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Vieilles histoires du pays breton/Noël de Chouans

La bibliothèque libre.
Honoré Champion (p. 146-166).

NOËL DE CHOUANS



I


Depuis trois jours il neigeait sans presque discontinuer. Sous le ciel bas et noir la lumière était comme morte : on n’eût pas vu clair en plein midi, n’était l’éclat triste de toute cette blancheur qui couvrait le sol. Çà et là des troncs d’arbres émergeaient, des chênes courts, bossués, trapus, tordus, pareils à des squelettes ramassés sur eux-mêmes et tout recroquevillés par le froid. Il n’y a guère qu’en Bretagne que les pauvres arbres, martyrs du vent, ont ces attitudes douloureuses, ces formes tourmentées. Et c’est, en effet, au pays d’extrême-ouest que ceci se passait dans l’hiver de 1793, la veille de Noël.

Quand je dis : veille de Noël, c’est une façon de parler. Car de Noël, cette année-là, bien peu de gens se souciaient. Et, dans l’aspect des choses, on eût cherché en vain quelque signe annonciateur de la nuit sainte. Depuis de longs mois déjà les églises s’étaient vêtues de solitude et de silence : elles étaient, au milieu des maisons des bourgs, comme des veuves ou comme des tombes. L’herbe poussait entre leurs dalles disjointes ; les autels ne connaissaient plus d’autres guirlandes que la moisissure des mousses, parure funèbre des lieux abandonnés. Les cloches — c’est le cas de le dire — s’en étaient allées au diable, ou bien pendaient à leurs jougs, immobiles, sans âme ni voix.

Et Noël sans les cloches, Noël sans les grêles sonneries qui tintent dans le vent par joyeuses volées, en vérité est-ce encore Noël ?

L’étoile de la Nativité avait elle-même déserté le firmament. Pas une lueur ne veillait là-haut, pas une seule petite clarté ne filtrait à travers les amoncellements de nues, si épaisses, si lourdes qu’elles semblaient de pierre, comme si on avait muré le ciel. Nue aussi était la terre, et vide, et, en apparence, inhabitée. On n’y voyait point trace de chaumière. La grande uniformité sinistre de la neige avait tout nivelé. On eût dit un paysage polaire. Tel devait être le monde avant que la lumière fût. Par instants, on entendait hennir l’invisible et sauvage troupeau des rafales, et des bruits de galops étranges retentissaient au loin dans les profondeurs de l’espace. Puis c’était de nouveau une paix sans limites, une sorte de stupeur universelle ; et les flocons blancs se remettaient à tomber en silence ainsi qu’une mystérieuse pluie d’atomes.

Voici que, soudain, dans la désolation de la steppe, une silhouette d’homme se montra, suivie d’une autre, puis d’une troisième.

Ils s’avançaient à la file, entre les deux rangs d’arbres qui marquaient la route.

— Sale corvée tout de même ! murmura en français l’un d’eux.

Celui qui marchait en tête se retourna pour répondre :

— Vous pouvez être tranquilles désormais. Je suis certain d’être dans la bonne voie. Avant un quart d’heure nous serons arrivés.

Ils portaient le costume du pays vannetais, la veste en peau de mouton, la braie de berlinge noir serrée au genou et les guêtres en cuir. Tous trois étaient armés : au-dessus de leur épaule le canon d’un fusil pointait. À leur accoutrement et à leur mine, on les reconnaissait sans peine pour des chouans.

— Tenez, maître, continua l’homme qui paraissait être le guide, cette fois j’en suis sûr, nous sommes à la croix de Keralzy… La ferme est à droite… Une centaine de pas, tout au plus,

Ils enfonçaient dans la neige jusqu’à mi-jambes.

Un vague tertre se dessina. L’homme dit :

Motus !… Ce sont les bâtiments.

Ils en firent le tour, d’un pas précautionneux, tâtant les murs pour trouver la porte.

— Voici ! fit le guide & voix basse.

Les deux autres armèrent leurs fusils, après avoir enlevé le mouchoir qui enveloppait la batterie pour la préserver de l’humidité.

La ferme semblait vide.

— L’oiseau aura été prévenu par quelque traître, prononça celui des trois hommes qui n’avait pas encore parlé. Et il aura déguerpi !…

À ce moment, dans un appentis adossé à la maison, une vache meugla.

