Vie et opinions de Tristram Shandy/4/10

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 27-28).



CHAPITRE X.

Suite de l’Histoire de l’Abbesse des Andouillettes.


« Ma chère mère, dit enfin la novice revenant un peu à elle, — on m’a parlé de deux certains mots, qui sont d’une énergie toute puissante. Par leur vertu, il n’est point de cheval, d’âne, ni de mulet, qui, bon gré, malgré, n’escalade la plus haute montagne. Quelque rétif, quelque obstiné qu’il soit, à peine les a-t-il entendus, qu’il obéit. — Ce sont des mots magiques, s’écria l’abbesse saisie d’horreur. — Non, dit froidement Marguerite ; mais ce sont des mots que l’on ne sauroit prononcer sans péché. — Quels sont-ils, dit l’abbesse en l’interrompant ? — Ils sont criminels au plus haut degré, répondit Marguerite ; ce sont des péchés mortels : — si nous sommes violées, et que nous mourions sans avoir reçu l’absolution de ces deux vilains mots, c’est fait de nous. — Mais, dit l’abbesse des Andouillettes, ne pouvez-vous me les dire ? — Oh ! ma chère mère, dit la novice, il est impossible de les prononcer. — Il y auroit de quoi faire monter au visage tout le sang que l’on auroit dans le corps. — Mais au moins, dit l’abbesse, vous pouvez bien me les glisser dans l’oreille. » —

Dieu tout-puissant ! n’as-tu pas quelque ange gardien que tu puisses envoyer dans ce cabaret au bas de la montagne ? Tous tes esprits généreux et bienfaisans sont-ils occupés ? N’est-il dans la nature aucun agent que tu puisses employer ? aucun frisson qui, se glissant le long de l’artère qui le conduiroit au cœur, iroit réveiller le muletier qui s’oublie au milieu des pots ? — Nul doux instrument ne lui rappellera-t-il l’idée de l’abbesse, de Marguerite, et de leurs rosaires noirs ? —

Éveille, éveille-toi, muletier ! — Mais il est trop tard ; les horribles mots sont prononcés.

Jeune et belle lectrice, vous brûlez de les apprendre ! — Mais comment oserai-je vous les dire ? — Ô vous ! muse chaste, qui savez parler de toutes les choses existantes sans souiller vos lèvres, instruisez-moi, secourez-moi.