Visions de l’Inde/Chapitre IX

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 272-315).

CHAPITRE IX

La Rome des indes


À la gloire de l’Angleterre ! — Les délices des bains pervers. — La Colonne de Miséricorde. — Delhi est innombrable. — La Babel achevée et le pilier sanglant. — Les fils du dernier empereur Mongol se rendent et périssent près du mausolée de l’ancêtre. — L’Eunuque symbolique. — Le Palais des Mille et une Nuits hindou. — La princesse qui mourut nonne musulmane. — Un trône valant cent cinquante millions de francs. — L’Ascension vers Allah. — Delhi l’ « incongrue. » — La mosquée d’extermination.

I

A la gloire de l’Angleterre !

La fin de l’année 1902 et le commencement de 1903 laisseront une trace profonde dans l’imagination des Asiatiques. Delhi, la capitale des Indes antiques et modernes, a vu ressusciter plus magnifique et plus forte la pompe des rajahs hindous et des omrahs musulmans.

L’Angleterre s’est offert, aux frais de ce peuple dont les ressources restent merveilleuses, une fête incomparable et sa propre glorification.

Il s’agissait, après la funeste guerre du Transvaal, de relever le prestige britannique en proclamant empereur des Indes Edouard VII avec un éclat que la reine Victoria elle-même en 1877, dans les mêmes circonstances, ne connut point.

Une nouvelle Delhi fut construite à cet effet, cité de cent mille tentes, qui n’a duré qu’un mois, mais qui a été le microcosme de l’Asie, avec ses richesses, ses armes, ses costumes, ses bijoux, ses éléphants, ses chameaux, ses coursiers.

Plus de trois cent mille hommes envahirent le territoire, venus de tous les coins du monde pour cette démonstration pacifique. Le duc et la duchesse de Connaught, le vice-roi lord Curzon et lady Curzon s’assirent sur les trônes de Tamerlan, du grand Akbar et de Sha Jahan au milieu de ce délicieux palais, dans ces « dewans » féeriques.

Le spectacle de Delhi resta quasi fantastique pendant une quinzaine de jours, depuis l’arrivée de lord Curzon, jusqu’à son départ. Cette vieille cité de l’Empire que les Mongols choisirent pour capitale, contenait, autrefois, plus de deux millions d’habitants. Réduite maintenant à 60,000 âmes, elle était devenue trop petite pour renfermer le cortège du Vice-Roi et du duc de Connaught, l’armée native et britannique, les serviteurs et la suite des rajahs.

Un camp immense fut dressé dans la campagne : il occupait cinquante milles carrés ; deux cent cinquante mille hommes y vécurent sous cent mille tentes ; de puissants fanaux électriques planaient sur cette installation sommaire et féerique. Le seul prix des illuminations revint à quarante-cinq mille livres sterling ; et, pour apporter la nourriture, deux mille chameaux et quatre mille wagons de bœufs furent mobilisés.

Le plus imposant de tous les travaux récents effectués à l’occasion du Durbar était un vaste « auditorium » qui servit à la cérémonie du couronnement ; il pouvait contenir jusqu’à 15, 000 personnes. Mais la pompe asiatique éclata plus spécialement dans le camp des chefs natifs. Les luxueuses tentures, les tapis de prix, les bijoux étalés, les écuries d’éléphants, tout le prestige esthétique et opulent de l’Inde ancienne éblouirent à jamais les yeux du visiteur.

Les fêtes durèrent jusqu’au 10 janvier ; l’Angleterre prouva qu’elle tenait à éblouir, par la somptuosité et la magnificence, ces peuples las d’une civilisation trop reculée et qui, comme des vieillards retombés en enfance, n’admirent que le luxe et la force.

En effet, jamais, même du temps du grand Akbar, ne se déployèrent tant de richesses et d’armes. En 1877, lors des cérémonies où Victoria fut proclamée impératrice des Indes, la moitié à peine d’un tel effectif fut rassemblé par lord Lytton.

