Vie et opinions de Tristram Shandy/3/75

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 204-206).



CHAPITRE LXXV.

Suites fâcheuses de la paix d’Utrecht.


Quelles fâcheuses conséquences n’eût-elle pas, cette paix d’Utrecht ? Peu s’en fallut qu’elle ne dégoûtât à jamais mon oncle Tobie des siéges ; — et quoi qu’il en soit venu à se raviser dans la suite, il est certain que Calais n’avoit pas laissé dans le cœur de la reine Anne une cicatrice plus profonde, qu’Utrecht n’en laissa dans le cœur de mon oncle Tobie. — Du reste de sa vie il ne put entendre sans horreur prononcer le nom D’Utrecht. — Que dis-je ? une nouvelle tirée de la gazette d’Utrecht le faisoit soupirer, comme si son cœur eût voulu se rompre en deux.

Mon père avoit la prétention de trouver le vrai motif de chaque chose ; ce qui en faisoit un voisin très-incommode, soit qu’on voulût rire ou pleurer. — Il savoit toujours mieux que vous-même vos raisons d’être triste ou gai. — Il consoloit mon oncle Tobie ; mais toujours en lui faisant entendre que son chagrin ne venoit que d’avoir perdu son califourchon. « Ne t’inquiète pas, disoit-il, frère Tobie ; il faut espérer que nous aurons bientôt la guerre. — Et si la guerre vient, les puissances belligérantes auront beau faire, tes plaisirs sont assurés. — Je les défie, cher Tobie, de gagner du terrein sans prendre de villes, et de prendre des villes sans faire de sièges. »

Mon oncle Tobie ne recevoit pas volontiers cette espèce d’attaque que faisoit mon père à son califourchon. — Il trouvoit ce procédé peu généreux, d’autant qu’en frappant sur le cheval, le coup retomboit sur le cavalier, et portoit sur l’endroit le plus sensible ; de sorte qu’en ces occasions mon oncle Tobie posoit sa pipe sur la table plus brusquement, et se disposoit à une défense plus vive qu’à l’ordinaire. —

— Il y a environ deux ans que je dis au lecteur que mon oncle Tobie n’étoit pas éloquent ; et dans la même page je donnai un exemple du contraire. — Je répète ici la même observation, et j’ajoute un fait qui la contredit encore. — Il n’étoit pas éloquent ; — il lui étoit difficile de faire de longues phrases, — et il détestoit les belles phrases.

— Mais il y avoit des occasions qui l’entraînoient malgré lui, et l’emportoient bien loin de ses bornes ordinaires. Alors mon oncle Tobie étoit, à quelques égards, égal à Tertullien, et à quelques autres, infiniment supérieur.

Mon père goûta tellement une de ces défenses, que mon oncle Tobie prononça un soir devant Yorick et lui, qu’il l’écrivit toute entière avant de se coucher.

J’ai eu le bonheur de retrouver cette défense parmi les papiers de mon père, avec quelques remarques de sa façon, soulignées et mises entre deux parenthèses.

Au dos du cahier est écrit : Justification des principes de mon frère Tobie, et des motifs qui le portent à désirer la continuation de la guerre.

Je ne crains pas de le dire, j’ai lu cent fois cette apologie de mon oncle Tobie ; — et je la regarde comme un si beau modèle de défense ; elle fait voir en lui un accord si heureux de douceur, de courage et de bons principes, — que je la donne au public, mot pour mot, telle que je l’ai trouvée, en y joignant les remarques de mon père.