— S’il avait été prévenu, maître, il aurait amené le bétail, observa le guide.

— En tout cas, frappe !

Le poing de l’homme s’abattit sur les ais de chêne qui rendirent un son sourd, le lugubre gémissement d’une planche de cercueil.

Une voix faible répondit de l’intérieur, en breton :

— Je vais ouvrir.

Un verrou cria, le loquet fut soulevé, et par la porte entre-baillée les trois chouans entrèrent. Des ténèbres épaisses emplissaient le logis. La voix faible au timbre enroué reprit dans l’obscurité :

— Pardonnez-moi. Je ne vous attendais point de sitôt. Ma mère me disait encore tout à l’heure que vous ne viendriez que sur le coup de minuit. Mais il y a de la braise dans l’âtre, sous la cendre. Je ne serai pas long à allumer la chandelle de résine.

Une flamme bleuâtre brilla au bout d’une de ces allumettes primitives que les paysans d’alors fabriquaient avec des tiges de chanvre desséchées et enduites de soufre. Puis, à l’angle de la cheminée, la chandelle de résine assujettie à une pince en fer se mit à brûler en crépitant, Et les hommes virent debout sur la pierre de foyer un garçonnet en chemise qui leur souriait doucement.

— Si vous voulez bien me permettre, dit-il, je me recoucherai. Car, depuis le commencement de cet hiver, je suis tout à fait malade.

Malade. Oh ! oui ! Il n’était pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir qu’il se mourait. C’est à peine si un souffle de vie animait ce pauvre squelette d’enfant tout mangé par la phtisie.

Les trous de ses yeux démesurément dilatés par la fièvre étaient comme percés à jour dans sa figure transparente.

Voyant que les trois hommes le regardaient d’un air de pitié, il ajouta :

— Je guérirai peut-être à la belle saison. Mais ce froid me glace.

Il se hissa péniblement sur le banc placé en avant du lit-clos, en guise de marchepied.

— Ah ! j’oubliais, fit-il en se retournant. L’ajonc est là près de vous. Il est bien sec et prendra feu tout de suite. Seulement je vous prierai de souffler vous-mêmes sur la braise. Moi, je ne le pourrais pas ; j’étoufferais…

Une quinte de toux l’interrompit, si violente qu’on ont juré que tous ses petits os allaient voler en éclats.

Celui des chouans qu’on appelait « maître » le souleva dans ses bras, le déposa avec toutes sortes de précautions sur la mauvaise couette de balle qui garnissait le lit et ramena sur lui les couvertures, Le visage de l’enfant exprimait une joie singulière, un ravissement infini. Il s’était remis à parler, à mots entrecoupés, et baisait avec effusion la main du chouan qu’il avait retenue dans les siennes…

II

Une claire flambée rayonnait dans Pâtre. Le petit malade s’étant assoupi, le chef de bande était venu s’asseoir auprès de ses compagnons.

— L’aventure est piquante, commença-t-il. J’arrive dans le dessein de fusiller le père, et voilà qu’il me faut bercer l’enfant. Boishardy jouant à la nourrice ! Nos amis refuseront d’y croire. C’est étrange, en vérité. Ce môme-là, avec sa mine de cadavre et sa voix si triste, m’a remué jusqu’aux entrailles… Notez que je n’ai pas compris ça à ce qu’il nous chantait… À propos, Penn-dir, qu’est-ce qu’il nous racontait donc, dans son satané breton ? … Ah ! d’abord, mets une sourdine, s’il te plait, à ton instrument. J’entends qu’il repose en paix, ce gamin !

Le guide, ainsi apostrophé, demeura un instant sans répondre. Enfin il dit très bas, en jetant un regard inquiet vers le lit :

— Je pense que la maladie a troublé la cerveau de l’enfant de Keralzy. Plus je réfléchis à ses paroles, plus je les trouve dénuées de sens…

Il avait le mot folie sur les lèvres, mais n’osait le prononcer. Cela porte malheur.

-Traduis-les, ces paroles, et ne fais pas tant de façons.

Penn-dir répéta en français l’énigmatique phrase par laquelle l’enfant les avait accueillis.

