Vie et opinions de Tristram Shandy/4/18

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 51-55).



CHAPITRE XVIII.

L’Âne.


C’étoit un pauvre âne avec de grands paniers sur le dos, qui ramassoit, comme par charité, des feuilles de raves et des trognons de choux. — Il étoit indécis, — ses deux pieds de devant sur le seuil, et à moitié engagés dans la porte, — ses deux pieds de derrière dans la rue ; — et ne sachant pas bien s’il entreroit ou non.



Or, un âne est pour moi une espèce d’animal sacré. Quelque pressé que je sois, il m’est impossible de le frapper. La patience avec laquelle il endure les mauvais traitemens, est écrite d’une manière si naturelle sur sa physionomie et dans tout son maintien ! elle plaide si puissamment pour lui ! — qu’elle me désarme toujours, tellement que je ne saurois même lui parler brutalement. Au contraire, — quelque part que je le rencontre, à la ville ou à la campagne, à la charrette ou sous des paniers, en esclavage ou en liberté, j’ai toujours quelque chose d’honnête à lui dire : — et comme un mot en amène un autre, s’il est aussi désœuvré que moi, j’entre en conversation avec lui. Sûrement mon imagination n’est jamais plus sérieusement occupée que lorsqu’elle m’aide à traduire ses réponses d’après sa contenance. Et si sa contenance ne s’explique pas assez clairement, je descends au fond de mon cœur et ensuite au fond du sien, pour y trouver ce que, suivant l’occasion, il est naturel, soit à un homme, soit à un âne de penser.

— De toutes les espèces qui sont au-dessous de moi, c’est, en vérité, la seule avec laquelle je puisse converser ainsi. Quant aux perroquets et aux autres oiseaux jaseurs, je n’ai jamais un mot à leur dire : non plus qu’aux singes, et par la même raison. — Les uns parlent, les autres agissent par routine ; et tous me rendent également silencieux.

Bien plus ! mon chien et mon chat..... je les aime beaucoup, et mon chien, surtout, qui est au désespoir de ne pouvoir parler. — Mais quelle qu’en soit la raison, il est Certain que ni l’un ni l’autre ne possèdent le talent de la conversation. — La mienne avec eux, (de même que celles de mon père avec ma mère dans ses lits de justice,) ne sauroit aller plus loin qu’une demande, une réponse et une réplique ; une fois ces trois choses dites, le dialogue finit. —

Mais avec un âne ! je causerois toute ma vie.

« Viens, honnête animal, lui dis-je, voyant qu’il m’étoit impossible de passer entre la porte et lui, — veux-tu entrer ? ou veux-tu sortir ? — »

L’âne courba son cou, et tourna la tête du côté de la rue. —

« Eh ! bien, répliquai-je, nous attendrons ton maître une minute. »

Il ramena sa tête d’un air pensif, et regarda fixement de l’autre côté. —

« Je t’entends parfaitement, répondis-je, — si tu fais un seul pas mal-à-propos, tu seras battu impitoyablement. Après tout, une minute n’est qu’une minute, et elle ne sera pas perdue, si elle me sert à éviter la bastonade à un de mes frères. — »

Pendant cette conversation il mangeoit une tige d’artichaut, et se trouvant pressé entre son appétit d’une part, et l’amertume de la plante de l’autre, il l’avoit laissé tomber six fois de sa bouche, et six fois il l’avoit ramassée. — « Dieu te soit en aide, pauvre animal, dis-je ! tu fais là un déjeûner bien amer ! et le travail rend tous tes jours amers, et bien amère, je crois, est ta récompense ! — Chacun mène la vie qu’il peut ; mais dans la tienne, tout… tout est amertume. — Ta bouche en ce moment doit être amère comme la suie...... (il avoit enfin rejeté sa tige d’artichaut.) Et dans le monde entier, peut-être, tu n’as pas un ami qui te donne un macaron ! » Disant cela, je tirai de ma poche un cornet de macarons que je venois d’acheter, et je lui en donnai un. — Mais en ce moment où je me rappelle cette action, mon cœur me reproche qu’elle partoit plutôt de l’idée plaisante que je me faisois de voir comment un âne s’y prendroit pour manger un macaron, que d’un véritable principe de bienveillance.

Quand l’âne eut mangé son macaron, je le pressai d’entrer. — Le pauvre animal étoit horriblement chargé ; ses jambes sembloient trembler sous lui ; — il résistoit et portoit son poids en arrière. — Je le tirai par son licol, — le licol se cassa dans ma main. — L’âne me regarda d’un air inquiet : — Au nom du ciel ne me frappez pas ! cependant..... si vous le voulez,… vous le pouvez. — « Moi ! te frapper, dis-je, j’aimerois mieux être damné. »

Le mot n’étoit encore prononcé qu’à moitié, comme avoit été celui de l’abbesse des Andouillettes ; — ainsi le péché n’étoit pas consommé, quand un homme qui vouloit entrer fit pleuvoir une grêle de coups sur la croupe de la pauvre bête, ce qui mit fin à la cérémonie.

« Au diable, m’écriai-je ! »

L’âne se précipita pour entrer ; et dans la violence de son mouvement, il me froissa rudement contre la muraille, tandis qu’un bout d’osier qui dépassoit le tissu de son panier accrocha la poche de ma culotte, et la déchira dans la direction la plus désastreuse que vous puissiez imaginer. —

Au diable, avois-je dit !

— Je ne m’adressois point à l’âne, — et pourtant ce fut peut-être ce qui le fit entrer ; — peut-être aussi fut-ce les coups de bâton. — C’est un point qui n’a pas été éclairci, et que je laisse à décider à messieurs de la société royale. — Et j’ai rapporté mes culottes tout exprès pour les en faire juges.