Vie et opinions de Tristram Shandy/4/22

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 62-63).



CHAPITRE XXII.

Tablettes perdues.


Quoique je sentisse bien que tout ce que j’avois dit au commis pouvoit valoir ses six livres quatre sols, j’étois pourtant déterminé à faire note de cet impôt sur mes tablettes avant que de quitter la place. — Ainsi, je mis la main dans la poche de mon habit pour chercher mes tablettes. — Mon aventure peut servir d’avis aux voyageurs à venir de prendre un peu plus garde aux leurs… les miennes n’y étoient plus. —

Jamais aucun voyageur désolé n’a fait pour ses tablettes autant de train et de carillon que j’en fis pour les miennes.

« — Ciel ! terre ! mer ! feu ! m’écriai-je, appelant tous les élémens à mon secours, on m’a volé mes tablettes ! — que vais-je devenir ? — Monsieur le commis, de grâce, mes tablettes où étoient mes remarques, ne les ai-je pas laissées échapper tandis que nous causions ensemble ? » —

« Quant aux remarques, dit-il, vous en avez laissé échapper un bon nombre de fort extraordinaires. — Bon ! dis-je, vous n’avez rien vu. — Il n’y en avoit que pour six livres quatre sous. — Mais les autres ? — (il secoua la tête). Monsieur Leblanc, madame Leblanc, — n’avez vous pas vu mes papiers ? — La fille, courez dans ma chambre. — François, suivez-la. Il faut que j’aie mes tablettes. — Ce sont, m’écriai-je, les tablettes les plus précieuses, les plus sages, les plus ingénieuses. — Que faut-il que je fasse ? — de quel côté dois-je tourner ? » —

Sancho Pança, quand il perdit ses provisions et son âne, ne s’affligea pas plus amèrement.