— Il nous attendait ?… mais seulement sur le coup de minuit ?… murmura Boishardy ; voilà qui est bizarre, en effet… Nous tirerons cela au clair. Je soupçonne là-dessous une ruse du fermier. Je vous le dis, il aura eu vent de notre visite… Mais, d’abord, inspectons les lieux… Tout ceci n’est pas naturel… Fleur-d’Épine, allume la lanterne, commanda-t-il en s’adressant à l’autre chouan.

Ils firent sans bruit le tour de la maison, ouvrant les armoires, sondant avec le canon de leurs fusils les coins obscurs. Ils visitèrent ensuite les dépendances ; dans l’étable ils ne trouvèrent qu’une chèvre et la vache qui, à leur arrivée, avait meuglé ; dans l’écurie, en revanche, deux chevaux de belle encolure dormaient debout, la tête appuyée au rebord de la mangeoire.

Leur perquisition terminée, ils rentrèrent, sans avoir vu trace de l’homme qu’ils cherchaient, du fermier de Keralzy, Yvon Lestrézec.

La semaine d’avant, un chouan poursuivi par les Bleus s’était réfugié dans la métairie, et, pendant une journée, Yvon Lestrézec l’avait hébergé et nourri ; mais la prime promise à qui livrerait un rebelle avait tenté la cupidité du paysan. Il avait lui-même livré son hôte à la gendarmerie prévenue par ses soins.

Pour ce fait, le comité exécutif des chouans, siégeant à Vannes, l’avait condamné à mort. Le jugement décrétait qu’il serait fusillé en pleine figure à bout portant, dépouillé de ses hardes et ligotté tout nu au calvaire de Keralzy, avec le nom Judas inscrit au couteau sur sa poitrine.

Boishardy avait été chargé de l’exécution de la sentence. Il s’était mis en route, malgré la neige, malgré ce vent d’enfer qui faisait rage, malgré les postes des Bleus, disséminés dans toute la région. Comme aide de camp il s’était adjoint Fleur-d’Épine. Penn-Dir, en français Tête-d’Acier, un braconnier de Trégunc, batteur de pays, remplissait la double fonction de guide et d’interprète.

On sait le reste.

Grand, souple, avec de larges épaules et une taille de fille, la face rasée de frais, les yeux francs et audacieux, le nez en bec d’oiseau de proie, les lèvres sensuelles et, dans la physionomie, un mélange de rudesse et de bonté, tel apparaissait Boishardy à la lueur du feu d’ajoncs où il venait de reprendre place entre ses doux acolytes [1].

Par l’eutre-bâillement des volets du lit, le petit malade, réveillé, se pencha vers le groupe des chouans. Ses cheveux, couleur de paille, s’ébouriffaient autour de son visage exsangue, d’une pâleur de vieille cire.

— Vous désirez peut-être manger, dit-il. Il y a une tourte de pain de seigle dans la huche, et sur la planche qui est là-haut, suspendue à la poutre, vous trouverez dans un plat d’étain une tranche de lard fumé.

Penn-Dir transmit cette offre au chef de bande.

— Remercie-le, répondit celui-ci. Sa politesse n’est pas à dédaigner.

L’instant d’après, ils étaient à table tous les trois. La course dans la neige leur avait creusé l’estomac ; ils soupèrent avec appétit. Sur l’ordre de Boishardy, le guide interprète, sans perdre une bouchée se mit en devoir d’interroger l’enfant, traduisant en breton les questions du « maître » et en français les réponses du bambin :

— N’as-tu pas dit que tu nous attendais ? Tu sais donc qui nous sommes ?

— Certes, oui. Il y a trois ans, quand on faisait encore le catéchisme à l’église du bourg, j’y assistais tous les samedis. Le recteur, celui qui s’en est allé chez les Anglais, nous a souvent raconté votre histoire, et j’ai bien retenu vos noms.

— Lesquels, s’il te plait ?

— Gaspar, Melchior et Balthazar, débita l’enfant tout d’une haleine, sur un ton de leçon apprise par cœur.

— Le cher innocent ! il nous prend pour les Rois Mages, murmura Boishardy.

Penn-Dir reprit :

— Alors, ta mère t’avais averti que nous viendrions ?… Mais comment a-t-elle pu te laisser seul, malade comme tu es ?

