Visages de la vie et de la mort/Histoire pascale

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Édition Privée (p. 49-56).


HISTOIRE PASCALE



LE samedi avant la semaine sainte, la grosse Marie Charrut, la mendiante à relents d’alcool que depuis plus de dix ans l’on voyait dans tous les bureaux d’affaires du bas de la ville, s’en fut trouver sœur Marcelin à l’Asile des Miséreux.

Lorsqu’elle se trouva en présence de la directrice :

— Ma sœur, lui dit-elle, je suis venue vous voir pour que vous m’habilliez afin que je fasse mes pâques. Je n’ai jamais manqué à ce devoir mais cette année, je suis trop en guenilles pour me présenter ainsi à la sainte table. Je ne peux pas aller recevoir le bon Dieu avec une vieille jupe raccommodée, un chapeau bon à jeter aux vidanges, des bottines tellement fendues que les orteils me passent à travers et un pantalon qui sent la pisse. Je manquerais de respect à Notre-Seigneur en allant communier comme ça. Donnez-moi une toilette convenable, je me laverai partout et j’irai faire mes pâques.

— Lavez-vous la figure toujours, fit la religieuse amusée par la franchise de la quémandeuse.

— Non, je me laverai partout, répondit énergiquement Marie. Alors, vous allez m’habiller ? interrogea-t-elle, car si je ne fais pas mes pâques, c’est vous qui serez responsable.

Sale, crasseuse, en haillons, sentant le whiskey et la vieille jupe, ronde de partout, les cheveux gras, le teint coloré et la physionomie sympathique malgré tout, elle se tenait debout devant sœur Marcelin.

Indulgente, habituée aux faiblesses et aux misères humaines et sachant y compatir, la religieuse la regardait avec l’intérêt qu’elle portait à tous les malheureux à qui elle avait voué sa vie.

— Venez me voir lundi, fit-elle. Je tâcherai de vous trouver quelques vêtements présentables.

Elle la connaissait depuis longtemps. Même autrefois, elle avait rencontré sa famille, une famille en vue, fort estimée. Marie elle-même avait reçu son éducation dans un couvent aristocratique. Malheureusement, sur leurs vieux jours, les parents avaient subi des revers de fortune, ils s’étaient trouvés partiellement ruinés, puis ils étaient morts. Sans aucune expérience des affaires, Marie avait été dépouillée du peu qui lui restait par un tuteur malhonnête. Elle s’était mise à boire, était devenue une alcoolique invétérée et elle était tombée au dernier degré d’abjection. Elle avait traîné une existence misérable et sordide et, vers la quarantaine, avait glissé à la mendicité. Boursouflée, sale, repoussante, elle allait solliciter des sous dans les bureaux d’affaires.

— C’est un papillon qui butine et qui nous charme par ses visites, avait remarqué ironiquement un jour à l’un de ses clients un jeune avocat désireux de faire de l’esprit, lorsque Marie Charrut s’était présentée chez lui.

— C’est vrai que tu as la figure toute bourgeonnée, mais ce n’est pas là que j’irais butiner, riposta hardiment Marie qui n’aimait pas qu’on se moquât d’elle.

À maintes reprises, sœur Marcelin lui avait offert de la placer à l’hospice elle vivrait en paix.

— Aller vivre avec des vieilles radoteuses qui passent tout leur temps à se disputer ? Non, non, merci. J’aime mieux quêter et gagner ma vie, avait répondu Marie. J’prends un p’tit coup, ça c’est vrai, mais ça ne fait de tort à personne. Aussi longtemps que je pourrai me traîner, je n’entrerai pas à l’hospice.

Et elle continuait de mendier dans les bureaux d’avocats, de notaires, d’agents d’immeubles et de se saouler. Avec quelques autres épaves de la vie elle logeait dans une vieille, laide et répugnante maison de la rue Sanguinet, chez la veuve Topin. Là se rencontraient le soir, leur journée faite, leur labeur terminé, la Morrier, femme de ménage, toute grise, si maigre et si sèche qu’elle faisait songer à un squelette, le père Lemme, 70 ans, un aveugle qui vendait des crayons de porte en porte, un nègre tuberculeux, plongeur dans un restaurant de la rue Caig, une cuisinière de 50 ans, toujours épuisée et à bout de souffle, employée au même établissement, un bûcheron revenu des chantiers à la suite d’un accident et qui attendait la réouverture de la navigation pour travailler comme débardeur au port, et Marie Charrut.

