Visages de la vie et de la mort/Cauchemar

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Édition Privée (p. 57-64).


CAUCHEMAR



APRÈS avoir vendu sa terre au syndicat du canal de Beauhamois, Florian Desmoy s’en était allé vivre au village. Il avait reçu pour sa ferme une petite fortune de trente-cinq mille piastres qu’il avait mise dans des placements de tout repos. C’était un rude gaillard avec une abondante chevelure noire, un homme puissant, solide, pesant deux cents livres et habitué aux durs travaux des champs. Il était célibataire. Une tante, sœur de sa mère, habitait avec lui et avait charge de sa maison. Plusieurs de ses anciens voisins dont les fermes avaient aussi été expropriées et qui avaient aussi reçu la forte somme étaient également devenus rentiers. Ils se rencontraient presque chaque jour et causaient longuement, en fumant la pipe, des travaux qui avaient transformé la région et des menus détails de leur existence calme et monotone.

Parfois, Florian Desmoy entrait s’acheter un cigare à un petit restaurant tenu par une jeune veuve, Mme Rousteau. C’était une personne avenante qui avait un joli sourire et un mot aimable pour les clients. Son mari, boulanger, avait été tué dans un accident d’automobile. Elle avait obtenu deux mille piastres de dommages mais l’avocat en avait pris cinq cents pour sa part. Avec son argent, elle avait acheté un petit restaurant où elle parvenait à vivoter. C’était une gentille brunette qui avait été élevée à Valleyfield, la paroisse voisine.

— Alors, vous ne vous ennuyez pas ? Vous trouvez ça bon de ne plus travailler ? demandait-elle parfois à l’ancien cultivateur lorsqu’il arrêtait pour prendre un cigare.

— Ah non ! Je ne m’ennuie pas. Depuis l’âge de dix ans, j’ai travaillé pour nourrir les autres et je suis bien aise que les autres travaillent pour moi aujourd’hui.

— Vous êtes bien chanceux, disait-elle. N’avoir qu’à flâner, prendre vos trois repas par jour et vous promener sans inquiétudes, c’est une belle vie.

— Je ne me plains pas, répondait-il.

Il sortait du magasin en allumant son cigare et le sourire de la marchande illuminait un moment sa journée vide qui ressemblait à celle d’hier et qui était semblable à ce que serait demain.

Il n’aimait pas entrer dans le restaurant lorsqu’il y avait d’autres clients. Si par la porte vitrée ou la fenêtre, il apercevait quelqu’un, il passait outre, revenant un peu plus tard. De même, s’il entrait quelqu’un pendant qu’il était là, il était importuné.

Un jour, après qu’il eut choisi son cigare dans la boîte que lui tendait la marchande, elle frotta elle-même une allumette sur une plaque en fonte à cet effet et lui offrit la flamme. Il trouva cela fort gentil. Et sans presque s’en rendre compte, il se trouva pris. Il connaissait la jeune veuve depuis six mois lorsqu’il la demanda en mariage. Naturellement, elle qui n’était pas aveugle avait prévu la chose. Elle accepta mais elle exigea un douaire. Elle se fit avantager de huit mille piastres et elle voulut en outre qu’il prit une police d’assurance sur la vie dont elle serait bénéficiaire. Cela fut fait et elle eut la certitude de recevoir dix mille piastres à la mort de son mari.

Le mariage eut lieu.

— C’est une fine mouche, disait-on dans la foule en sortant de l’église. Elle a pris là un beau poisson.

— Vous savez, il n’y a rien comme une veuve pour enjôler un homme.

— Oui, mais celle-là est difficile à battre. Elle a le tour.

La tante qui habitait avec Florian Desmoy comprit qu’elle serait de trop dans la maison. Elle se loua un petit logis où elle pouvait vivre modestement avec ses économies.

L’ancien fermier fut très heureux. Son bonheur durait depuis quatre mois environ lorsqu’un soir d’hiver, un soir de fin de décembre, comme il venait de verser une chaudière de charbon dans la fournaise, il eut comme un étourdissement. Il chancela et croula au plancher. Il tenta faiblement, mais en vain, de se relever. Il restait là étendu. Alarmée, sa femme le saisit par les bras pour le remettre debout. Ce n’était plus qu’une masse lourde, inerte.

Elle lui disait :

— Fais un effort, je vais t’aider.