— Les temps sont durs et nous ne sommes pas riches. Depuis quelques jours elle accompagne mon père, chaque soir, au manoir des Saliou, à une demi-lieue d’ici. Ils y passent la nuit à teiller du lin et ne rentrent qu’à l’aube. Ce n’est pas que ça leur plaise. Ma mère pleure toujours en m’embrassant au départ. Mais le père lui dit : « Il le faut ! il le faut » Et ils s’en vont. Quand on est pauvre, on ne fait pas ce qu’on veut,

Boishardy pensait : « Le rustre s’est méfié, s’il n’a été prévenu. Mais je trouverai moyen, quoi qu’il fasse, de lui régler son compte. »

— Ce soir, continua l’enfant, ils m’ont dit : « Si l’on vient frapper, va ouvrir et n’aie pas peur. Rappelle-toi que, la nuit de Noël, les envoyés de Dieu courent les chemins. »

Fleur-d’Épine s’écria :

— Au fait, c’est nuit de Noël. Nous réveillonnons en ce moment.

— Ainsi, demanda Penn-Dir, tu n’as pas eu peur de nous ?

— Au contraire, j’ai été bien content. Durant tant d’années je vous ai attendus en vain ! J’avais beau mettre mes sabots dans le coin de l’âtre, je n’y retrouvais le lendemain matin que la paille de la veille. J’en étais venu à croire que Keralzy n’était pas sur votre route. Les autres, de mon âge, étalaient devant moi leurs jouets, un tas de belles choses peinturlurées que le Mabik Jésus leur avait fait distribuer par ses mages, ses bergers ou ses apôtres. Moi seul, je n’avais rien. Je m’en allais pleurer de désespoir, derrière le fournil, non pas tant à cause du cadeau que parce qu’il me semblait triste qu’on m’oubliât de la sorte.

« Ma mère tâchait de me consoler, en me disant : « Sèche tes larmes, petit Job. Tu verras, l’année prochaine les gens du bon Dieu t’apporteront un habit neuf aussi bleu que le ciel avec des boutons de nacre aussi brillants que les étoiles. » Mais moi, je faisais « non » de la tête. Je n’avais plus foi. Si vous aviez tardé d’un Noël encore, je suis sûr que la peine que j’en aurais eue m’aurait tué. Tenez, quand enfin j’ai entendu votre coup à la porte, j’ai pensé mourir de joie… »

Le pauvret dut s’interrompre. Dans sa gorge oppressée sa voix râlait. Il fit cependant un dernier effort pour demander :

— Dites, vous me l’apporterez, n’est-cz pas, l’habit bleu aux boutons de nacre ?

Boishardy s’était levé d’un bond ; sur ses joues roses deux grosses larmes roulaient. Il tira sa montre : elle marquait dix heures.

— Penn-dir, fit-il, réponds-lui qu’il dorme tranquille et que demain, au lever du jour, l’habit sera étendu au pied de son lit, veste, gilet et pantalon… Vous autres, faites le quart jusqu’à mon retour, et, à la moindre alerte, égaillez-vous !

Le terrible homme était déjà dehors.

On entendit dans la cour le bruit d’un cheval qui s’ébroue, puis un « hop ! » sonore, puis un galop sourd, bientôt étouffé dans le vaste silence des neiges…

III


Blanches elles étaient, les neiges, — blanches d’une blancheur morne, blafarde, d’une blancheur de suaire. Et, sur les grandes étendues blêmes, le ciel de plus en plus s’abaissait, comme un couvercle noir, comme la dalle immense d’un immense tombeau.

Qui eût été, cette nuit-là, sur les routes — comme dit le chanson — se fût signé d épouvante, croyant voir passer la bête de l’Apocalypse.

Et c’était Boishardy qui s’en allait chevauchant, en quête d’un habit neuf pour le petit de Keralzy. Cramponné à la crinière de sa monture, la joue collée à son poitrail pour mieux rompre la bise, il allait, il allait.

Mais laissons parler ici la vieille complainte, composée, dit-on, par un tailleur de pierres, et que les bardes ambulants, depuis lors, ont fait entendre à tous les pardons ;

« L’an dix-sept cent quatre-vingt-treize, — la veille de Noël, au soir — il faisait tel vent et telle neige — que les corbeaux mêmes se tenaient tapis — dans le ventre creux des vieux chênes. — la neige tombait, le vent soufflait.