On a tout fait pour que l’exemple du Transvaal et du Cap ne devint pas contagieux. Surtout il était nécessaire que la terrible révolte de 1857 renonçât définitivement à renaître des ruines que les Anglais ont accumulées sur elle. Delhi, — où Victoria et son fils Edouard ont été, à vingt-cinq ans de distance, salués les maîtres de l’Inde, — fut le centre de la plus formidable conspiration ; et la Grande-Bretagne, lorsqu’une poignée de cipayes révoltés rétablit dans l’antique capitale la puissance du Grand Mongol, pensa perdre avec Delhi toute la péninsule. Quand il fallut reprendre cette ville, « la perle du Punjab », les soldats de la reine durent la reconquérir rue par rue, maison par maison, étage par étage, au prix d’une lutte acharnée. Même dans le camp triomphal installé par le nouveau vice-roi, une pyramide, non loin des « Télégraph and post Offices », témoigne des résultats formidables et sanglants de cette rébellion.


Hélas ! je connais ce puéril et charmant peuple de l’Inde. Comme il dut se réjouir naïvement, étourdiment ! combien il admira ses maîtres de haute stature et au visage pâle ! comme ces fêtes ont augmenté en effet le prestige de l’Angleterre ! Et il ne s’est pas demandé, victime d’un éblouissement hypnotique, lui que la famine et la peste déciment, qui acquittera la note de ces formidables réjouissances…

Par une ironie dont les races victorieuses savent seules le secret, ce sera encore le vaincu et l’asservi qui devra payer les frais de son enthousiasme, le prix de sa reconnaissance au vainqueur…

II

Les délices des bains pervers.

À peine arrivé à l’hôtel, mes ablutions terminées, un grave Hindou, porteur d’un livre énorme où sont inscrits des certificats en maintes langues, maigre et élancé, avec des yeux d’un étincellement noir exsudant toutes les convoitises, me sollicite en jurant qu’il me décortiquera cette Delhi mystérieuse comme un fruit savoureux sous une écorce impénétrée. Il m’affirme non seulement sa probité, mais sa vertu et sa piété. Sa famille est nombreuse, presque autant que ses connaissances historiques, et il est attaché à la déesse Dourga !

Depuis que mon camarade le globe-trotter, ayant acquis des compagnons plus adéquats à ses goûts, m’a délaissé, je ne sais plus plonger dans les troublants cloaques des cités indigènes. J’y suis gêné, je me sens mal à l’aise, car mon cœur s’y soulève, mon cerveau se voile de tristesse et d’appréhension.

Mon guide cauteleux m’insinue dans un couloir où les pénombres s’établissent déjà, propices aux incognitos et aux surprises. Telle est la « maison de bains » que Delhi moderne, semblable à la Rome antique, recèle en ses quartiers populeux. Naturellement, les voluptés païennes s’y intercalent entre les affusions d’eau tiède et les massages subtils. J’étais bien innocent de ne pas m’en être tout d’abord douté.

Depuis Bénarès, je suis inquiet de mon viatique de voyage que je porte avec moi et dont je n’ai laissé qu’une part à une banque anglaise de Calcutta. Le propriétaire des bains devine mes scrupules ; avec une solennité amusante, il m’apporte une cassette en fer forgé dont il me remet la clef. « Déposez ici, dit-il, les objets précieux que vous voulez conserver. Ce « servant » vous suivra partout, gardant votre trésor. Il est muet et n’obéit qu’aux signes. »

Décidément, j’entre dans l’aventure. Suivi par le noir silencieux, je pénètre dans la salle des bains aux jours de souffrance et qu’environnent de profonds réservoirs. Là, sans vêtements, vont et viennent des athlètes, pareils à des prêtres du rite lacustre, à des Paganinis du muscle et de l’os. En effet ils jouent du corps de leurs patients en vrai ? artistes. Entre leurs mains, vous devenez mobile et désarticulé comme une poupée à ressort. Ils vous roulent, vous plient, vous creusent, vous renflent, vous écartèlent, — et tout cela avec une irrésistible douceur, une chasteté érudite, une suggestion de gymnaste qui amollit, détend, délasse.