Mais il ne bougeait pas, ne prononçait pas un mot. Alors, toute bouleversée, elle sortit et courut chez le voisin, un maçon, le père Goyette. Le vieux et son fils accoururent. Ils virent Florian Desmoy sur le plancher. Ils le soulevèrent, le prirent par les bras et péniblement, le traînèrent dans sa chambre, et après lui avoir enlevé son gilet l’étendirent sur le lit.

— Je vais courir chercher le docteur, annonça le fils du maçon.

— Allez, je vous prie, répondit la femme.

Lorsque son fils fut sorti, le père Goyette enleva les chaussures de Desmoy et la femme lui mit sous la tête un deuxième oreiller. L’homme ne bougeait pas. Ses yeux étaient vitreux. Sa bouche était grande ouverte et deux dents d’or qu’il s’était fait poser quelques jours avant son mariage luisaient dans le trou sombre, entre les lèvres violettes. On n’entendait pas son souffle.

Dans un lourd silence, la femme et le voisin attendaient, échangeant de rares paroles.

Au bout de sept à huit minutes qui avaient paru longues comme une heure, le médecin entra. Il était essoufflé, car il était vieux et avait marché vite. Il déposa son sac de cuir noir sur une chaise. Il regarda l’homme étendu sur le lit et tout de suite, sa figure prit une expression grave, soucieuse. Il lui mit la main sur le cœur, lui tâta ensuite le pouls, se pencha, collant l’oreille sur la figure pour entendre, saisir un souffle.

La femme expliquait :

— On avait soupé depuis une heure. Il est allé chercher une chaudière de charbon et l’a jetée dans la fournaise. Puis, tout à coup, il a chancelé et est tombé. J’ai voulu le relever, mais je n’ai pas pu. Alors je suis allée chercher de l’aide.

Le médecin avait ouvert la chemise de l’homme étendu sur le lit et avait posé sa main à nu sur le cœur et restait silencieux.

— Bien, il est fini, déclara-t-il enfin. Il était mort quand je suis arrivé, ajouta-t-il.

— Il est mort ! s’exclama la femme. Puis elle éclata en larmes et se mit à sangloter.

Elle s’arrêta un moment.

— Dire qu’il n’a pas même vu le prêtre, se lamenta-t-elle.

Puis, elle se reprit à pleurer.

Le maçon sortit et alla chercher sa femme pour tenir compagnie à la jeune veuve et la réconforter à cette heure tragique.

Cette mort subite causa toute une surprise dans le village. Un homme si solide, en si bonne santé, un homme qui n’avait jamais été malade, terrassé si vite. C’était incroyable.

Pendant deux jours, ce fut un continuel défilé dans la demeure mortuaire.

Les funérailles eurent lieu la veille de Noël.

Comme on sortait le cercueil de la maison, la jeune veuve eut une crise de larmes.

Il faisait très froid depuis quelques jours et ce matin-là, le thermomètre indiquait 24 degrés au-dessous de zéro. Deux des neveux du défunt, ses plus proches parents, conduisaient le deuil.

— Ben, moi, j’aimerais pas ça m’en aller par un froid semblable, déclara le maçon Goyette.

Après les funérailles, le cadavre fut déposé pour l’hiver dans le charnier adossé à l’église, vu que l’on n’enterrait les corps qu’au printemps.

Et l’on jasa dans le village.

— Un homme qui a de l’argent, qui est en bonne santé, qui a une jolie femme, s’en aller comme ça, si rapidement, c’est de la malchance, disait un villageois.

— Après quatre mois de mariage seulement.

— Ah ! s’il était resté tranquille à travailler sur sa terre, je suis sûr qu’il serait encore vivant, disait un vieux.

— Une qui n’est pas malchanceuse, c’est sa femme.

Elle a dû toucher un douaire de huit mille piastres et elle recevra dix mille piastres d’assurances. Elle n’est pas à pied. C’est aux garçons de se pousser pour elle.

— Congestion cérébrale ? C’est étrange tout de même, déclaraient les neveux du défunt en parlant du certificat de décès livré par le médecin. C’est étrange, bien étrange.

Au lieu de diminuer, de s’apaiser, les commentaires allèrent en augmentant. Tout le village, toute la paroisse ne parlaient que de cette mort bizarre, inexplicable.

Puis, sans qu’on sût où elle avait pris naissance, la rumeur courut que Florian Desmoy avait été empoisonné. Personne ne portait d’accusation précise, mais prudemment, on faisait des sous-entendus que chacun comprenait et qui désignaient l’auteur du forfait.

On interrogea la vieille tante qui avait habité pendant des années avec le défunt.