« Les petits enfants, sous le chaume, — étaient tristes et songeaient : — Avec cette neige, avec ce vent, — Jésus n’osera point descendre ; — en sorte que nos sabots resteront vides ! — Le vent soufflait, la neige tombait.

« Le fait est qu’il ventait si fort, — il neigeait neige si épaisse — qu’il eût fallu à Dieu autant de courage — pour descendre sur la terre des hommes — que, jadis, pour gravir le Golgotha. — la neige tombait, le vent soufflait.

« Malgré la neige, malgré le vent, — par vaux et monts, sur un cheval nu, — sans étriers ni mors, sans selle, — Boishardy courait cependant. — Qu’importe le temps au chouan ! — Le veut soufflait, la neige tombait.

« Il n’a pour éclairer sa route — que le feu qui sort de ses yeux — luisants comme des escarboucles. — Il crie à la bête : Plus vite ! — Plus vite que la mort va la bête. — La neige tombait, le vent soufflait.

« Aux trous des talus, les chouettes — se demandaient l’une à l’autre : — Où va Boishardy de ce pas ? Quel nouveau meurtre a-t-il en tête ? — Quelle ferme va-t-il brûler ? — Le vent soufflait, la neige tombait.

« Le rouge-gorge, oiseau du Calvaire, — aux chouettes a répondu : — Boishardy, le massacreur d’hommes, — pour une fois a changé d’âme. — Puisse Dieu lui en savoir gré ! — La neige tombait, le vent soufflait.

« Boishardy galope, galope, — pour exaucer le dernier vœu, — le vœu d’un innocent, malade — dans le lit clos de Keralzy. — Qu’il prenne garde ! La mer monte.. »

… La petite ville se tassait, toute noire, sur le gris de l’horizon, de l’autre côté d’une de ces grèves profondes que l’Océan creuse dans les failles de la terre bretonne et que le flot ne visite guère qu’aux grandes marées d’équinoxe.

Le dur sabot du cheval de ferme sonnait maintenant sur une chaussée de galet.

Une âcre odeur de saumure montait des ténèbres.

Soudain, bête et cavalier sentirent le sol se dérober sous eux. Une chose mouvante, glacée, sinistre, les engloutissait sans bruit.

— La mer ! pensa Boishardy, je n’avais pas prévu ce détail !…

Il enfonça les deux genoux dans les flancs de sa monture, râlante, à demi-noyée, et, ayant saisi entre les dents une de ses oreilles, dressées d’épouvante :

— Hangn ! fit-il.

Sous cette morsure sauvage, l’animal bondit avec un hurlement de douleur.

— Sauvés ! s’écria le chouan.

Ils étaient déjà sur l’autre rive.

L’aubergiste de la Tête-de-Loup fut long à réveiller. Il montra enfin à la lucarne sa grosse figure congestionnée.

— Qui est là ?

— Pour Dieu et le Roy ! proféra Boishardy. Ouvre vite, triple endormi, si tu ne veux que les compagnons te fassent perdre avant peu le goût des draps !

Maître Jean Tarridec ne se le fit pas répéter deux fois. Sa femme, sa fille Lévénès, le palefrenier, tout le personnel de la Tête-de-Loup fut bientôt sur pied.

— D’abord qu’on soigne le cheval ! J’entends qu’avant une demi-heure il n’ait plus un poil de mouillé. N’oublie pas de verser une chopine d’eau-de-vie dans son avoine.

Cet ordre donné au garçon d’écurie, le chef de bande se tourna vers l’aubergiste qui grelottait dans sa graisse, un peu de peur, beaucoup de froid, n’ayant passé de son vêtement que les pièces les plus sommaires.

— Toi, pour t’apprendre ton métier de chouan, je devrais bien t’emmener en cet état faire un tour de ville. Mais je suis bon prince. Va t’habiller, pendant que je ferai prendre à mes semelles un air de feu.

La maritorne, aidée de Lévénès — fine fleur des côtes au parfum de goémon frais, — avait ranimé la cendre du foyer en y jetant une brassée de copeaux. Elle disposait le trépied et, sur le trépied, la poêle, tandis que la jeune fille battait des œufs.