Massage extraordinaire, perspicace, — mystique si j’ose dire, car il est basé sur des « correspondances », sur la réciproque influence physique et psychique entre les membres des malaxeurs et ceux des malaxés, — utilise le cou, le bras, le flanc, la tête, la jambe, même le pied de l’opérateur, croit qu’un bienfait spécial, une volupté inhérente résultent de chaque membre, sont transmis par chaque partie de l’être. Ces Indiens, pour vous frictionner le corps, se servent de leur corps tout entier. Des vertus magnétiques s’attachent en effet pour ces praticiens du toucher au contact du pied qui délivre des maladies de foie ; et la tête communique de la force psychique…

Aussi ces jeux qui se continuent depuis l’antiquité la plus lointaine, rappellent-ils non pas le monotone et fade va-et-vient des doigts auquel se réduit notre massage occidental, mais l’embrassement multiple des lutteurs qui, en s’enlevant, se froissent. La variété et la surprise de cette fourbissure étonnent les Européens et, d’après mon guide, elles sont très recherchées par les Américaines de passage qui osent souvent se livrer nues aux frications de ces noirs… Insatiablement pendant ces exercices, aussi réglés qu’un poème parnassien, un esclave répand sur ma chair, alternativement, l’eau chaude, l’eau froide, l’eau tiède. Et je me sens rajeuni et un peu faible pourtant, rompu et souple, défait et remis…

Enfin je vais m’allonger dans une autre salle, sur un divan large et doux. Je suis seul, ou plutôt je crois l’être. Tout autour de moi, une musique subtile et préparatoire fait palpiter les tentures qu’écartent des têtes rieuses n’osant assaillir mon repos. Mais, comme je n’ai pas l’air très rébarbatif, plusieurs se risquent. Elles sont vêtues de « saris » aurores, de loques, teintes on dirait avec l’essence jaune de ces œillets d’Inde dont les guirlandes traînent sur les tombes saintes et le parquet des temples. Cette lueur d’ambre gagne la peau de ces fillettes septentrionales ; quelques-unes réellement viennent de ce Népaul presque aussi fermé que le Thibet et dont les sanctuaires glorifient le Bouddha divinisé.


Je n’avais pas prévu cette distraction sensuelle que préméditèrent le guide cauteleux et le maître-baigneur. Je fais signe à ces poupées demi-chinoises que je n’userai pas d’elles ; je les garde comme de jolies bêtes familières.

Je leur montre derrière moi la cassette enfouie sous les coussins. Alors leur joie redouble. Ce sont de gentes écolières en récréation et qui jouent avec moi comme avec un maître qui a daigné abdiquer. Elles m’essaient leurs colliers, m’enveloppent la tête de leurs voiles, m’apportent des glaces pour que je rie en me voyant ainsi costumé. L’une s’obstine, enlève son pendant de nez, me l’essaie à toute force. Mais une voix gronde. C’est fini de s’amuser. Sans doute quelque nouveau client approche, et le seigneur de ce Bain-Harem avertit qu’il faut se tenir prêtes. Allons, j’ouvre la cassette, et comme des moineaux voraces se jetant sur le grain offert, les doigts agiles, que les bagues nombreuses n’alourdissent point, picorent les roupies..

III

La Colonne de Miséricorde.