— Que voulez-vous que j’en pense ? Un homme solide comme lui qui meurt en quelques instants, foudroyé, c’est sûrement curieux. Mais je ne suis pas médecin et je ne peux rien dire. D’ailleurs, je ne sais rien et je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il faisait sa vie, moi la mienne. S’il a été empoisonné, tout ce que je peux dire, c’est que ce n’est pas moi qui suis en cause. Je n’ai pas d’héritage à recevoir. Sa mort ne me rapporte rien. Et puis, je n’ai rien à dire.

La population n’accusait pas ouvertement la veuve d’avoir empoisonné son mari, mais tout le monde le croyait.

— La compagnie d’assurance va sûrement demander une enquête avant de payer les dix mille piastres, disait l’un.

— Ces gens-là ne sont pas des fous. Ils ne sont pas pour payer un pareil montant s’ils ont des doutes, répliquait un autre.

La rumeur devenait si forte que le procureur général de la province ordonna de faire une enquête et de faire pratiquer l’autopsie.

Il y avait seize jours que le cercueil avait été déposé dans le charnier lorsque le sacristain accompagné du coroner ouvrit la porte de la maison funéraire pour sortir le corps. Un terrifiant spectacle s’offrit à leurs regards. Sur le seuil, au milieu des éclats de sa bière démolie, les habits en désordre, les cheveux hérissés, la bouche ouverte, grande ouverte comme si elle lançait une imprécation ou un blasphème, Florian Desmoy gisait sur le plancher en ciment. Sa figure et ses mains déchirées étaient maculées d’un sang coagulé, noirâtre. Couvert d’une barbe noire, rude et drue, d’un quart de pouce de longueur, le visage avait, dans la mort, une hallucinante expression de folie ou de désespoir. Le sacristain et le coroner restaient figés d’horreur. Toutes les planches du cercueil étaient fendues, cassées, comme s’il s’était livré là une lutte furieuse. Muets et comme en proie à un cauchemar, les deux hommes comprirent confusément ce qui avait dû se passer. Desmoy avait été enfermé là vivant. Des heures plus tard, peut-être l’après-midi après les funérailles, peut-être le soir ou pendant la nuit de Noël, il était sorti de sa léthargie. Le mort s’était réveillé. Il s’était trouvé étroitement enserré dans une caisse, ressentant un froid terrible. Il avait voulu se lever, se libérer. Soudain, il avait compris où il se trouvait, il avait réalisé qu’il était emprisonné dans un cercueil. D’un coup de coude, il avait brisé la vitre au-dessus de sa figure et les éclats de verre lui avaient fendu le nez et la joue. Avec ses poings, ses genoux, il avait poussé, arraché le couvercle de la boîte. Ensuite, au milieu des ténèbres, par un froid atroce, il s’était mis debout, puis, à tâtons, rencontrant d’autres cercueils empilés, il avait cherché la porte du charnier. Il l’avait trouvée, avait essayé de l’ouvrir, mais elle était fermée à clef. De ses bras, de ses épaules, de tout son corps tendu en des efforts désespérés, il avait tenté de l’enfoncer, mais elle était solide. La raison vacillante, dans le noir et dans le froid, il avait retrouvé son cercueil, s’en était servi comme d’un bélier, frappant à grands coups dans la porte pour sortir. La boîte s’était cassée, les planches s’étaient fendues, brisées, lui avaient déchiré les mains, mais la barrière avait résisté. Les éclats de bois jonchaient le plancher. Affolé, éperdu, il avait dû appeler, crier désespérément, car sa bouche était encore ouverte, grande ouverte, comme s’il jetait un appel, comme s’il lançait une clameur. Peut-être dans l’épouvantable nuit du charnier, dans cette chambre glaciale avait-il entendu les cloches de Noël ?

Muré dans ce caveau, le cerveau en démence, sentant le froid l’engourdir, le paralyser, il avait lutté comme un forcené. Il avait saisi un autre cercueil, celui d’un enfant de dix à douze ans et, s’en servant comme d’une massue, avait de nouveau tenté de démolir la porte. En vain ; elle avait résisté à tous ses assauts. Puis, le froid qui pénétrait toute sa chair à travers ses minces vêtements l’avait terrassé. Dans les ténèbres épaisses, glacées, dans une nuit impénétrable, entouré de cadavres, il était tombé au milieu des débris de son cercueil et, poussant un dernier cri de détresse, il était mort.

Lorsqu’on le ramassa, il était gelé, dur comme pierre.