Vingt ans de cinéma au Canada français/02a

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Ministère des affaires culturelles du Québec (p. 18-24).
GILLES GROULX


Le créateur le plus riche et le plus talentueux qui se soit exprimé dans le cinéma québécois est sans nul doute Gilles Groulx (né a Montréal en 1931). Sa sensibilité vive, ses dons de poète, sa conscience même nous ont donné notre premier grand film : Le Chat dans le sac. Son œuvre, qui se limite à sept films (dont un seul long métrage et deux films co-réalisés), témoigne d’un sens du cinéma peu commun et d’une vision des hommes et du monde qui commande l’attention et le respect.


Gilles Groulx et Michel Brault.

Après avoir fait plusieurs métiers et étudié à l’École des Beaux-Arts de Montréal, Gilles Groulx réalisa d’abord quelques courts métrages de commande pour une compagnie privée avant d’entrer au Service des nouvelles de Radio-Canada en tant que monteur. Parallèlement à son travail de monteur il tourna à ses frais Les Héritiers (1955), court métrage en 16mm sur Montréal qui demeurera inachevé. Entré à l’Office national du film en 1956, Groulx fut d’abord monteur, puis réalisateur. Il a réalisé et monté : Les Raquetteurs (1958 — avec Michel Brault), Normétal (1958 — non signé), La France sur un caillou (1960 — avec Claude Fournier), Golden Gloves (1961), Voir Miami (1963), Le Chat dans le sac (1964) et Un jeu si simple (1965). Groulx a de plus travaillé au montage du Vieil Âge (1961, Jacques Giraldeau) et de Seul ou avec d’autres (1962, Arcand, Héroux, Venne).


Les Raquetteurs.

Les Raquetteurs, s’il marque la première apparition publique de Gilles Groulx, marque aussi les débuts véritables de l’équipe française de l’Office national du film, telle que nous l’avons connue — et telle qu’elle se fera connaître à travers le monde.

Tourné par accident, ou presque, et monté plus accidentellement encore, Les Raquetteurs devint rapidement un classique, image même du cinéma neuf qu’on tentait d’inventer ici. Vif, alerte, ironique, le film était frère jumeau des meilleurs films candid eye que les cinéastes de l’équipe anglaise produisaient alors. Voulant décrire un congrès de raquetteurs dans une ville de province, Michel Brault et Gilles Groulx, tous deux munis d’une caméra légère, et suivis de près par le magnétophone de Marcel Carrière, se mêlèrent à la fête et en rapportèrent des images étonnantes. Groulx monta le film en faisant de la fête l’image énorme d’un certain homme d’ici et de ses jeux. L’œuvre est souvent méchante — l’occasion était belle ! L’ironie des auteurs n’épargne personne ; néanmoins par delà la bonne blague on retrouve le document ethnographique. Le document devient œuvre d’art, mais demeure document — et c’est là que l’on peut trouver la vraie nouveauté des Raquetteurs, sa vraie qualité révolutionnaire. Les Raquetteurs bénéficiaient d’autre part d’une rencontre de talents qui n’est assurément pas étrangère à sa valeur et à son charme toujours actuels.

Immédiatement après Les Raquetteurs, Groulx tourna Normétal, documentaire sur un centre minier d’Abitibi. Malheureusement, de quarante minutes qu’il faisait originellement, l’O. N. F. décida de réduire le film à trente minutes d’abord, puis à vingt. Groulx, manifestement indigné, refusa de laisser son nom sur cette version finale qui n’avait plus rien à voir avec son film. De Normétal, il reste donc vingt minutes assez touchantes, forcément désarticulées, à travers lesquelles on retrouve parfois une certaine qualité de regard et une grande richesse plastique (la photographie est de Michel Brault). Mais c’est au passé qu’il faut parler du film et c’est à un témoin que l’on doit faire appel : « Normétal était un des plus beaux films jamais faits ici. C’était un poème visuel sans faille sur une petite ville minière d’Abitibi ; c’était 40 minutes de bon cinéma, c’était le visage d’une société donnée à voir par un homme qui la voyait non seulement en cinéaste, mais en humaniste issu d’elle, et ne la concevant adulte que dans la plénitude de ses actes. Normétal c’était 40 minutes de pénétration intime dans les phases sentimentale, familiale et matérielle d’une société. Le montage réunissait dans une même pulsation saine et fraternelle les mineurs, leurs enfants, leurs maisons, leur ville, leurs distractions comme leur travail. »[1]

En juillet 1960, Groulx part pour Saint-Pierre, à Saint-Pierre et Miquelon, avec Claude Fournier et Georges Dufaux. Desservis par des conditions de tournage peu favorables, l’équipe rapporta surtout de belles images. La France sur un caillou demeure un film extrêmement agréable, d’une belle langueur, sans jamais pourtant prendre de vrai départ. Le tandem Groulx-Fournier n’avait pas l’homogénéité de celui Groulx-Brault ; d’autre part, le 14 juillet à Saint-Pierre participait peut-être d’une réalité trop éloignée et trop exotique pour que Groulx puisse vraiment s’y intégrer. Reste un excellent montage, une photographie presque toujours exceptionnelle, et somme toute un petit film charmant.