Le lundi, Marie retourna à l’Asile des Miséreux, voir sœur Marcelin.

— Bien, Marie, je crois que je vais pouvoir vous nipper convenablement pour faire vos pâques, fit la religieuse. Venez avec moi.

Elle la conduisit à ce qu’elle appelait le vestiaire, c’est-à-dire la pièce où étaient emmagasinés les vieux vêtements donnés par le public.

En un quart d’heure, Marie se trouva munie d’une robe, d’un manteau, d’un chapeau, de souliers, d’un pantalon et de deux paires de bas.

— Mais je vais être une vraie dame avec cela, fit Marie rayonnante. Alors, je ferai mes pâques jeudi.

— Jeudi ? Pourquoi attendre à jeudi ?

— Mais il faut que je me prépare, ma sœur. Il faut que je me prépare, fit Marie avec emphase.

Et Marie sortit de l’asile en se confondant en remerciements.

Naturellement, le soir, elle voulut montrer sa toilette aux autres locataires de la maison de la rue Sanguinet. Elle annonça en même temps qu’elle ferait ses pâques le jeudi.

Tous à l’exception de la femme Morrier lui firent des compliments.

— Ben, la sœur s’est pas forcée, jaspina la femme de ménage mordue de jalousie et souffrant de ce que Marie Charrut se trouvait habillée sans avoir rien payé. C’est pas pour critiquer, mais la robe est trop longue, puis le manteau était de mode il y a cinq ans et le chapeau est trop jeune pour vous.

— Le chapeau trop jeune pour moi ? fit vivement Marie. Vous vous imaginez peut-être qu’il vous irait mieux ?

— J’prétends pas être plus jeune que vous, mais j’sus plus mince et ça fait toute la différence. Mais, on sait bien, vous pouviez pas faire la difficile. Pis i avait pas moyen d’aller faire vos pâques avec vos vieilles hardes. Dans tous les cas, pour quêter, ça fera toujours, acheva-t-elle dédaigneuse.

— Pour quêter ? Oui, c’est vrai, je quête, mais j’aime encore mieux quêter que de laver les crachoirs et les cabinets, riposta Marie. Puis, moi, je fais ma religion, tandis que vous, ça doit bien faire vingt ans que vous n’avez pas mis les pieds à l’église.

Et Marie portant sur le bras les habits don de sœur Marcelin s’en fut se retirer dans sa chambre.

Mais maigre, grise, fielleuse, mauvaise, la Morrier était furieuse.

— Voyez-vous ces sœurs qui vont quêter du linge dans les familles pour le donner à des ivrognesses ? Vous ne me direz pas que ce n’est pas encourager le vice. Tenez, moi qui travaille tous les jours pour gagner ma vie, moi qui lave des crachoirs et même des cabinets comme dit Marie, croyez-vous qu’elle m’habillerait si j’allais lui demander une toilette à sœur Marcelin ? D’abord, je suis bien trop fière pour en demander, puis j’aimerais pas à me mettre sur le dos les guénilles des autres et ensuite, j’sus ben certaine qu’elle me refuserait. Ah ! si j’étais pourrie de vices, je ne dis pas. Faudrait être une bonne à rien pour être ben traitée.

Elle épanchait son fiel.

— Puis, cette histoire de faire ses pâques, c’est des menteries, tout ça. Je sus ben certaine qu’elle les fera pas. Vous verrez, vous saurez me le dire si elle les fait. Tenez, je ne serais pas surprise de lui voir vendre ses habits pour s’acheter du whiskey.

Fidèle à sa promesse, Marie alla à confesse le mercredi après-midi afin de communier le lendemain. Le prêtre accorda à la pécheresse le pardon de ses fautes. Au logis, Marie annonça qu’elle ferait ses pâques le lendemain matin. Elle venait de se donner un fameux savonnage dans la cuve qui servait de baignoire lorsque la femme de ménage s’amena.

— Écoutez, Marie, je croyais que c’était des histoires que vous nous racontiez lorsque vous avez dit que vous étiez pour faire vos pâques cette semaine. Vous savez, j’aime pas qu’on m’en fasse accroire. C’est pour ça que je vous ai parlé comme j’ai fait. Mais i a pas de malice en moi et je n’ai pas de rancune contre vous. Pantoute. Vous avez eu la chance d’avoir une toilette comme cadeau, j’en suis contente pour vous.

Et maigre, sèche, grise et hypocrite, la femme de ménage s’efforçait de sourire.