Boishardy assistait à tout ce manège, du centre d’un nuage de vapeurs flottant autour de son accoutrement détrempé. Il s’exhalait de la cuisine proprette et chaude une torpeur de bien-être qui l’envahissait. Si endurant qu’il fût à la fatigue, sa marche du jour, sa chevauchée de la nuit avaient endolori ses membres. Et puis, on a beau être un aventurier, un fanatique de la vie nomade, on n’en subit pas moins le charme momentané d’une maison close au vent qui vente, d’un abri paisible et sûr, égayé par les sursauts de la flamme dans l’âtre et par les mouvements onduleux d’une belle fille qui va, vient, s’empresse et laisse rire dans ses yeux d’esclave soumise la joie qu’elle a de vous servir.

Déjà le chouan se voyait étendu, après un copieux repas abondamment arrosé, dans un lit de ouate tiède fleurant les lavandes du printemps dernier.

Mais, par une subite association d’images, il se rappela l’autre lit, là-bas, le lit de Keralzy avec son banc de chêne, ses volets sombres, sa couette de chanvre, bourrée de vieille balle, ses toiles d’araignée peuplées de mouches mortes, et ses tristes couvertures en loques où un pauvre être de douze ans agonisait sans plainte, en rêvant d’une veste à boutons de nacre trop longtemps désirée en vain et qu’il avait grand’chance de ne porter jamais.

Il secoua sa lourde tignasse brune toute ruisselante d’eau de mer, et, poussant du pied la poêle où commençait à bruire doucement la chanson du beurre rissolé :

— Ta, ta, ta, fit-il, ramassez-moi toutes ces gâteries. J’ai bien autre chose en tête.

Maître Tarridec descendait l’escalier, enveloppé dans une limousine, le cou entortillé dans une demi-douzaine de foulards :

— À la bonne heure ! s’écria Boishardy, te voilà garanti contre les rhumes !… Dis-moi, tu as bien parmi tes amis quelque boutiquier-tailleur ?

— Certes.

— Courons-y de ce pas !

Le marchand, réveillé en sursaut, pesta sans doute quelque peu contre cet acheteur nocturne à mine de forban, mais la vue d’une poignée de jaunets calma vite sa mauvaise humeur.

Justement il avait là un habit d’enfant « tout ce qui se peut voir de plus délicieux… et moelleux !… un pur velours !… Touchez-moi cette étoffe !… »

Les boutons, il est vrai, n’étaient point de nacre. Mais ce fut l’affaire d’un instant de les changer.

Au sortir de chez le tailleur on passa chez le cordonnier. Puis vint le tour de l’apothicaire. Le chouan s’y emplit les poches de fioles de sirop, de plusieurs aunes de pâte de réglisse et d’un nombre indéfini de sachets de pastilles.

À l’un des contreforts de l’église — qui pour le moment servait de grenier à fourrages — s’adossait l’échoppe d’un imagier… Mais rendons la parole à l’auteur inconnu de la complainte :

« Chez l’artisan faiseur de saints — Boishardy entre en dernier lieu, — Boishardy entre, bourse en main, — et sans marchander il achète un bon Dieu d’ivoire. — Le vent soufflait, la neige tombait.

« Il achète un blanc crucifix, — pour que l’enfant de Keralzy — ait, en mourant, devant les yeux, — Celui qui mourut pour les hommes, — le Maître doux du Paradis !… — La neige tombait, le vent soufflait… »


IV


Entre le ciel noir et la terre blanche, de nouveau Boishardy galopait. Une fente s’était ouverte du côté de l’orient dans la muraille sombre qui fermait le ciel, et une grise lumière, émanée d’une source mystérieuse, filtrait au flanc des nuages. C’était comme une promesse de jour après cette nuit sépulcrale qui semblait ne devoir jamais finir.

Le cavalier put franchir la crique sans encombre. La mer s’était retirée au loin : sa plainte basse, continue, s’entendait à peine, comme si, après avoir été furieusement surmenée par la rafale, elle s’en fût retournée battue et pleurante vers d’impénétrables solitudes.

Sur la pente opposée, la bête tout à coup se cabra.

Boishardy ne tarda pas à comprendre à quelle sorte de danger il avait affaire. Quelques flocons de fumée se balançaient au-dessus d’un bouquet d’aulnes.

— Attrape, chouan ! avait crié une voix.

