Vie et opinions de Tristram Shandy/3/5

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 27-37).



CHAPITRE V.

Pensées sur la Mort.


C’est un des moralistes anciens, — Platon, Plutarque, ou Sénèque, Xénophon, ou Épictète, Théophraste, ou Lucien, — ou quelqu’un d’une date plus moderne, — Cardan ou Budœus, Pétraque ou Stelle, peut-être même est-ce quelque père de l’église, — Saint-Augustin, Saint-Cyprien ou Saint-Bernard… mais enfin c’est un de ceux-là qui nous apprend, qui nous assure qu’il existe en nous je ne sais quel penchant naturel et irrésistible, lequel nous porte à pleurer la mort de nos amis et de nos enfans. — Celui-là, quel qu’il soit, connoissoit bien le cœur humain.

Et Sénèque a dit quelque part, que de pareils chagrins se dissipoient mieux par la voie des larmes, que par toute autre.

Aussi trouvons-nous que David a pleuré son fils Absalon, — Adrien son Antinoüs, — Niobé ses enfans, — et qu’Apollodore et Criton ont tous deux versé des larmes pour Socrate avant sa mort.

Mon père ne prit exemple ni sur les anciens, ni sur les modernes, et se gouverna d’une façon toute particuliére.

On vient de voir que les Hébreux pleuroient ainsi que les Romains. — On prétend que les Lapons s’endorment quand ils sont dans l’affliction ; — les Allemands, dit-on, s’enivrent ; — et l’on sait que les Anglois se pendent. — Mon père ne pleura, ni ne s’endormit, ni ne s’enivra, ni se pendit ; — il ne jura, ni ne maudit, ni n’excommunia, ni ne chanta, ni ne siffla : — que fit-il donc de sa douleur ?

Il vint toutefois à bout de s’en débarrasser. — Mais souffrez, monsieur, que j’insère ici une petite histoire.

Quand Cicéron perdit sa chère fille Tullie, il n’écouta d’abord que son cœur, et modula sa voix sur la voix de la nature. — Ô ma Tullie ! s’écrioit-il, ô ma fille ! mon enfant ! Ô dieux ! — dieux ! j’ai perdu ma Tullie !Par tout je crois voir encore ma Tullie. Je crois l’entendre ; — je crois lui parler. — Mais dès qu’il eut ouvert les trésors de la philosophie, dès qu’elle lui eut appris la quantité de choses excellentes qu’il y avoit à dire sur ce sujet, — on ne sauroit croire, dit ce grand orateur, combien, en un instant, je me trouvai heureux et consolé.

Mon père étoit aussi vain de son éloquence, que Cicéron pouvoit l’être de la sienne ; et je commence à croire qu’il avoit raison. — L’éloquence étoit en vérité son fort ; — c’étoit son foible aussi. — Son fort ; car la nature l’avoit fait naître éloquent. — Son foible ; car il en étoit dupe à toute heure.

Excepté dans ce qui contrarioit trop fort ses systèmes, dès que mon père trouvoit une occasion de déployer ses talens, ou de dire quelque chose de sage, de spirituel ou de fin, il étoit souverainement heureux. — Un événement agréable qui ne lui laissoit rien à dire, ou un événement fâcheux sur lequel il trouvoit à parler, revenoient à-peu-près au même pour lui. — Bien plus, si l’accident n’étoit que comme cinq, et le plaisir de parler comme dix, mon père y gagnoit moitié pour moitié, et préféroit l’accident.

Ce fil servira à débrouiller ce qui autrement sembleroit contradictoire dans le caractère de mon père. — Il expliquera comment, dans les petites impatiences qui naissoient des négligences inévitables, ou des étourderies de ceux qui le servoient, sa colère, ou plutôt la durée de sa colère, étoit toujours à rebours de toutes les conjectures.

Il avoit une petite jument favorite, dont il souhaitoit beaucoup d’avoir de la race. Il l’avoit confiée à un très-beau cheval arabe, et il avoit destiné à son usage le poulain qui devoit en naître. — Mon père étoit ardent dans ses projets. Tous les jours il parloit de son cheval futur avec une confiance, une sécurité aussi entières, que s’il eût été déjà dressé, bridé, sellé, et devant sa porte tout prêt à être monté. — Il défioit d’avance mon oncle Tobie à la course. — Au bout du terme, la jument fit un mulet, et le plus laid mulet qu’il y eût en son espèce.

