Visages de la vie et de la mort/Le sacrilège

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Édition Privée (p. 16-18).


LE SACRILÈGE



LE navire d’excursion parti de Vancouver arrivait à Alert Bay, village d’Alaska. Il faisait là une halte d’une heure environ afin de permettre aux voyageurs de visiter le vieux cimetière indien renommé pour ses totems. Lentement, le vapeur approcha du quai en bois construit sur pilotis. Un troupeau d’enfants à la peau cuivrée était réuni là et regardait curieusement la foule debout sur le pont. Le navire entra dans une eau noire, sale et huileuse dont le clapotis battait les poteaux enfoncés dans la rivière et supportait la plate-forme du quai.

Des champignons blêmes, livides, d’un blanc cadavéreux poussaient tout le long de ces poutres, les rongeaient comme une lèpre, non seulement sur la partie hors de l’eau, mais même sur celle qui plongeait dans cette onde noire, sale et huileuse. On aurait dit qu’elles souffraient toutes d’une étrange et repoussante maladie, car toutes étaient couvertes de cette hideuse végétation. Le navire était lent à accoster et sous le plancher du quai les passagers apercevaient cette eau noire dont la surface était couverte d’huile et de détritus de tout genre. Finalement, la passerelle fut placée et les voyageurs descendirent gaiement à terre. Comme en procession, ils se rendirent au cimetière indien, à dix minutes de marche, suivant l’unique rue de ce village perdu dans ce pays sauvage. Enfin, les mats et les monuments funéraires apparurent à la vue. Juché sur un haut totem, un corbeau se mit à croasser lugubrement en voyant arriver les visiteurs. Il semblait leur interdire d’entrer dans le champ des morts. Sa voix aigre, devinait-on, couvrait d’anathèmes ces profanes, ces étrangers qui s’en venaient troubler les ombres des trépassés. Il s’envola finalement en jetant quelques notes funèbres, un mauvais sort.

Curieusement, les voyageurs visitaient l’enclos funéraire aux monuments si différents de ceux de nos cimetières. À tout instant, l’on entendait le déclic d’un kodak. Chacun prenait une vue d’un groupe de ses compagnons au pied d’un totem.

Puis ce fut le retour. Les petits indiens qui étaient sur le quai à l’arrivée, suivaient le groupe des visiteurs, demandant des sous. Remarquable entre tous dans ce troupeau de quémandeurs était une fillette de onze à douze ans. Elle n’avait pas la peau cuivrée de ses compagnes, car son teint était presque blanc et ses cheveux étaient d’un blond fauve. De toute évidence, elle était le produit de parents de deux races. Ses traits étaient réguliers et sa figure d’une rare beauté. Elle était accompagnée d’une autre enfant de même nuance qu’elle, de deux ans plus jeune environ, probablement sa sœur. Un grand édifice en bois, à deux étages, avec des rideaux blancs aux fenêtres, vraisemblablement un hôpital, se dressait au bord de la route. Il était précédé d’un vaste jardin de fleurs éclatantes au soleil, les seules fleurs dans cette localité. En passant devant la maison, les deux gamines poussèrent la barrière de la clôture, cassèrent chacune une rose, s’éloignèrent à la course et rejoignirent leurs camarades qui mendiaient des sous. Passant sur l’étroite passerelle, les voyageurs remontaient sur le bateau pour continuer leur croisière. Debout à côté de l’embarcadère, les deux fillettes tâchaient de vendre aux visiteurs les deux roses qu’elles avaient dérobées dans le jardin de l’hôpital, mais les gens passaient indifférents à côté d’elles, remontaient sur le vapeur. Chacune une rose en main, les deux fillettes blondes les offraient aux derniers voyageurs. Ils passèrent sans répondre. La passerelle fut retirée, les amarres furent lâchées. Alors, dépitée, furieuse de n’avoir pu troquer pour une pièce d’argent la fleur de grâce et de beauté qui, il n’y a qu’un moment encore, était la gloire du jardin ensoleillé, l’aînée des fillettes, d’un geste rageur lança dans l’eau noire, sale, huileuse, la belle rose odorante qu’elle tenait à la main. D’un mouvement imitatif, sa sœur en fit autant. Une vague soulevée par le navire qui se mettait en marche repoussa les deux roses dans l’ombre, sous le quai, parmi les immondes détritus, à côté des blêmes et hideuses végétations lépreuses.