Vingt ans de cinéma au Canada français/01

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Ministère des affaires culturelles du Québec (p. 8-15).

1945-1955 : La préhistoire


La course au cinéma qui s’empare du Canada français dans l’immédiate après-guerre, et qui se poursuivra jusqu’au début des années ’50, a quelque chose d’épique. Mais cette épopée a une saveur le plus souvent comique. Si on relit aujourd’hui les journaux et les revues de l’époque, on a davantage l’impression de feuilleter une chronique début-de-siècle que de se rafraîchir la mémoire sur des événements qui n’ont que quinze ou vingt ans d’âge. Mais toutes proportions gardées ces « années folles », comme elles nous apparaissent si clairement aujourd’hui, ne sont peut-être pas si différentes que cela des années ’60 du cinéma québécois. Nos cinéastes sont maintenant des hommes cultivés, au métier très sûr, souvent des artistes, mais leurs difficultés ne sont pas très éloignées de celles que connurent leur « antiques » prédécesseurs. Certaines ambitions grossières, certaines naïvetés de l’époque ne nous sont pas étrangères. Mais nous en finissons sans doute et très bientôt rien ne nous rappellera plus ces années d’apprentissage, cette véritable préhistoire du cinéma québécois.

Tout avait commencé en 1944. J.-A. De Sève (l’actuel président de France-Film et de CFTM-TV) fonde alors Renaissance Films (ou Les Productions Renaissance Inc.), avec un capital de un million de dollars selon les journaux de l’époque. L’année suivante, en avril, c’est la première, au Saint-Denis, de l’effort initial de la nouvelle compagnie : Le Père Chopin. Réalisé par un metteur en scène importé, Fédor Ozep, Le Père Chopin était basé sur un scénario de Jean Desprez et était interprété par François Rozet, Guy Mauffette et Ginette Letondal. Le film eut surtout un succès de curiosité. Les critiques, semble-t-il, furent assez réservés.

En 1946 Fédor Ozep revient à la charge, cette fois pour le compte de Québec Production, maison récemment fondée par Paul Langlais et René Germain et dont les studios sont à Saint-Hyacinthe. Ozep y tourne La Forteresse, avec Paul Dupuis, Nicole Germain, Mimi Destée et Jacques Auger. La publicité de la compagnie ne se gêne pas pour annoncer « le premier film entièrement tourné dans le Québec avec une distribution canadienne-française ». Pourtant Ozep tourne simultanément une version anglaise du film, Whispering City, avec des comédiens américains, dont Paul Lukas. Le film sort d’abord dans sa version française et est diversement accueilli : presque tous les critiques soulignent la faiblesse du scénario. Jean Desprez, plus technique, lui reproche son « montagne chaoté ». Jacques de Grandpré, du Devoir, trouve pourtant raison d’espérer et conclut : « les facilités de production cinématographique seraient actuellement suffisantes au Canada pour la réalisation de longs métrages purement dramatiques en noir et blanc ». Quelques mois plus tard Whispering City, distribué par J. Arthur Rank, était présenté à travers le Canada et les États-Unis.

1947 : dans les studios de Québec Production toujours, un réalisateur hollywoodien, Phil Rosen, tourne un long métrage dramatique dont l’argument non dissimulé est de promouvoir l’éducation sexuelle. Sins of Fathers fut tourné très rapidement avec un budget limité et interprété par des comédiens montréalais dont John Pratt. Le film connaîtra une certaine notoriété par suite de son interdiction dans plusieurs pays.

En 1948 Renaissance Films se construit de vastes studios, chemin de la Côte-des-Neiges, à Montréal. Les journaux annoncent que le gouvernement fédéral songerait à créer un fonds d’aide à la production. Mais aide ou pas, Québec Production s’attaque à ce qui deviendra le grand film de son histoire : Un homme et son péché.

Roman paysan, célébré depuis plusieurs années déjà par la radio, Un Homme et son péché sera porté à l’écran par Paul Gury. C’est Claude-Henri Grignon lui-même, l’auteur du livre, qui adapte son œuvre. Juliette Béliveau, Henri Poitras, Nicole Germain, Hector Charland, Guy Provost et Ovila Légaré sont de la distribution. Le film fut tourné en quelques semaines dans les studios de Saint-Hyacinthe et en décors naturels dans les Laurentides. L’Office national du film, dont le siège social est alors à Ottawa, consentit à prêter certains de ses services techniques à la production.

