Vie et opinions de Tristram Shandy/3/76

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 207-212).



CHAPITRE LXXVI.

Apologie de mon oncle Tobie.


Je n’ignore pas, frère Shandy, qu’un homme qui suit le métier des armes est vu de très-mauvais œil dans le monde, quand il montre pour la guerre un désir pareil à celui que j’ai laissé voir. — En vain se reposeroit-il sur la justice et la droiture de ses intentions, on le soupçonnera toujours de vues particulières et intéressées.

Donc, si cet homme est prudent (et la prudence peut très-bien s’allier avec le courage) il se gardera de témoigner ce désir en présence d’un ennemi. Quelque chose qu’il ajoutât pour se justifier, un ennemi ne le croiroit pas. — Il évitera même de s’expliquer devant un ami, de crainte de perdre quelque chose dans son estime. — Mais si son cœur est surchargé, — s’il faut que les soupirs secrets qu’il pousse pour les armes s’échappent, — il réservera sa confidence pour l’oreille d’un frère, de qui son caractère soit bien connu, ainsi que ses vraies notions, dispositions et principes sur l’honneur. —

Il ne me siéroit aucunement, frère Shandy, de dire quel je me flatte d’avoir été sous tous ces rapports, — fort au-dessous, je le sais, de ce que j’aurois dû, au-dessous peut-être de ce que je crois avoir été ; — mais enfin tel que je suis, vous, mon cher frère Shandy, qui avez sucé le même lait que moi, — vous avec qui j’ai été élevé depuis le berceau ; — vous, dis-je, à qui, depuis les premiers instans des jeux de notre enfance, je n’ai caché aucune action de ma vie, et à peine une seule pensée, — tel que je suis, frère, vous devez me connoître ; vous devez connoître tous mes vices, aussi-bien que mes foiblesses, soit qu’elles viennent de mon âge, de mon caractère, de mes passions ou de mon jugement.

Dites-moi donc, mon cher frère Shandy, ce qu’il y a en moi qui ait pu vous faire penser que votre frère ne condamnoit la paix d’Utrecht que par des vues indignes ? — Si en effet j’ai paru regretter que la guerre ne fût pas continuée avec vigueur un peu plus longtemps, comment avez-vous pu vous tromper sur mes motifs ? Comment avez-vous pu penser que je désirasse la ruine, la mort ou l’esclavage d’un plus grand nombre de mes frères ; que je désirasse (uniquement pour mon plaisir) de voir un plus grand nombre de familles arrachées à leurs paisibles habitations ? Dites, dites, frère Shandy, sur quelle action de ma vie avez-vous pu me juger si défavorablement ? — (Comment diable ! cher Tobie, quelle action ! — et ces cent livres sterling que ta m’as empruntées pour continuer ces maudits sièges !)

Si, dès ma plus tendre enfance, je ne pouvois entendre battre un tambour, que mon cœur ne battît aussi, étoit-ce ma faute ? M’étois-je donné ce penchant ? Est-ce la nature ou moi, dont la voix m’appeloit aux armes ?

Quand Guy, comte de Warwick, quand Parisme et Parismène, quand Valentin et Orson, et les sept champions de la cour d’Angleterre se promenoient de main en main autour de l’école, n’est-ce pas de mon argent qu’ils avoient été tous achetés ? — Et étoit-ce là, frère Shandy, le fait d’une aine intéressée ?

Quand nous lisions le siége de Troie, ce fameux siége qui a duré dix ans et huit mois, — (quoique je gage qu’avec un train d’artillerie semblable à celui que nous avions à Namur, la ville n’eût pas tenu huit jours) y avoit-il dans toute la classe un écolier plus touché que moi du carnage des Grecs et des Troyens ? N’ai je pas reçu trois férules, deux dans ma main droite, et une dans ma main gauche, pour avoir traité Hélène de salope, en songeant à tous les maux dont elle avoit été cause ? Aucun de vous a-t-il versé plus de larmes pour Hector ? — Et quand le roi Priam venoit au camp des Grecs pour redemander le corps de son fils, et s’en retournoit en pleurant sans l’avoir obtenu, vous savez, frère, que je ne pouvois dîner.

Tout cela frère Shandy, annonçoit-il que je fusse cruel ? — Ou, parce que mon sang bouilloit à l’idée d’un camp, et que mon cœur ne respiroit que la guerre, falloit-il conclure que je ne pusse pas m’attendrir sur les calamités qu’elle entraîne ?

Ô frère ! pour un soldat, il est un temps pour cueillir des lauriers, et un autre pour planter des cyprès. (Eh ! d’où diable as-tu su, cher Tobie, que le cyprès étoit employé par les anciens dans les cérémonies funèbres ?)

Pour un soldat, frère Shandy, il est un temps, comme il est un devoir, de hasarder sa propre vie, — de sauter le premier dans la tranchée, quoique assuré d’y être taillé en pièces ; — puis, animé de l’esprit public, dévoré de la soif de la gloire, de s’élancer le premier sur la brêche, — de se tenir au premier rang, — et d’y marcher fièrement avec les enseignes déployées, au bruit des tambours et des trompettes. — Il est un temps, ai-je dit, frère Shandy, pour se conduire ainsi ; — il en est un autre pour réfléchir sur les malheurs de la guerre, — pour gémir sur les contrées qu’elle ravage, — pour considérer les travaux et les fatigues incroyables, que le soldat lui-même qui exerce toutes ces horreurs est obligé de supporter, pour six sous par jour, dont il est souvent mal payé. —

Ai-je besoin, cher Yorick, que l’on me répète ce que vous m’avez déjà dit dans l’oraison funèbre de Lefèvre : — Qu’une créature telle que l’homme, si douce, si paisible, née pour l’amour, la pitié, la bonté, n’étoit pas taillée pour la guerre ? — Mais vous deviez ajouter, Yorick, que si la nature ne nous y a pas destinés, au moins la nécessité peut quelquefois nous y contraindre. — En effet, Yorick, qu’est-ce que la guerre ? — qu’est-ce surtout qu’une guerre comme ont été les nôtres, fondées sur les principes de l’honneur et de la liberté, — sinon les armes mises à la main d’un peuple innocent et paisible, pour contenir dans de justes bornes l’ambitieux et le turbulent ? — Quant à moi, frère Shandy, le ciel m’est témoin que le plaisir que j’ai pris à tout ce qui concerne la guerre, et en particulier cette satisfaction infinie qui a accompagné les siéges que j’ai exécutés dans mon boulingrin, ne s’est élevée en moi, (et j’espère aussi dans le caporal) que de la conscience que nous avions tous deux, qu’en agissant ainsi, nous répondions aux grandes vues du créateur.