Visages de la vie et de la mort/Idylle mélancolique

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Édition Privée (p. 67-70).


IDYLLE MÉLANCOLIQUE



IL se saoulait très bien, superlativement bien au whiskey blanc. Et alors, il racontait toujours la même histoire banale et triste, de sa même voix banale et triste, avec les mêmes gestes banals et tristes.

Dans une pauvre chambre de la rue Sanguinet, il me l’avait narrée un soir de fin d’année alors qu’il était en veine de confidences, et par la suite, chaque samedi, alors que nous vidions ensemble une bouteille.

J’avais de l’admiration pour ce garçon qui se saoulait si bien, j’éprouvais de la sympathie pour ce pauvre, cet humble, qui ayant reconnu le néant et la vanité de toutes les consolations, cherchait dans l’alcool l’oubli momentané de ses maux.

Je le considérais un peu comme un sage, une sorte de Diogène moderne, tout à fait vingtième siècle.

Et toujours, je fus le bienveillant auditeur de ses élégies.

Invariablement, après la première rasade, s’essuyant la bouche du revers de sa main sale, il commençait ainsi : Y a ben longtemps. Dans c’temps là, ma famille habitait Québec. J’étais tout p’tit. C’était l’hiver. J’jouais au pêcheur. J’étais sur not balcon et j’avais un manche de ligne à la main. En bas, y avait Lucie. Son père avait loué un logis de mon père. Alle r’gardait en haut… J’élève la perche comme pour prendre un poisson ; alle frappe un glaçon et le glaçon i tombe sur la tête de Lucie. Alle s’fâche, alle pleure ; ça lui avait fait mal. J’avais d’la peine. J’me disais : alle voudra pus me r’garder, alle voudra pus m’parler. J’savais pas quoi faire… J’m’en vas r’trouver maman pis j’i dis : maman, j’jouais au pêcheur ; y a un glaçon qui est tombé sur la tête de Lucie. C’est pas d’ma faute ; je l’ai pas fait exprès, mais alle est fâchée. Pis, j’pleurais. Maman a m’dit : Pleure don pas, Omer. T’es bête. Tu sais ben qu’a peut pas être fâchée contre toué si tu l’as pas fait exprès. Vas la voir. Dis i qu’c’est en en jouant qu’t’as fait ça ; qu’c’est pas d’ta faute et qu’alle a pas raison d’être froissée. Vas-i ; dis-i ça. J’y vas pis j’i dis.

Alle était ben contente.

J’l’aimais ben. Pis j’l’ai embrassée là, d’vant sa mère. Ensuite, j’y allais tous les jours en r’venant du séminaire. J’allais jaser avec elle.

On était toujours ensemble. On jouait toutes sortes de jeux. Alle m’aimait aussi, mais j’savais pas encore tout c’que c’est qu’l’amour.

Quand j’ai eu fait quatre ans au séminaire, maman qui vivait m’a demandé : Omer, veux-tu faire un prêtre ? J’ai dit : non, maman, j’aime trop les filles. Mais vous savez, j’disais ça, mais j’savais pas ben… ben… Mais j’les aimais. Ma mère m’a dit encore : Omer, dis-moué le, si tu veux faire un prêtre, t’en feras un. J’ai dit : non, maman, ensuite j’y suis pus allé au séminaire. C’est pour ça que j’suis pas instruit de toutes les façons comme vous et que j’gagne pas ma vie en chemise blanche et l’crayon su l’oreille.

Pendant tout c’temps là, on avait été amis moué et Lucie. Pis ses parents ont déménagé. Ça été la cause de mon malheur. On s’est perdu de vue. Pis, j’ai commencé à travailler dans une manufacture de chaussures. Quand j’l’ai r’trouvée quatre ans plus tard, alle était en ménage. Alle avait pris un hôtelier qui avait d’l’argent. Moué, j’ai connu ma femme puis j’me suis marié avec. Mais on pouvait pas s’accorder ; alle m’aimait pas, pis ça allait mal. Ensuite, la boutique a fermé et j’suis v’nu à Montréal. Y a dix-huit mois que j’suis pas r’tourné. Y a deux enfants d’morts puis y en a deux d’vivants… J’voudrais ben les r’voir.

Alors, il demeurait silencieux un moment, un peu songeur, et dans ce repos, sa figure prenait une expression immensément vulgaire. Il me débitait sa complainte, assis sur son lit étroit, enveloppé de ses habits de pauvre, l’air gauche et malheureux. Puis, ayant soudain comme tout oublié, il soulevait le couvercle de sa malle, maigre, vieille, usée, écorchée, d’où montait aussitôt comme une symphonie d’odeurs : odeur rance et fade de linge sale, odeur âcre de chemises blanchies à l’eau de Javel, odeur de bélier des sous-vêtements de laine rarement lavés, odeur repoussante des chaussettes durcies par la sueur des pieds, odeur huileuse des vieux souliers. Odeurs grasses, fortes, ammoniacales qui happaient les narines, faisaient bondir le cœur. Du milieu de ses haillons sordides et malodorants, il sortait une autre bouteille de whiskey et, chancelant, il levait son verre et buvait à l’amour.

Il reprenait alors son boniment et, comme une bobine qui se déroulerait interminablement, sans fin, il me faisait le récit d’imaginaires aventures amoureuses dont il aurait été le héros. Réminiscences de feuilletons, souvenirs de romans lus avant son mariage, dans lesquels son cerveau borné d’ouvrier sentimental trouvait la femme idéale, la femme rêvée, désirée, aimée, toujours cherchée, jamais rencontrée, sinon dans les visions procurées par l’alcool. Celui-là seul lui était clément. À la voix du tout puissant évocateur, magiquement, du fond de son verre apparaissaient des femmes belles, douces et gentilles.

Ah, les tendres, les simples histoires à dénouement heureux avec entr’actes de petits coups !

De si nombreux, qu’à un certain moment, son buste oscillant perdait son équilibre, se renversait en arrière et le pauvre diable demeurait là étendu en travers de son lit, immobile, comme mort.

Un soir qu’il avait bu en ville, au lieu de se laisser choir sur son lit, il s’étendit près d’une porte de cour. Un honnête constable, délicatement, le soulagea des quelques pièces de monnaie qui étaient dans ses poches, puis appela la voiture de patrouille. Les boutons jaunes réveillèrent brutalement mon ivrogne et le conduisirent au poste de police.

Le lendemain, le magistrat le condamnait à un mois de prison. Je le revis à sa sortie, puis plus rarement.

Ce fut le temps où il courait éperdument après le rêve, rêve suivi de réveil pénible, car après l’oubli venait le souvenir.

Dernièrement, j’ai appris qu’il était crevé.

Très dignement d’ailleurs. À la façon d’un Socrate, d’un Socrate moderne, buvant du whiskey au lieu de ciguë.

Son rêve est maintenant accompli. Il dort sans crainte de réveil.

Je bois à son repos.