Vie et opinions de Tristram Shandy/3/4
Chez Jean-François Bastien, (Tome troisième. Tome quatrième, p. 23-27).
CHAPITRE IV.
Peine perdue.
Mon père étoit occupé à calculer les frais de poste du voyage de mon frère Robert, de Calais à Paris, et de Paris à Lyon, au moment même qu’il reçut la lettre qui lui apportoit la nouvelle de sa mort. — C’étoit un voyage à tous égards bien malencontreux, et dont mon père avoit bien de la peine à venir à bout. — Il l’avoit cependant à-peu-près achevé, quand Obadiah ouvrit brusquement la porte pour lui dire qu’il n’y avoit plus de levure dans la maison. — « Monsieur veut-il, demanda Obadiah, que je prenne demain de grand matin le cheval de carosse, et que j’en aille chercher ? — De tout mon cœur, dit mon père sans interrompre son voyage ; prends le cheval de carrosse et laisse-moi en repos. — Mais, dit Obadiah, il lui manque un fer. » —
« Un fer ! pauvre créature, dit mon oncle Tobie ! — Et bien, dit brusquement mon père, prends l’écossois. — Il ne veut pas souffrir la selle, dit Obadiah. — Je crois qu’il a le diable au corps, dit mon père : prends donc le patriote, et ferme la porte. — Le patriote est vendu, dit Obadiah. — Vendu, s’écria mon père ! — Voilà de vos tours, monsieur le drôle, continua-t-il, en s’adressant à Obadiah, quoiqu’avec le visage tourné vers mon oncle Tobie ! — Monsieur doit se rappeler, dit Obadiah, qu’il m’a ordonné de le vendre au mois d’avril dernier. — Eh bien, s’écria mon père, pour votre peine, vous irez à pied. — C’est tout ce que je demandois, dit Obadiah en fermant la porte. » —
« Ah ! quel tourment, dit mon père ! »
Et il reprenoit déjà son calcul, quand Obadiah vint encore l’interrompre. — « Comment Monsieur veut-il que j’aille à pied, dit Obadiah ? toutes les rivières sont débordées. » —
Jusques-là mon père, qui avoit devant lui une carte de Samson, et un livre de poste, avoit gardé trois doigts sur la tête de son compas, dont une pointe étoit posée sur Nevers. C’étoit la dernière poste pour laquelle il eût payé ; et il se proposoit de reprendre delà son calcul et son voyage, aussitôt qu’Obadiah auroit quitté la chambre. — Mais il ne put tenir à cette seconde entrée d’Obadiah, qui rouvrit la porte pour mettre tout le pays sous l’eau. — Il laissa aller son compas, — ou plutôt, avec un mouvement de colère, il le jeta sur la table ; et alors tout ce qui lui restoit à faire, c’étoit de revenir à Calais comme bien d’autres, aussi sage qu’il en étoit parti.
Enfin quand la lettre fatale arriva, mon père, à l’aide de son compas, d’enjambées en enjambées, étoit revenu à ce même gîte de Nevers. — Il fit signe à mon oncle Tobie de voir ce que contenoit la lettre. — « Avec votre permission, monsieur Samson, » s’écria mon père, en frappant la table tout au travers de Nevers avec son compas, — « il est dur, monsieur Samson, pour un gentilhomme anglois et pour son fils, d’être ramenés deux fois dans un jour à une bicoque comme Nevers. — Qu’en penses-tu, Tobie, ajouta mon père d’un air enjoué ? — À moins, dit mon oncle Tobie, que ce ne soit une ville de garnison ; car en ce cas… mon père sourit. — Lis, lis cette lettre, mon cher Tobie, dit mon père : » — et tenant toujours son compas sur Nevers d’une main, et son livre de poste de l’autre, lisant d’un œil, écoutant d’une oreille, et les deux coudes appuyés sur la table, il attendit que mon oncle Tobie eût achevé la lettre qu’il lisoit entre ses dents
« Ô ciel ! il est parti, s’écria mon oncle Tobie ! — Qui ? quoi ? s’écria mon père. — Mon neveu, dit mon oncle Tobie. — Comment ! mon fils ! sans permission ! sans argent ! sans gouverneur ! — Hélas, mon cher frère ! il est mort, dit mon oncle Tobie. — Mort ! s’écria mon père, sans avoir été malade ? — Le pauvre garçon ! dit mon oncle Tobie, en baissant la voix, et avec un profond soupir ! — le pauvre garçon ! il a bien été assez malade, puisqu’il en est mort. ».
Nous lisons dans Tacite, que lorsqu’Agrippine apprit la mort de Germanicus, ne pouvant modérer la violence de sa douleur, elle quitta brusquement son ouvrage. — Mon père, au contraire, frappa une seconde fois de son compas sur Nevers ; mais beaucoup plus fort que la première. — Quels effets différens produits par la même cause ! et mêlez-vous après cela de raisonner sur l’histoire.
Ce que fit ensuite mon père, mérite, à mon avis, un chapitre particulier.