Vie et opinions de Tristram Shandy/4/65

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 179-182).



CHAPITRE LXV.

Jugement téméraire.


Je prends à témoin toutes les puissances du temps et du hasard qui sans cesse nous arrêtent dans notre carrière, que mon esprit étoit à bout, et que je ne savois comment poursuivre l’histoire des amours de mon oncle Tobie, lorsque ma mère, par curiosité, disoit-elle, (mon père lui soupçonnoit un autre motif,) désira pouvoir les regarder par le trou de la serrure.

« Appelez chaque chose par son nom, dit mon père ; et regardez ensuite par le trou de la serrure tant qu’il vous plaira. »

C’étoit uniquement la fermentation de cette humeur un peu acide, qui entroit dans le tempérament de mon père, et de laquelle j’ai souvent parlé, qui donna lieu à une pareille insinuation de sa part. Cependant comme il étoit naturellement franc et généreux, et toujours ouvert à la conviction, il eut à peine lâché le dernier mot de cette réplique peu obligeante, que sa conscience lui en fit un reproche.

Ma mère avoit en ce moment son bras gauche conjugalement passé dans le bras droit de mon père, de telle sorte que sa main appuyoit sur la sienne. — Elle leva les doigts et les laissa retomber. On auroit pu difficilement prononcer si c’étoit là un coup ou une caresse ; — le casuiste le plus habile auroit été bien embarrassé à décider si ce geste signifioit un reproche ou un aveu. Mon père qui étoit rempli de sensibilité de la tête aux pieds, n’y vit que l’expression d’une femme timide et faussement accusée. — Les reproches de sa conscience redoublèrent ; — il détourna la tête. — Ma mère pensa que son corps alloit suivre, et que son projet étoit de reprendre le chemin de sa maison ; aussitôt en croisant sa jambe droite par-dessus sa gauche qui ne bougea pas, elle se trouva en face de mon père, qui, en ramenant sa tête, rencontra subitement les yeux de ma mère. —

— Nouvelle confusion ! —

Tout détruisoit le premier soupçon qu’il avoit formé. — Tout augmentoit ses remords. Un cristal mince, bleu, calme et brillant, sans tache, sans eau, et tellement tranquille, qu’on auroit pu appercevoir jusqu’au fond la moindre particule ou la moindre expression de désir, s’il en eût existé chez ma mère ; — mais il n’y en avoit pas le plus léger vestige. Et je ne sais comment il arrive que moi, son fils, formé de son sang, je me trouve si enclin à la bagatelle, surtout vers les équinoxes de printemps et d’automne. —

Ma mère, madame, n’étoit telle en aucune saison de l’année, ni par nature, ni par éducation, ni par imitation.

Un sang doux et sage circuloit paisiblement dans ses veines, en tout temps, le jour et la nuit, dans les occasions même les plus critiques. Son imagination calme et paisible n’étoit point échauffée par ces pratiques ascétiques, par ces lectures mystiques, qui n’ayant aucun sens en elles-mêmes, forcent l’esprit à se replier dans la nature pour leur en trouver un. Et quant à mon père, il étoit si loin de chercher à enflammer ses idées là-dessus, que son plus grand soin étoit d’éloigner de sa tête toute image ou propos de ce genre.

Au reste, la nature avoit fait tous les frais de la sagesse de ma mère, et rendu superflues les précautions de mon père. Et mon père le savoit ! — Et mon père n’en continuoit pas moins ses précautions ! — Et moi, Tristram Sliandy, me voilà assis en gillet brun et en pantoufles jaunes, sans perruque ni bonnet, ce douze août mil sept cent soixante six, accomplissant une de ses prédictions les plus tragi-comiques ; savoir que je ne penserois ni n’agirois en rien comme les autres enfans des hommes. —

La méprise de mon père vint de ce qu’il attaqua le motif de ma mère, au lieu de l’action elle-même ; car certainement les trous de serrures ne sont pas destinés à servir de lorgnettes ; et en considérant l’action de ma mère comme tendant à nier une vérité reconnue, et à faire qu’un trou de serrure ne fût pas un trou de serrure, l’action alors étoit une violation de la nature des choses, et comme telle assez criminelle.

C’est pourquoi, n’en déplaise aux prédicateurs, les trous de serrure sont l’occasion de plus de péchés, je dis même de péchés énormes, que tous les autres trous du monde.

C’est ce qui me ramène aux amours de mon oncle Tobie.