Il donna si rudement du talon de ses souliers ferrés dans le ventre de sa monture que celle-ci s’enleva d’un bond.

— Au cheval ! visez au cheval ! hurla une autre voix.

Une grêle de balles siffla, fauchant les ramilles menues, et Boishardy, désormais hors d’atteinte, se mit à agiter son feutre épinglé d’une cocarde noire, en ricanant :

— Tirez ! tirez, les Bleus ! Taillez de la besogne pour les ramasseurs de bois mort !

Aux alentours de la ferme de Keralzy rien dans le paysage n’avait changé : c’était le même désert neigeux, le même silence.

En passant au pied du calvaire, le bandit se signa, mais en même temps il marmonnait entre ses dents quelque chose qui ne devait pas être une prière, à en juger par l’expression de férocité de sa figure.

Les deux piliers qui marquaient l’entrée de la cour émergèrent.

Boishardy fit entendre un cri strident et prolongé, un hululement d’oiseau nocturne. La porte de la maison s’entre-bâilla aussitôt, et Fleur-d’Épine se montra, suivi de Penn-Dir,

— C’est vous, maître ?

— C’est moi… Fleur-d’Épine, maintiens la bête : nous aurons encore besoin d’elle… Toi. Penn-Dir, trouve-moi à l’écurie une corde quelconque, longe ou licol. Surtout prends-la solide.

Quant à lui, il s’achemina vers la ferme, son ballot sur les épaules. L’enfant dormait, la tête tournée au mur, Boishardy étala sur le lit un à un les effets qu’il avait été quérir, rangea sur la table de cuisine les paquets de bonbons et les fioles, suspendit les souliers en évidence au manteau de la cheminée ; puis, ayant posé le christ d’ivoire entre les mains amaigries du pauvre malade, il se découvrit et murmura :

— Que le Dieu qui naquit à Noël te garde de souffrir longtemps !… Pour nous, ajouta-t-il en se parlant à lui-même, dépouillons notre couronne de Roi Mage. À ta besogne, Boishardy !…

L’enfant resta seul dans la pièce assombrie, seul avec le crucifix que le rouge reflet de l’âtre éclairait d’une lueur de sang.

Le chouan avait rejoint ses compagnons.

— Où allons-nous ?

— Au calvairel…Et tâchez que l’animal ne vous échappe point !

Le cheval, encore tout fumant de la folle équipée qu’il venait de fournir, se refusa d’abord à marcher. Il reniflait désespérément du côté de l’écurie où son frère de labour, qui tout à l’heure avait reconnu son trot, ne cessait de hennir, pour l’appeler.

Boishardy lui larda la croupe de coups de couteau.

Alors, comprenant sans doute qu’il ne gagnerait rien à résister, il s’abandonna au sort, avec son doux fatalisme de bête. Il ne lança même pas une ruade quand, arrivés auprès de la croix, les brigands s’apprêtèrent à lui entraver les jambes. Garrotté au point de ne pouvoir plus se tenir debout, il s’abattit lourdement dans la neige, sans une plainte, se résignant d’avance à de pires extrémités.

Le calvaire se dressait à l’angle d’un champ que bordaient de hauts talus, hérissés de broussailles surplombantes. Les trois hommes se couchèrent dans la douve, à l’abri de cette espèce d’auvent. Devant eux de grandes masses de neige durcie formaient rempart.

La tourmente s’était tue.

Une baleine moins âpre soufflait de l’occident. Les nuages se soulevaient comme s’il leur eût poussé des ailes : une sorte d’animation silencieuse se faisait dans le ciel.

À l’est, du fond des lointains pâles, un disque de pourpre violacée surgit, un soleil sans flamme et sans rayons, un spectre d’astre, fatigué avant d’avoir entrepris sa course.

Les chouans guettaient, fusils armés.


V


Un groupe d’hommes venait par la route en causant. L’un d’eux dit :

— J’ai envoyé la ménagère par la traverse. Elle doit être à la ferme depuis déjà dix bonnes minutes… S’il n’y a rien de nouveau, elle ne va pas tarder à me faire signe.

Ils s’étaient arrêtés ; une main en abat-jour au-dessus des yeux, ils regardaient dans la direction de Keralzy.

— La voilà ! s’écria un second. Je la reconnais. Elle secoue dans l’air un mouchoir.