La première d’Un Homme et son péché eut lieu le 29 janvier 1949 dans cinq villes du Québec : Montréal, Québec, Sherbrooke, Trois-Rivières et Hull. Le film fut bien accueilli : «… nous sommes devant un vrai film de chez nous », écrit Léon Franque dans La Presse et il n’hésite pas à affirmer : « On tient le succès », Sydney Johnson, du Montreal Star, vante les comédiens, et Jean Desprez, toujours technique, remarque un « magnifique baiser », malheureusement trop hollywoodien. Tout le monde, même René Lévesque au Clairon de Saint-Hyacinthe, souligne les progrès énormes faits depuis Le Père Chopin et La Forteresse. Seul, le Père Ernest Gagnon, s. j., chroniqueur à la revue Relations, est vraiment déçu : « Nous avons attendu, en vain, un simple beau film ». Néanmoins c’est le triomphe : on voit un futur grand nom du cinéma en Guy Provost, et Nicole Germain, consacrée vedette, fait de la réclame pour le savon Lux. Les recettes du film sont bonnes d’ailleurs : $500.00 à Sainte-Adèle, $167.37 à Pointe-Claire, $3,551.25 à Chicoutimi. Présenté au premier Palmarès du film canadien, à Ottawa, Un Homme et son péché se mérita une Mention honorable et fut par la suite envoyé au festival de Venise et distribué dans les villes françaises de la Nouvelle-Angleterre.

À l’été de 1949 les producteurs du Québec sont fort occupés. Alors que chez Renaissance René Delacroix tourne Le Gros Bill (avec Ginette Letondal, Juliette Béliveau, Maurice Gauvin et Paul Guévremont) et que Dirk Jarvis met la dernière main à Forbidden Journey pour Selkirk Productions, c’est encore chez Québec Productions que les grandes œuvres viennent au monde : en juillet, Paul Gury donne le premier tour de manivelle du Curé de Village. Célèbre radio-roman du poète Robert Choquette, Le Curé de Village fut adapté et dialogué par hauteur lui-même et interprété par Ovila Légaré, Juliette Huot, Paul Guevremont et Lise Roy. Tourné dans le petit village de Saint-Damase, le film bénéficia d’une vaste publicité dans tous les journaux.

Le Curé de Village terminé, Québec Production, avec Paul Gury à nouveau, s’attaque à Séraphin, sorte de séquelle à Un Homme et son péché. Le film fut tourné en moins de vingt jours ; on y retrouvait Nicole Germain et Hector Charland. Quant à Claude-Henri Grignon, non content de signer une nouvelle adaptation de son œuvre, il créa pour l’occasion un nouveau personnage qu’il interpréta lui-même devant les caméras.



Le Curé de Village sortit à Montréal en novembre 1949. On en parla beaucoup mais les avis étaient partagés. Certains furent enthousiastes, tel le jeune critique du Front ouvrier, d’Ottawa, Jacques Giraldeau, qui écrivait : « Le Gros Bill avait apporté à l’histoire du cinéma canadien une technique fraîche ; Le Curé de Village lui donne son premier véritable scénario… Oui maintenant, on le sent, le cinéma canadien va exister. » Pour certains autres le film n’avait pas les mêmes attraits ; Pierre Gascon, alors au Photo-Journal, écrivait : « Le grand défaut de ce film est son scénario qui est plus radiophonique que cinématographique… » Son collègue de Radiomonde était encore moins indulgent qui affirmait sans ambages : « Le Curé de Village, en vérité, est un court métrage étiré, pour les besoins du commerce, à 88 minutes… » Cet enthousiasme mitigé se fit sentir au chapitre des recettes qui accusèrent un net recul sur celles de Un Homme et son péché et de La Forteresse. Le Curé de Village n’en gagna pourtant pas moins le Grand Prix du second Palmarès du film canadien ; au même Palmarès, un jeune montréalais, Claude Jutra, remportait le prix de la section « amateur » pour son court métrage Mouvement perpétuel ; Réal Benoit et André de Tonnancour recevaient une mention spéciale pour Artistes primitifs d’Haïti.

Le 17 février 1950 c’était au tour de Séraphin de connaître les fastes d’une grande première. Malheureusement l’enthousiasme est à la baisse : Variety, le grand journal américain du spectacle, est d’accord avec le Montreal Herald pour trouver la nouvelle production moins intéressante que Un Homme et son péché. Jean Vincent, au Devoir, attaque le film par le biais de l’ironie, alors que Jacques Giraldeau, vite revenu de son emballement pour le cinéma autochtone, écrit : « L’infantilisme dans lequel se vautre Séraphin ne saurait mériter les éloges restrictifs mais pleins d’espoirs qu’a reçus Un Homme et son péché. Ce dernier film de Ouébec Productions possède tous les défauts d’un bon film et toutes les qualités d’un navet. » Pris à parti par les publicistes de Québec Productions, Giraldeau fit appel à ses lecteurs qui endossèrent son jugement avec force. Néanmoins, et malgré cette « incompréhension » de la critique, le film continua sa carrière et en avril on annonçait que 75% du coût de production était déjà recouvré. Séraphin fut par la suite distribué dans les villes françaises de la Nouvelle-Angleterre et on parla même de faire une version « française » pour lancer le film a Paris !

En mars 1950 paraissait Découpages, première revue canadienne de cinéma. Publié par la Commission étudiante du cinéma, Découpages réunissait dans son équipe Gilles Ste-Marie, Michel Brault, Fernand Cadieux, Jacques Giraldeau, Pierre Juneau, Marc Lalonde, Gabriel Breton et Claude Sylvestre. Pour la première fois peut-être, dans notre milieu, un groupe d’hommes prenait le cinéma au sérieux et voulait y regarder de plus près. L’idéal de Découpages (« faire du cinéma un facteur de promotion spirituelle ») nous paraît aujourd’hui un peu trop apostolique sans doute, mais son action fut néanmoins décisive dans la découverte culturelle du cinéma au Québec.



