Vingt ans de cinéma au Canada français/02b

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Ministère des affaires culturelles du Québec (p. 24-29).
MICHEL BRAULT


Michel Brault (né à Montréal en 1928) fut de cette génération de jeunes Canadiens français qui, vers les années ’50, découvraient le cinéma dans les ciné-clubs, alors fort actifs. Animateur de Cinéma 16, collaborateur de la revue Découpages, Brault décida très tôt de faire du cinéma ; au temps de ses études, avec Jacques Giraldeau et Raymond-Marie Léger, il projette de tourner L’Étranger de Camus. Dès 1949, en tant qu’opérateur, il collabore aux premiers films de Claude Jutra. À l’été de 1950 il obtient un emploi de vacances à l’Office national du film, en tant qu’assistant-caméraman. Par la suite il fait de la photographie commerciale et (de 1953 à 1955) travaille à la télévision, aux séries Petites Médisances et Images en boîte.

En 1956 Brault retourne à l’O. N. F., comme assistant-chef opérateur cette fois. Il devient bientôt chef opérateur ; à ce titre il travaille à de nombreux films de l’équipe française : Les mains nettes (1958), Félix Leclerc, troubadour (1959), Normétal (1960), La Lutte (1961), Québec-U. S. A. (1961), etc.

Durant l’été de 1959, alors qu’il participe au Flaherty Seminar, Brault fait connaissance de l’ethnologue-cinéaste français Jean Rouch. De cette rencontre naîtra une amitié précieuse et une collaboration qui s’étendra à deux films de Rouch, photographies par Brault : Chronique d’un été (1960) et La Punition (1960). Le travail avec Rouch marquera une étape décisive dans la carrière de Brault : la nécessité dorénavant de prendre position moralement en face de la réalité montrée.

Michel Brault a aussi collaboré à deux films du cinéaste français Mario Ruspoli : Les Inconnus de la terre (1961) et Regards sur la jolie (1961). Il a de plus signé la photo des Bateaux de neige de Jacques Giraldeau et a collaboré étroitement à la réalisation de Seul ou avec d’autres de Arcand, Héroux et Venne, et de À tout prendre de Claude Jutra.

En tant que réalisateur Michel Brault a signé : Les Raquetteurs (1958 — avec Gilles Groulx), La Lutte (1961 — avec Jutra, Fournier, Carrière), Québec-U. S. A. (1961 — avec Jutra), Les Enfants du silence (1962 — avec Jutra), Pour la suite du monde (1962 — avec Pierre Perrault), Le Temps perdu (1963) et La Fleur de l’âge (1964). Il termine actuellement un long métrage, Entre la mer et l’eau douce.

Michel Brault est le premier cinéaste québécois dont le nom se soit imposé au-delà de nos frontières. À New-York comme à Paris, à Rome comme à Prague, le nom de Brault est connu, son travail et ses expériences admirés. Sa collaboration aux films de Jean Rouch aussi bien que son travail de caméraman-réalisateur à l’O. N. F. lui ont conféré un rôle de premier plan dans l’aventure du cinéma-vérité.

Formé à l’école de Terence Macartney-Filgate et du Candid Eye, Michel Brault a hérité des dons d’observation et d’invention spontanée propres à Filgate, Kroitor, Kœnig et compagnie. La démarche de Brault, son attitude face à la réalité, est toujours celle d’un curieux. Si son regard se traduit idéalement dans le regard de la caméra c’est que la caméra, par la volonté et l’habileté de son opérateur, est devenue l’extension la plus immédiate et la plus normale du regard. Cette intimité avec la réalité qui marque les films les plus réussis de Brault tient pour beaucoup à l’intimité de l’homme avec son outil : le bras se termine maintenant avec la caméra qui à son tour rejoint l’œil qui regarde le monde — sans l’intervention du trépied qui fixait trop rapidement le regard. Et que ce regard soit ironique (Les Raquetteurs et Québec-U. S. A.) ou amoureux (Chronique d’un été et Pour La suite du monde) il est toujours juste parce qu’il dialogue de plein pied avec le réel — et une expérience ratée comme Le Temps perdu l’est finalement parce que la réalité trop fruste a abusé de l’œil trop confiant du cinéaste-témoin. Pour juste que soit ce regard et cette volonté de voir, le cinéaste se laisse parfois prendre à ses propres pièges et tel Québec-U. S. A., brillant et inutile, trompe à la fois la réalité et celui qui la regarde à travers l’œil du cinéaste ; alors que Seul ou avec d’autres glorifie l’outil, parodiant le réel dans une sorte d’assimilation à la morale bourgeoise de l’instrument le plus libre qui soit.


Pour la Suite du monde.

Mais plus que les étudiants faussement « en situation » de Seul ou avec d’autres ou que les Parisiens trop spectaculaires de Chronique d’un été, ce sont les insulaires de Pour La Suite du monde qui doivent le plus au talent et a la sensibilité de Michel Brault. Ce très beau film qu’il réalisa en 1963 à l’Île-aux-Coudres avec le poète Pierre Perrault demeure le sommet de la carrière de Brault : une sorte d’état de grâce longtemps recherché et qui tout à coup s’épanouit sous forme d’enquête-document poétique aussi bien que dramatique. Il ne faut surtout pas réduire Pour la Suite du monde à une sérié d’images trop belles d’un passé mis au présent ; c’est tellement plus : un chant à la gloire de l’homme, à son génie inventif le plus simple comme le dit d’ailleurs Abel Harvey, un des insulaires, « la pêche aux marsouins, ça été inventé par des génies ».

La forme de Pour la Suite du monde n’est pas vraiment nouvelle. On a fait remarquer avec raison que Flaherty avait déjà provoqué ainsi le passé ; mais là où Brault et Perrault ont innové c’est en utilisant avec une grande habileté un des insulaires comme enquêteur (comme agent provocateur, pourrions-nous dire). La formule du film permet de mettre ainsi et les protagonistes et les spectateurs dans le coup : le cinéaste ne disparaît pas mais c’est toujours le réel qui a le dernier mot.

Pour Brault la rencontre avec Pierre Perrault aura été salutaire. Au contact du poète son génie primesautier s’est discipliné et son intuition affinée. Ce sont ces qualités que l’on retrouvera peu après dans son sketch de La Fleur de l’âge. Ce petit film, partie composante d’une co-production France-Italie-Japon-Canada, est la première expérience « solo » véritable de Brault en tant que metteur en scène. Le film en effet fut photographié (magnifiquement) par Georges Dufaux et interprété par Geneviève Bujold et Louise Marleau. Bien que le film souffre d’un parti-pris évident de folklore exportable, il recèle des qualités d’attention et de sensibilité très attachantes et fort bienvenues dans le cinéma canadien. D’autre part, La Fleur de l’âge a donné à Geneviève Bujold son premier vrai rôle au cinéma : elle s’y révèle merveilleuse de fraîcheur et d’intelligence, qualités que l’on peut espérer retrouver dans Entre la mer et l’eau douce dont elle est à nouveau l’interprète principale.


Festival de Venise 1964 : Geneviève Bujold (à droite), vedette de l’épisode canadien La Fleur de l’âge.

Technicien avisé, inventeur d’images et poète par surcroît, Michel Brault est bien à l’image du cinéma québécois qu’il a aidé à construire. Si son beau talent s’est adonné à des divertissements parfois anodins il demeure que le rôle de Brault aura été décisif dans l’éclosion d’un cinéma canadien-français autonome. Sa valeur se mesure désormais à l’échelle de ses découvertes.