— C’est donc que tout va bien, répondit celui qui avait parlé le premier et qui n’était autre que le fermier du lieu.

Il poussa de toute la force de ses poumons un iou ! retentissant pour donner à entendre à sa femme que son signal avait été aperçu et qu’elle pouvait quitter sa faction.

Puis, se tournant vers les paysans qui l’escortaient :

— Il est inutile que vous m’accompagniez plus loin. Les chouans ne m’auront pas encore cette fois-ci ?

Il y eut de gros éclats de rire, un échange de lazzis campagnards, et l’on se sépara. Le fermier continua seul sa route.

Il n’avait pas fait cent pas qu’il vit, jouxte le calvaire, une grande forme étendue qui s’agitait confusément. C’était le cheval ; son flair l’avait averti de l’approche de son maître, et il essayait de se remettre sur pied, sans y réussir, battant le sol avec sa tête à coups sourds et précipités.

— Hé, mais ! s’exclama l’homme, c’est Mogiz !… Ah ! les brutes ! les bandits ! Se venger sur une pauvre bête !… Doux ! doux ! mon pauvre Mogiz, on va te débarrasser de tes liens.

Il s’était agenouillé auprès de l’animal, tapotant son poitrail d’une main pour le faire tenir tranquille, tandis que, de l’autre, il tirait son couteau pour trancher la corde…

— Feu ! commanda Boishardy.

Le fermier tomba à la renverse, le crâne fracassé. Une des balles avait traversé l’orbite droite.

— Est-ce visé, çà ! ricana le chef de bande en montrant à ses acolytes le globe de l’œil qui pendait.

Penn-Dir dépouilla le cadavre de ses vêtements. En même temps Fleur-d’Épine enlevait au cheval son entrave qui allait servir à crucifier le « traître ».

Mogiz partit en trébuchant, comme une bête saoûle.

Et le fermier, dont le froid racornissait déjà les chairs, fut hissé sur la croix et amarré à l’arbre de granit.

Avec la pointe d’un stylet, Boishardy grava un peu au-dessous des seins le nom de Judas. Il apporta à cette sinistré besogne l’application d’un calligraphe, toute sa maëstria de sculpteur en peau humaine.

À la même heure, là-bas, dans la cuisine que blanchissait le jour, l’enfant de Keralzy, extasié, disait à sa mère :

— Si tu l’avais vu, mamm !… Comme sa figure était imposante et belle !… Je n’ai pas eu de peine, va, à deviner que c’était lui Balthazar, le Mage fils de Japhet. Les deux autres, quoique rois eux aussi, avaient l’air de n’être que ses serviteurs… Que de cadeaux, hein ! que de cadeaux !… Tu avais raison, mamm, il ne faut jamais désespérer…! Je suis bien dédommagé cette fois de tous les Noëls où je n’ai rien eu !…

Et, embrassant avec ferveur le christ d’ivoire, il murmurait dans un transport de reconnaissance :

— Béni sois-tu, ô Dieu ! et béni soit celui qui m’est venu visiter en ton nom !…



  1. Émile Souvestre, dans les Souvenirs d’un Bas-Breton (2e série), trace de Boishardy le portrait suivant :
    « Les royalistes (des Côtes-du-Nord) avaient pour chef un des hommes les plus actifs et les plus entreprenants qu’ait jamais produits aucune guerre civile. Ce chef était un gentilhomme obscur nommé Boishardy, qui avait vécu jusqu’alors uniquement occupé de chasser le loup et de courtiser les jeunes fermières. Les paysans, qui le craignaient à cause de sa force et de son audace, l’aimaient pour sa franchise familière, sa gaîté et ses élans d’une brusque bonté. Il ne s’était jamais donné la peine d’être meilleur ni plus mauvais que le hasard. C’était un de ces hommes d’instinct, destinés à devenir populaires, parce qu’ils ont le bonheur d’avoir, à côté de chaque vertu, un défaut qui la rend visible aux yeux grossiers de la foule. Capables de mauvaises actions quand la passion les pousse, mais non d’une méchanceté, parce que la méchanceté suppose la corruption et le parti-pris ; natures cahoteuses qui plaisent, comme les paysages accidentés et les arbres rugueux, par le seul charme de la vie et de la variété. »