C’est assez pour aujourd’hui. J’ai besoin d’air et de campagne. Le cocher me transporte hors de Delhi la nouvelle, loin des cantonnements anglais, vers l’immense champ aride où sont couchées et parfois ensevelies tant de cités. Le soir tombe. Le guide, pieux et procurateur de joies, (cette qualité respectable et ce métier disqualifié s’allient très naturellement dans l’Inde), m’épie, du coin de son œil ténébreux où la malignité aiguise les convoitises. Je ne le gronde pas ; je le paie ; son âme se dilate. Il me demande la permission de s’arrêter pour boire.

Un vieillard vend, tout près d’un pagotin trop pauvre que prêtres et fidèles ont déserté, une liqueur de fruit où est fondue la terrible et exquise confiture de « cannabis indica ». « Vous buvez, vous autres Européens, votre wisky qui est de l’alcool pernicieux et impur ; nous, nous abreuvons avec l’essence des fleurs et avec l’âme subtile de la terre. »

Puis l’idéalisme fît place à l’avarice : « Votre wisky coûte une demi-roupie le verre, tandis que ma boisson ne revient qu’un paisse (un sou). » Il but et brisa l’aiguière de terre, car elle était souillée à jamais pour tout Indien d’un autre caste. Et quand il leva les yeux je sentis qu’il planait loin de moi, au-dessus des réalités vulgaires, dans l’aérostat du rêve.

Notre voiture à Feroz Sha Kotila passa devant une colonne isolée, sans beauté spéciale ni grandeur exagérée. Un simple fût poli de grès paiement rose, n’ayant guère que dix mètres de haut, sur un rugueux piédestal. Mais le couchant mettait aux caractères à peine déchiffrables sous la patine du temps, des tons orange qui font songer aux robes des moines boudhistes… N’ont-ils pas raison, ceux-ci, de porter les couleurs symboliques du crépuscule, eux qui préconisent la grande nuit salvatrice, le doux nirvana où tout se pardonne et s’apaise, parce que tout s’anéantit et se fond ?

La colonne, qui semble revêtir cette nuance nouvelle par piété, est à jamais célèbre, comme celle d’Allahabad, parce qu’elle relate un édit de l’Empereur Açoka ; là, des réflexions morales s’entremêlent à l’énoncé des œuvres pacifiques du souverain : plantations, constructions de canaux et de routes, etc… L’évangile de charité préchrétienne y exhale le profond espoir de l’humanité en un monde meilleur dès cette terre, L’union, la pitié, la réciproque indulgence, le pardon remplaçant les guerres, la bonne volonté substituée à la peur du superstitieux et à l’obéissance de l’esclave, — tout ce que l’homme, le plus élevé d’esprit, le plus généreux de cœur, peut découvrir de sublime en lui-même, dans son seul lui-même, le Bouddha le trouva, le formula, et l’empereur Açoka tenta de le réaliser.

L’Asie Mineure, quand on la fouille, avoue le passage des missionnaires bouddhistes dépêchés vers l’ouest par ce monarque philosophe. Malgré la puissance de ses armées, il renonçait aux conquêtes qui n’étaient pas spirituelles ; avide de gagner les âmes, il dédaignait les provinces nouvelles qui, d’ailleurs, appelaient sa rayonnante suprématie.

Ici à Delhi, au milieu des ruines de l’orgueil et des stigmates de la haine, parmi les vaines exaltations de tombes qui veulent réintégrer dans ce monde illusoire les morts augustement délivrés, tout près des temples écroulés célébrant des dieux plus inexistants encore que les hommes, ce monolithe, qui date de trois siècles avant notre ère, proclame la réalité suprême de l’Ame. L’Ame, (Atma, qui pour l’Hindou s’identifie avec Brahman), fut la seule flamme des divinités et des héros ; elle les dépasse, puisque, mère silencieuse éternellement féconde, elle se réserve pour l’avenir de suprêmes révélations. Le christianisme déjà palpite en ce granit, et ce pressentiment de la divine beauté morale fait pâlir toutes les autres beautés.