Il y avoit sûrement de la faute d’Obadiah. — Ma mère et mon oncle Tobie s’attendoient que mon père alloient l’exterminer, et que sa colère et ses lamentations n’auroient point de fin. — « Regardez, coquin que vous êtes, s’écrioit mon père, en montrant le mulet ; — regardez ce que vous avez fait. — Ce n’est pas moi, dit Obadiah. — Eh ! qu’en sais je ? répliqua mon père. » —

Le triomphe étincela dans les yeux de mon père à cette repartie ; tout son visage s’épanouit ; et Obadiah n’en entendit plus reparler.

— Revenons à la mort de mon frère. —

La philosophie a beaucoup de belles choses à dire sur tous les sujets. Elle en a un magasin sur la mort. — Mais comme elles se jetoient toutes à-la-fois dans la tête de mon père, l’embarras auroit été de bien choisir, et d’en faire un tout également pompeux et bien assorti. — Mon père les prit comme elles vinrent.

« Tout doit mourir, mon cher frère. — C’est un accident inévitable. — C’est le premier statut de la grande charte. — C’est une loi éternelle du parlement. — Tout doit mourir.

» Si mon fils n’étoit pas mort, ce seroit le cas de s’étonner, — et non pas de ce qu’il est mort.

» Les monarques et les princes dansent le même branle que nous.

» Mourir est la grande dette et le tribut qu’il faut payer à la nature. Les tombes et les monumens, destinés à perpétuer notre mémoire, le paient eux-mêmes ; et les pyramides, les plus orgueilleuses de toutes celles que l’art et les richesses ont élevées, ont aujourd’hui perdu leur sommet, et n’offrent v plus au voyageur qu’un amas de débris mutilés. — (Mon père trouvoit qu’il s’exprimoit avec facilité, et poursuivit.) Les cités et les villes, les provinces et les royaumes, n’ont-ils pas leurs périodes ? — Et ne viennent-ils pas eux-mêmes à décliner, quand les principes et les pouvoirs, qui, au commencement les cimentèrent et les réunirent, ont achevé leurs évolutions ? —

» Frère Shandy, dit mon oncle Tobie, quittant sa pipe au mot évolutions..... — révolutions, j’ai voulu dire, reprit mon père. — Par le ciel ! frère Tobie, j’ai voulu dire révolutions. — Évolutions n’a pas de sens. — Il a plus de sens que vous ne croyez, dit mon oncle Tobie. — Mais, s’écria mon père, il n’y a du moins pas de sens à couper le fil d’un pareil discours, et dans une pareille occasion. — De grâce, frère Tobie, continua-t-il en lui prenant la main, je t’en prie, frère, — je t’en prie, ne m’interromps pas dans cette crise. — Mon oncle Tobie remit sa pipe dans sa bouche.

» Où sont Troye et Micènes, et Thèbes et Délos, et Persépolis et Agrigente ? continua mon père, en ramassant son livre de poste qu’il avoit laissé tomber. — Que sont devenues, frère Tobie, Ninive et Babylone, Cizicum et Mitilène ? Les plus belles villes qu’ait jamais éclairées le soleil, maintenant ne sont plus ; — leurs noms seulement sont demeurés ; et ceux-ci, (car déjà plusieurs d’entre eux s’écrivent incorrectement), s’en vont eux-mêmes par lambeaux ; et dans le laps du temps ils seront oubliés et enveloppés avec toutes choses dans la nuit éternelle. — Le monde lui-même, frère Tobie, le monde lui-même finira.

» À mon retour d’Asie, dans ma traversée d’Égine à Mégare, — (dans quel temps donc ? pensa mon oncle Tobie), je jetai les yeux autour de moi. — Égine restoit derrière, Mégare étoit devant, Pirée à main droite, et Corinthe à main gauche. — Que de villes jadis florissantes, et maintenant couchées dans la poussière ! — Hélas ! hélas ! dis-je en moi-même, quel homme pourroit permettre à son ame de se troubler pour la perte d’un enfant, quand il voit de telles merveilles honteusement ensevelies ? — Ressouviens-toi, me dis-je encore à moi-même, ressouviens-toi que tu es homme. »

Mon oncle Tobie ne s’aperçut pas que ce dernier paragraphe étoit l’extrait d’une lettre, que Servius Sulpicius écrivoit à Cicéron, pour le consoler de la mort de sa fille. — Mon bon oncle étoit aussi peu versé dans les fragmens de l’antiquité, que dans toute autre branche de littérature ; — et comme mon père, dans le temps de son commerce de Turquie, avoit fait trois ou quatre voyages au Levant, mon oncle Tobie conclut tout naturellement qu’il avoit poussé ses courses jusqu’en Asie par l’Archipel ; et de-là sa traversée d’Égine à Mégare, et le reste.

