Vingt-quatre heures d’une femme sensible/À Madame la princesse de ****

La bibliothèque libre.
Librairie de Firmin Didot Frères (p. 3-11).



À MADAME

LA PRINCESSE DE ****.


C’est à vous, aimable amie, que je dédie ce petit roman. Son sujet, sa forme, le genre d’observations sur lequel il repose, tout y diffère de mes autres ouvrages ; aussi, pour vous, pour le public, pour moi-même, me semble-t-il exiger quelques explications.

Je l’ai commencé il y a plus de vingt ans. Je n’y attachais et n’y attache encore que peu d’importance. En m’imposant la loi de n’y pas dire un mot qui ne fût dicté par le sentiment ou la passion ; en faisant éprouver, dans le court espace de vingt-quatre heures, à une femme vive et sensible, tout ce que l’amour peut inspirer d’ivresse, de trouble, de jalousie surtout, je ne voulais que faire aussi un roman sur une idée qui m’avait plu, et répondre par là à quelques reproches qui m’avaient été faits sur le ton sérieux et philosophique de la plupart de mes ouvrages. Ceux par lesquels j’ai débuté dans la littérature étaient déjà une réponse suffisante ; mais l’usage veut tellement que les femmes qui écrivent trahissent sans cesse le secret de leurs tendres sensations, que celles qui parviennent à les renfermer dans leur cœur semblent, en quelque sorte, n’en pas éprouver assez ; ou du moins ne pas attacher assez de prix à cette sensibilité, qui est sans doute un des plus beaux apanages de notre sexe, mais que chacun conçoit et exprime suivant son caractère et le genre de son talent.

Je voulais donc, par ces lettres, payer un nouveau tribut à l’usage, et prouver que le goût des ouvrages sérieux n’exclut en rien la sensibilité. J’avais même le projet (auquel j’ai renoncé) d’y ajouter une discussion, dans laquelle j’avançais, et c’est mon opinion, que la vraie sensibilité est une qualité trop belle et trop forte pour n’agir que sur les affections de l’âme ; que c’est elle aussi qui éclaire et agrandit l’esprit ; qu’elle n’est pas moins le foyer des idées élevées et philosophiques que des idées douces et tendres, et qu’elle en est même une condition plus nécessaire. Enfin, je m’étais assez longtemps et à plusieurs reprises occupée de ce roman dont je voulais faire aussi un tableau, ou plutôt une espèce d’étude du cœur d’une femme. Mais la difficulté d’y soutenir l’intérêt par l’analyse seule des sentiments m’avait paru exiger trop de travail pour un ouvrage de ce genre. Je l’avais abandonné, et, sans doute, il n’aurait eu aucune suite, si, me trouvant à la campagne et loin de mon pays, pendant les années de guerre qui viennent de s’écouler[1], le besoin impérieux d’une forte distraction ne l’eût rappelé tout à coup à mon souvenir.

Ce fut alors que je le terminai, et je ne puis dire assez de quelle ressource il me fut dans ces moments d’agitation et de solitude. En calculant ces simples événements ; en écrivant ces lettres pour lesquelles aucune expression ne me paraissait assez passionnée, ni aucune phrase assez harmonieuse ; en cherchant à peindre la jalousie, non dans ses fureurs, mais dans les douleurs dont elle accable une âme ardente et sensible, j’oubliais en quelque sorte ce qui frappait mes yeux ; les troubles du monde semblaient se perdre pour moi dans les malheurs imaginaires de mon héroïne, et ce bienfait que je devais au travail n’est pas le moindre de tous ceux qu’il m’a prodigués. Il faut l’avouer ; il y a dans tout ce qui tient à ces vives sensations quelque chose qui touche de si près, qui se confond si bien avec l’idée que l’on se fait du véritable bonheur, qui élève si naturellement au-dessus des hommes et des choses, que l’auteur qui peut joindre cette illusion au charme de son travail, a sans doute trouvé (au moins pour quelques instants) une des plus douces consolations qu’il nous soit donné de goûter sur la terre.

Cependant, ce petit roman est si différent de mes autres ouvrages, que bien qu’en le terminant j’eusse eu l’intention de le publier, j’hésitai encore longtemps : peut-être même n’aurais-je pu m’y décider si je n’y eusse vu un but vraiment moral, que le cadre étroit dans lequel je l’ai resserré me paraît rendre encore plus frappant. La jalousie est un mal si commun chez les femmes, elle influe tellement sur leur bonheur, elle les compromet si souvent et de tant de manières, qu’il est impossible qu’une suite de développements qui leur montrent à chaque mot jusqu’à quel point cette passion peut les égarer, ne leur offre pas une utile et grande leçon. J’ai eu même un instant l’idée de rendre cette leçon plus forte, en faisant résulter, des imprudences de mon héroïne, des malheurs plus graves que ceux dont sa vive imagination se tourmente ; mais j’ai craint d’altérer par là le caractère simple et idéal de cet ouvrage ; il m’a paru que tout devait s’y passer, pour ainsi dire, dans l’âme, et qu’une morale trop sévère, ou plutôt trop positive, ne pouvait s’accorder avec le genre de sensations que j’avais voulu peindre.

Enfin, le court espace de temps dans lequel j’ai renfermé mon sujet me semble exiger aussi quelques explications. Peut-être croira-t-on, au premier moment, y voir une sorte d’impossibilité. Quelque peu d’importance qu’aurait réellement cette observation, je me la suis faite à moi-même, et j’ai voulu pouvoir y répondre. Je me suis rendu compte du temps nécessaire pour écrire rapidement ces lettres ; j’ai calculé avec soin les intervalles qui doivent les séparer, et je puis assurer que s’il n’est pas ordinaire d’en écrire un si grand nombre en vingt-quatre heures, cela est au moins possible. Je pense que c’en est assez pour un roman.

Telle est, aimable amie, l’histoire complète de ce petit ouvrage. Il me reste à vous parler des motifs qui m’engagent à vous le dédier. Ils seront bientôt exposés : nul ne l’appréciera mieux que vous ; votre esprit éclairé jugera ce qu’il peut avoir de mérite ; votre raison ce qu’il peut offrir de vérités, et votre âme ne restera pas non plus froide et indifférente au récit de ces simples douleurs. Depuis longtemps j’en connais, et mieux que vous-même, la force et la sensibilité ; j’ai su lire à travers ce voile de sage réserve, dont la nature a revêtu vos belles et nobles qualités ; j’ai deviné mille fois en vous ce mouvement involontaire qui nous fait dérober au monde des émotions qu’il pourrait ne pas éprouver comme nous, et je sens qu’il n’est pas une seule des sensations vives et tendres que je me suis plu à faire bouillonner dans le cœur de mon héroïne, qui ne trouve dans le vôtre le sentiment qui la conçoit, ou l’indulgence qui la fait excuser.

C’est cette conviction qui m’a fait naître l’idée de vous offrir ces lettres. Cette dédicace n’a rien de commun avec celles en tous genres que l’usage a consacrées ; elle n’est que la simple expression de la vérité et de l’amitié ; mais cet hommage du cœur, et la justice qu’il m’a donné occasion de vous rendre, n’en auront que plus de prix à vos yeux.


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Vingt-Quatre Heures
D’UNE
FEMME SENSIBLE.


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LETTRE PREMIÈRE.

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Mercredi, à une heure du matin.


Mon amour, mon ange, ma vie, tout est trouble et confusion dans mon âme ! Depuis une heure entière, j’attends, j’espère. Je ne puis me persuader que tu ne sois pas venu, que tu ne m’aies pas au moins écrit

  1. 1814 et 1815.