Il survit peu de traces, dans l’Inde, de la vieille civilisation bouddhiste[1]. D’ailleurs, le bouddhisme pur, véritable, n’existe plus nulle part. L’Inde, après l’avoir enfanté, l’a rejeté, comme une maladie sublime ; le Népaul, la Chine, le Thibet, la Sibérie, Ceylan, en ont fait la plus idolâtrique des superstitions[2].

Le bouddhisme, en tant que métaphysique positiviste, conçoit le monde comme une suite de phénomènes et la douleur comme le fruit naturel et empoisonné de la vie ; ce phénoménalisme et ce pessimisme ont émigré dans la philosophie allemande moderne et se sont en quelque sorte réfugiés dans notre science européenne qui adopte devant le problème de la vie des conclusions semblables à celles de Gautama.

L’amour du néant, le goût de l’ensevelissement éternel ou plutôt de la dispersion dans la Matière et dans la Force, n’appartiennent pas exclusivement au bouddhisme ; ce sont des manifestations intrinsèques à cette Inde, trop favorisée, trop prodigue qui, n’ayant pas besoin de l’effort pour jouir, l’a fatalement sacrifié au repos. Le shivaïsme, mysticisme nihiliste, a précédé le bouddhisme, son rejeton, et lui a ici survécu.

Quant à la croyance à l’égalité des êtres, quant à la charité pour tous, ces vertus sont arrivées à leur forme pratique, à leur expression raisonnable dans la morale chrétienne.

Le bouddhisme (j’entends par là les idées fondamentales de Gautama Bouddha, non pas l’idolâtrie et le fétichisme qui se sont affublés de ce nom) est bien mort, bien mort avec son fondateur ; il a réalisé pour lui-même sa théorie ; il s’est dispersé ; il est entré dans le nirvana véritable, le seul admissible : la renaissance sous des aspects meilleurs dans l’éternelle évolution de la nature et des idées.

Açoka fut un grand prince, magnifique et bienfaisant. Ainsi il correspond à notre plus belle vision de l’Inde antique.

En effet, ceux qui pensent et aiment dans notre Occident brutal, pratique et desséché, ont tendu leur cerveau et leur cœur vers les jungles méditatives et vers les ruines d’âme plus encore que vers les ruines de marbre. Nous avons soif également d’idéal et de bonté ; Bouddha la Doctrine n’est rien sans Açoka, l’Acte. L’un complète l’autre. Tous deux s’achèvent dans une plus-value de l’homme et forment les assises « naturelles » de la religion. L’idéal inactif devient la chimère inattingible et menteuse qui épuise les forces, précipite au désenchantement et à l’égoïsme impuissant. La bonté, quand elle est héroïque, quand elle provient d’un effort et non d’une lassitude, c’est l’énergie renouvelée par son plus chaleureux exercice, la réverbération de l’idéal dans l’effort, la perfection qui s’approche, et que l’on n’étreint jamais pour la plus grande gloire de notre nature ; car mériter est plus beau qu’avoir reçu.

Aussi, moi dont la sensibilité chrétienne a souffert de l’orgie sanglante à Kali-Gath et s’est attristée aux désespérances irrévocables des solitaires de Bénarès se ruant au suicide spirituel, j’ai apaisé ma nostalgie d’errant, toujours déçu par les magnificences de la superstition ou de la guerre, devant ce symbole de miséricorde, la Colonne du Napoléon de la Paix.

IV

Delhi est innombrable.

La destinée, de certaines villes est d’être ravagées, détruites, reconstruites. Delhi est de celles-là. Située sur les bords de la Jumna, au point de jonction des routes commerciales qui relient aux riches provinces du Rajputana, les plateaux de l’Afghanistan et de l’Asie centrale, elle s’offre comme une proie enviable à tous les conquérants.