Cette conjecture n’avoit rien d’étrange, et tous les jours un critique entreprenant bâtit de bien d’autres histoires sur de pires fondemens. — « Et je vous prie, frère, dit mon oncle Tobie, quand mon père eut fini, — je vous prie, dit-il, en appuyant le bout de sa pipe sur la main de mon père ; — en quelle année de notre Seigneur cela s’est-il passé ? Innocent ! dit mon père, c’étoit quarante ans avant Jésus-Christ. »

Mon oncle Tobie n’avoit que deux suppositions à faire, ou que son frère étoit le juif errant, ou que le malheur avoit dérangé sa cervelle. — Puisse le Seigneur, Dieu du ciel et de la terre, le protéger et le guérir ! dit mon oncle Tobie, en priant en silence pour mon père, avec les larmes aux yeux.

Mon père attribua ces larmes au pouvoir de son éloquence, et poursuivit sa harangue avec un nouveau courage.

« Il n’y a pas, frère Tobie, une aussi grande différence que l’on s’imagine entre le bien et le mal. (Ce bel exorde, soit dit en passant, n’étoit pas propre à guérir les soupçons de mon oncle Tobie). Le travail, la tristesse, le chagrin, la maladie, la misère et le malheur sont le cortége ordinaire de la vie. — Grand bien leur fasse ! dit en lui-même mon oncle Tobie.

» Mon fils est mort ! — il ne pouvoit mieux faire. Il a jeté l’ancre à propos au milieu de la tempête.

» Mais il nous a quittés pour jamais. — Eh bien ! il a échappé à la main du barbier, avant d’être chauve ; — il a quitté la fête, avant d’être repu, — le banquet, avant d’être ivre.

» Les Thraces pleuroient quand un enfant venoit au monde… (Ma foi ! dit mon oncle Tobie, nous ne leur ressemblons pas mal ; témoin la naissance de Tristram). Et ils se réjouissoient quand un homme mouroit. — Ils avoient raison. La mort ouvre la porte à la renommée, et la ferme à l’envie. — Elle brise les chaînes du captif ; il a rempli sa tâche : il est libre.

» Montrez-moi un homme qui connoisse la vie, et qui craigne la mort ; et je vous montrerai un prisonnier qui craint sa liberté.

» Nos besoins, mon cher frère Tobie, ne sont que des maladies. — Ne vaudroit-il pas mieux en effet n’avoir pas faim, que d’être forcé de manger ? — n’avoir pas soif, que d’être forcé de boire ?

» Ne vaudroit-il pas mieux être tout d’un coup délivré des soucis, de la fièvre, de l’amour, de la goutte, et de tous les autres maux de la vie, que d’être comme un voyageur, qui arrive fatigué tous les soirs à son auberge, forcé d’en repartir tous les matins ? »

» Ce sont les gémissemens et les convulsions, frère Tobie, ce sont les larmes qu’on verse dans la chambre d’un malade, ce sont les médecins, les prêtres, et tout l’appareil de la mort, qui rendent la mort effrayante. Ôtez-en le spectacle, qu’est-ce qui reste ?

» — Elle est préférable dans une bataille, dit mon oncle Tobie. Il n’y a là ni cercueil, ni silence, ni deuil, ni pompe funèbre. Elle est réduite à rien. —

» Préférable dans une bataille ! mon cher frère Tobie, dit mon père en souriant. (Il avoit entiérement oublié mon frère Robert). Va, elle n’est mauvaise nulle part. — Car enfin, frère Tobie, remarque bien. — Tant que nous sommes, la mort n’est pas encore ; et, quand elle est, nous ne sommes plus. » Mon oncle Tobie quitta sa pipe pour examiner la proposition. Mais l’éloquence de mon père étoit trop rapide pour s’arrêter par aucune considération. Il entraîna les idées de mon oncle Tobie malgré lui.

» Pour nous affermir dans notre mépris de la mort, continua mon père, il est à propos de remarquer le peu d’altération que ses approches ont produit dans les grands hommes. »

» Vespasien mourut sur sa chaise percée, en disant un bon mot ; — Galba, en prononçant une maxime ; — Septime Sévère, en faisant un compliment. —

» J’espère qu’il étoit sincère, dit mon oncle Tobie. — C’étoit à sa femme, dit mon père. »