— Je cherche jamais à en faire accroire à personne. J’ai demandé une robe à sœur Marcelin pour aller faire mes pâques. Elle me l’a donnée et je vais aller communier demain. Voilà, répondit placidement Marié.

— Ça c’est bien. Je vous prenais pour une menteuse. Je me trompais. Maintenant, Marie, on va prendre un verre de gin ensemble pour noyer ça.

À ces derniers mots, à cette invitation, Marie se sentit sans volonté aucune, sans résistance. Elle oubliait les propos insultants, injurieux, les provocations. Elle ne songeait qu’à la rude et âpre sensation de l’alcool lui brûlant la bouche, le gosier, les entrailles. La tentation était irrésistible.

— Ça se refuse pas, dit-elle.

— Attendez-moi un instant fit l’autre.

Et elle revint au bout d’un moment apportant un gros flacon de genièvre et deux verres.

À la vue de la bouteille, Marie fut remplie de béatitude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Venez la voir votre Marie qui doit faire ses pâques demain, disait quelques heures plus tard la Morrier à quelques-uns des locataires de la maison.

Les autres la suivirent.

Ivre morte, à moitié vêtue, Marie était étendue en travers de son petit lit de fer dans sa chambre étroite et fétide. De sa masse elle écrasait le chapeau donné par sœur Marcelin et son manteau gisait sur le plancher sale et poussiéreux.

— Hein ! ça vaut la peine de donner du linge à des ivrognesses, disait la femme de ménage. J’passais par hasard devant sa chambre et la porte était grande ouverte, alors je l’ai aperçue. C’est vraiment scandaleux.

Devant ce spectacle peu édifiant, les locataires de la maison de la rue Sanguinet furent unanimes à reconnaître que c’était bien triste.

Le bûcheron-débardeur regardait s’il ne verrait pas par hasard un fond de bouteille à finir.

Lorsqu’elle s’éveilla tard le jeudi matin, Marie avait la tête lourde et se sentait malheureuse. Elle se rappela vaguement ce qui s’était passé la veille au soir. Elle comprit que cette crapule de Morrier lui avait joué un sale tour. Tout de même, pensait-elle, j’ai pris quelques bons verres de gin. Maintenant, après ça, je ne ferai pas mes pâques aujourd’hui. Je vais me dégriser. Ce sera pour la semaine prochaine. Je vais tout de même aller à l’église. Je dois bien ça à sœur Marcelin.

Dans la malpropre chambre qu’elle occupait, elle revêtit les habits donnés par la religieuse. Le chapeau était horriblement écrasé, mais elle le remodela tant bien mal avec la main et s’en coiffa. Elle sortit ensuite et se rendit à l’église Notre Dame de Lourdres. Lorsqu’elle entra la messe était à moitié dite.

À l’Ite missa est, elle se leva lourdement et sortit. Comme elle descendait les degrés, elle aperçut de l’autre côté de la rue une sténographe qui s’était toujours montrée généreuse pour elle. Il fallait profiter de l’occasion… Marie voulut traverser la route. Elle fit quelques pas, mais elle se trouva devant une auto filant vers l’est. Pour ne pas être écrasée, elle fit un bond de côté, mais alla tomber devant un camion allant en sens inverse. La voiture la heurta et la projeta à quinze pieds. Sa tête frappa le pavé avec force. Des gens qui étaient sortis de l’église en même temps qu’elle se portèrent à son secours et la ramassèrent. Elle avait la figure sanglante et était privée de connaissance. Le chauffeur auteur de l’accident appela un taxi et fit conduire la pauvre fille à l’hôpital. On constata qu’elle avait le crâne fracturé et deux côtes brisées. Les seules paroles qu’elle prononça furent : Sœur Marcelin, Sœur Marcelin.

Informée de l’accident, sœur Marcelin vint à l’hôpital, mais lorsqu’elle arriva Marie était morte. On lui raconta qu’elle avait été frappée par une auto en sortant de l’église. Alors, devant le cadavre de la malheureuse entrée dans l’éternité, sœur Marcelin émue, se rappelant la promesse faite par la défunte et ne doutant pas, devant les circonstances, qu’elle ne l’eût remplie, prononça d’une voix douce et convaincue :

— Pauvre Marie ! Elle avait bien ses défauts, mais elle a fait une bonne mort. Elle a fait ses pâques. Elle était en état de grâce. Le bon Dieu lui a pardonné ses fautes et il va l’admettre dans son saint paradis.