à la faveur d’un in-folio ; ce sont les systêmes. Les autres couvertes par un siége..... Ce mot fixa l’attention de mon oncle Tobie ; mais il ne put comprendre l’idée que Yorick y attachoit ; il ne connoissoit pas une douzaine de nos drames, ni la plupart de nos historiens.

Je chante dimanche au concert, me disoit l’autre jour le Virtuose à la mode. Parcourez un peu ma partie. J’en fredonai quelques notes. Fort bien, dis-je, la mélodie en est agréable, et si l’harmonie en est soutenue, cela prendra. Je continuai. Bravo ! m’écriai-je.

J’en vins ensuite à la partie harmonique… et je la trouvai indigne, détestable.

Montagne disoit en pareil cas, qu’il ne se seroit pas époumoné. Cela est clair, et j’en conclus, avec ma sagacité ordinaire, que lorsqu’un nain porte avec soi une toise pour se mesurer, il est nain par plus d’un endroit.

Entendra cela qui pourra, le prendra qui voudra pour lui ; je n’y mets point de finesse. La seule chose que j’ai voulu prouver, est que j’avois bien fait de déchirer un chapitre.