Vie et opinions de Tristram Shandy/4/66

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Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 183-186).



CHAPITRE LXVI.

Parure de mon Oncle Tobie.


Quoique le caporal eût tenu parole en retapant de son mieux la grande perruque à la Ramilies de mon oncle Tobie, il avoit eu trop peu de temps, et tous ses soins n’avoient produit qu’un effet assez mince. Cette fameuse perruque avoit passé plusieurs années applatie dans le fond d’une vieille armoire ; et comme les mauvais plis ne s’effacent pas aisément, et que l’usage des bouts de chandelle n’est pas toujours sûr, l’entreprise du caporal n’étoit pas une chose aussi facile qu’on pourroit le croire. Il s’employoit pourtant de son mieux ; — il pomadoit, — il crêpoit, — il retapoit, — puis se reculoit d’un air joyeux, et les deux bras tendus vers la perruque, comme pour l’engager à prendre un meilleur air. — Mais le tout en-vain ; elle frisoit en dépit du caporal, par-tout où le caporal ne vouloit pas qu’elle frisât ; et quand une boucle ou deux auroient pu l’embellir, chaque cheveu s’applatissoit comme s’il eût été trempé dans l’eau bouillante.

La déesse du Spléen elle-même n’auroit pu la voir sans sourire.

Telle étoit la perruque de mon oncle Tobie, — ou plutôt telle elle auroit paru sur tout autre front que le sien. Mais le front de mon oncle Tobie étoit le siège aimable de la douceur et de la bonté ; et ce charme se répandoit sur tout ce qui l’environnoit. — D’ailleurs, monsieur, la nature avoit dans toute sa personne tracé le mot gentilhomme en si beaux caractères, que jusqu’à son chapeau bordé en vieux point d’espagne tout terni, et surmonté d’une large cocarde de taffetas fripé ; — ce chapeau, dis-je, qui en lui-même ne valoit pas quatre sols, acquéroit de l’importance, dès qu’il étoit sur la tête de mon oncle Tobie. On eût dit qu’une Fée elle-même l’avoit composé de sa main, pour mieux aller à l’air de son visage.

Rien n’auroit mieux prouvé ce que j’avance, que l’habit bleu et or de mon oncle Tobie, si, à quelques égards, la proportion n’étoit pas nécessaire à la grâce ; mais depuis quinze ou seize ans qu’il étoit fait, depuis que l’inactivité de mon oncle Tobie (dont les promenades étoient presque bornées à son boulingrin,) avoit doublé son embonpoint, — son habit bleu et or étoit devenu si misérablement étroit, que ce n’étoit qu’avec la plus grande peine que le caporal avoit pu l’y faire entrer ; et le raccommodage des manches n’avoit servi de rien ; — il étoit cependant galonné en plein, et sur toutes les coutures, et devant et derrière, comme au temps du roi Guillaume ; et pour finir la description, il jetoit tant d’éclat au soleil, il avoit un air si métallique et si guerrier, que si le projet de mon oncle Tobie eût été d’attaquer la veuve en armure, il auroit pu lui-même s’y méprendre.

Quant aux culottes d’écarlate, on sait que le tailleur les avoit décousues et les avoit abandonnées. On auroit pu à la rigueur s’en accomoder, mais c’étoit assez que le soir d’auparavant on les eût déclarées incapables de servir, et comme il n’y avoit point d’alternative dans la garderobe de mon oncle Tobie, mon oncle Tobie sortit en culottes de pluche rouge. —

Le caporal avoit endossé l’uniforme du pauvre Lefèvre. Il avoit retroussé ses cheveux sous son bonnet de housard, lequel, comme on sait, avoit été remis presque à neuf. — Il suivoit son maître à trois pas de distance — Sa chemise, renflée à son jabot et autour de ses poignets, annonçoit l’orgueil de son ancienne profession ; et son bâton, suspendu par un petit cordon de cuir noir, dont les deux bouts renoués ensemble finissoit par un gland, balançoit au-dessous de son poignet gauche. — Mon oncle Tobie portoit sa canne comme une hallebarde.

« Vraiment, dit mon père en lui-même, ils ont assez bon air. »