Avril 1950 : on parle de difficultés financières chez Renaissance Films ; la compagnie vient pourtant d’investir dans une production franco-canadienne, Docteur Louise, qui sera entièrement tournée en France. Québec Productions aussi se lance dans une co-production, avec Électrique Film de Paris : Son Copain, mis en scène par Jean Devaivre, sera tourné au Québec et en France, en deux versions (française et anglaise), avec pour interprètes René Dary, Paul Dupuis, Patricia Roc, Guy Mauffette et « le concours de la Gendarmerie Royale du Canada ». À l’automne les affaires semblent aller mieux chez Renaissance et Roger Racine y tourne The Butler’s Night Out avec Paul Colbert comme vedette ; pendant ce temps les studios de Québec Productions, à Saint-Hyacinthe, sont devenus le quartier général d’Otto Preminger qui tourne The Thirteenth Letter, à Saint-Marc et dans les environs. À la même époque, un nouveau venu, Jean-Yves Bigras, réalise un film à haute teneur musicale : Lumière de ma ville. Long de 125 minutes (une sorte de record dans notre production), le film réunissait les noms de Monique Leyrac, Guy Mauffette, Huguette Oligny et Albert Duquesne.

1950 se termina avec la première, au Saint-Denis de Montréal, de Son Copain. Jacques Hélian et son orchestre partagent le programme avec la nouvelle production qui, pour le toujours enthousiaste Léon Franque, est « une vision du monde canadien à la fois exacte et franche » ; les journaux de langue anglaise, le Herald et le Montreal Star, seront moins accueillants pour le film qu’ils trouvent assez quelconque.

En 1951 un seul film fut produit :’’La Petite Aurore, l’enfant martyre. Tourné en quatre semaines par Jean-Yves Bigras pour le compte de l’Alliance cinématographique canadienne, Aurore était un Grand-Guignol larmoyant qui émut les mères du Quebec sans pour autant apporter rien de neuf à notre cinéma.

En 1952 Carillon Pictures produit Étienne Brûlé. Tourné en 16 mm couleur, Étienne Brûlé était interprété par Paul Dupuis, Guy Hoffman et Ginette Letondal ; c’est Mel Turner qui était responsable de la mise en scène. Le film fut « soufflé » en 35 mm pour son exploitation commerciale qui fut cependant assez limitée. À la même époque, Québec Productions tourne son dernier grand film : Le Rossignol et les cloches. Mélodrame populaire construit autour de la personnalité du jeune chanteur Gérard Barbeau, le Rossignol fut réalisé par René Delacroix et interprété par Nicole Germain, Jean Coutu et Juliette Béliveau. C’était en quelque sorte un sous-produit ; l’enthousiasme n’y était plus et les défenseurs se faisaient rares. Pendant ce temps, à l’Université de Montréal, un groupe d’étudiants fondaient Projections, bulletin cinématographique qui, malheureusement, eut la vie bien courte.

1953 : débuts de la télévision canadienne et fin de l’aventure du long métrage québécois. René Delacroix réalise coup sur coup Tit-Coq, adapté de la pièce à succès de Gratien Gélinas, et Cœur de Maman, adapté d’un mélodrame boulevardier d’Henri Deyglun. C’est d’Henri Deyglun encore que s’inspire Jean-Yves Bigras pour réaliser L’Esprit du Mal.

Tit-Coq connut un certain succès, conséquence de son triomphe récent à la scène, et fut distribué en Nouvelle-Angleterre. Cœur de maman et L’Esprit du Mal n’étaient déjà plus dans la course : la télévision leur avait ravi leur petit public. L’aventure avait assez duré : on sera presque dix ans sans en reparler.

La plupart des films que nous avons énumérés au long des pages qui précèdent sont aujourd’hui bien au fond de nos souvenirs. Leur fonction ayant été dans presque tous les cas de donner des images à la radio (de permettre au public populaire de voir les héros dont ils connaissaient déjà la voix pour s’en être enivré cinq soirs par semaine depuis plusieurs années), ces films-accidents ne pouvaient que céder leur place au petit écran qui, à son tour et pour un bon moment aussi, s’évertuera a prolonger la radio.

1954, 1955, 1956 : c’est l’âge d’or des ciné-clubs qui commence a Montréal et un peu partout au Québec. Les cinéphiles se rassemblent, discutent et rêvent parfois de faire un film. Le cinéma devient une valeur culturelle et les produits de consommation de la veille, aurait-on continué à les réaliser, n’auraient plus eu de marché. Il est d’ailleurs révélateur que très peu de cinéastes soient sortis des folles aventures des années 1945-1953 : ces « exploits » marquaient la fin d’une époque, d’un certain folklore ; ceux qui viendront après seront des hommes neufs.