Redevenu seul responsable de son aventure, Groulx tourne Golden Gloves. Plus qu’un simple film sur la boxe, Golden Gloves est la description attentive d’un milieu social. Au regard de l’ethnographe, Groulx a préféré celui du compagnon, du voisin : Golden Gloves est raconté de l’intérieur, à l’échelle de l’homme intime. La qualité de vérité du film lui réserve une place de choix dans l’expérience du cinéma direct qui prenait alors forme. L’utilisation de l’interview, pierre d’achoppement traditionnelle de ce type de cinéma, atteint ici à un équilibre exemplaire. L’unité plastique du film n’est d’ailleurs jamais en défaut et le montage n’a plus rien d’un exercice mais est entièrement au service d’une réalité que l’auteur ne veut pas laisser échapper.

Voir Miami qui se définit d’abord par sa démarche poétique, demeure une œuvre marginale. Film fascinant et trop beau, c’est une œuvre chaotique, pleine de faux-fuyants et d’harmonies truquées. Voir Miami est assurément le film d’un grand cinéaste, mais la tentation de la poésie est souvent un piège mal dissimulé.

La présentation du Chat dans le sac, au deuxième Festival du cinéma canadien, le 8 août 1964, fut un moment d’intense bonheur pour quelques centaines de cinéphiles québécois. Enfin nous étions face à un film bien à nous, dans lequel nous étions heureux de nous reconnaître et de nous voir de près. Le Chat dans le sac, aussi bien dans sa forme écorchée que dans son propos confus, était (et demeure) à l’image de nos plus récents réveils. Cette intimité avec la réalité qu’avait toujours affectionnée Groulx prenait ici un sens nouveau, une force nouvelle, du fait de l’argument dramatique et de la présence dans l’œuvre de structures plus arbitraires que celles du documentaire ou du film-enquête.

Le Chat dans le sac est l’histoire d’un couple, Claude et Barbara, mais ce couple, comme le contexte politique du film, est d’abord un temps de la vie du héros : le passage d’un Claude à un autre. Le Chat dans le sac n’est qu’un long dialogue entre Claude et Barbara, mais plus encore entre Claude et Claude et, à un degré moindre, entre Barbara et Barbara. Tout le film est construit dans cette optique, dans cette attente de la parole. Pas de morceau de bravoure, pas de coup d’éclat : la caméra écoute. Si nécessaire, le personnage, en voix-off, corrige ses propres propos, les explicite.

Par la maturité dont il témoigne et par sa rigueur formelle, Le Chat dans le sac pourrait bien être le véritable point de départ du cinéma canadien-français. Et si Groulx peut affirmer que « C’est vraiment le moment zéro du cinema québécois, maintenant »[2], nous pouvons également utiliser son film comme étalon-or de notre aventure cinématographique.

D’autre part, si avec son premier long métrage Gilles Groulx nous a enfin donné un cinéma d’hommes québécois, il a rejoint par la même occasion la famille des jeunes cinéastes qui, à travers le monde, réinventent actuellement le cinéma et lui redonnent une fonction dans le dialogue des hommes de la terre. Le Chat dans le sac était une expérience ouverte dont on n’a pas fini de mesurer l’importance dans l’évolution du cinéma d’ici.

Tourné avant Le Chat dans le sac, Un jeu si simple ne sortit publiquement, pour des raisons techniques, qu’à l’été de 1965. « Documentaire subjectif »[3] sur le hockey, le film fait alterner la couleur et le noir et blanc dans une peinture souvent dramatique des professionnels du sport canadien. Malgré certaines facilités de construction, Un jeu si simple est un film très beau qui réaffirme les qualités exceptionnelles de monteur de Groulx et son inlassable goût du réel.

Les films de Gilles Groulx ont été des étapes majeures dans la genèse du cinéma du Canada français. Le talent et la lucidité avec lesquels il a vécu son expérience de cinéaste sont uniques dans notre cinéma. Mais si nous le voulons vraiment, tout ne fait que commencer pour Gilles Groulx, cinéaste québécois.

  1. Michel Régnier, dans Objectif, n° 8, pages 16 et 17.
  2. Dans Cahiers du Cinéma, n° 168, page 57.
  3. L’expression est de Michèle Favreau, dans La Presse, le 13 août 1965.