Mohammed, un Afghan de Ghor, la prit en 1193 ; Tamerlan, le Mongol, la saccagea deux siècles plus tard ; Nadir-Shah, le Persan, lui vola en 1739, entre autres merveilles, le, fameux « trône des paons » qu’au dix-septième siècle Tavernier, le voyageur français ; (il devait s’y connaître, étant lui-même orfèvre), estimait à 150 millions de francs. Ahmedr Shah-Durani, un autre Afghan, l’envahit en 1756 ; trois ams après, les Marathes s’y établirent. Et, c’est à eux que le général Lake l’arracha en 1803 pour en faire une cité anglo-indienne, dont le souverain indigène ne fut plus, désormais, que nominal et simple pensionnaire de la Grande-Bretagne…

Les morts et les renaissances de Delhi sont-elles terminées ? Nul ne peut le dire ; et qui sait si Delhi, avant un siècle, ne connaîtra pas une nouvelle invasion du Nord dont le Tamerlan serait un tsar ?…

Delhi est plus multiple que Rome encore : elle est composée de neuf cités distinctes ; et ces ruines, répandues sur un espace de 45 milles, sont un livre d’histoire incomparable, çà et là raturé par un philosophe disert à démontrer la vanité des gloires de ce monde. Au xviie siècle, elle n’était plus qu’un monceau de pierres écroulées où poussaient des broussailles sèches et que parcouraient des paons bleus, lorsque Sha Jahan, l’empereur mongol, dégoûté d’Agra, sa capitale depuis la mort de sa favorite, la dame du Taj, vint dresser la Delhi nouvelle, Shajahanabad, près de la rivière sainte la Jumma ; il y construisit la mosquée, le palais et le fort, |qui comptent parmi les plus beaux de l’univers.

Mais le premier devoir du voyageur qui, lui, habite dans une cité plus nouvelle encore (les cantonnements anglais), assez loin de la ville indigène, c’est de courir aux merveilles de Delhi l’antique et, entre autres, au Kétub Minar, au pilier d’airain et à la vieille mosquée, dont les vestiges sont formidables. La route qui conduit à ces magnificences abolies est bien, comme l’a écrit M. André Chevrillon, « la voie appienne » de l’Asie, tant elle est semée de souvenirs et de tombes.

V

La Babel achevée et le pilier sanglant.

Le Kétub était la plus haute tour de la terre jusqu’à l’érection de notre tour Eiffel. Situé au moins à 12 milles de Shajahanabad, il a quatre-vingts mètres de hauteur ; sa largeur est de dix-sept mètres à la base et de trois mètres au sommet. Les trois premiers étages ont été construits en grès rouge et les suprêmes en marbre étincelant. Des balcons et des balustrades indiquent les étages. Les lignes verticales des cannelures, enveloppées d’un réseau de dessins et d’inscriptions, rendent délicat et précieux ce minaret énorme à fût rouge et à chapiteau blanc. Et on rêve d’une Babel bicolore et achevée.

Du sommet, où j’ai monté par un escalier en vis, on aperçoit plus d’un million d’acres. Là s’éparpillent les restes des civilisations védiques, brahmaniques, bouddhiques, mahométanes. Il y a là de quoi pleurer et se souvenir pour l’Aryen, le Persan, le Turc, le Pathan, l’Afghan, le Mongol, l’Hindou…

La légende s’y affirme réelle à côté des annales nébuleuses. La ville d’Indra, Indrapat, — elle me reporte aux temps préhistoriques du Mahabliarata, à dix milliers d’années avant notre ère, — voisine Tughlak Abad, la cité » cyclopéenne » qui ne date, pourtant elle, que de cinq siècles !…


J’ai fait l’excursion avec un jeune Américain rencontré à l’hôtel. Il a dix-huit ans à peine, il vient de terminer ses études ; mais son père, un simple notaire, l’a dépêché loin de New-York et de la familiale maison ; après lui avoir remis un portefeuille de 6,000 dollars, il lui a fait savoir que pour un an il l’avait assez vu. « Vous ferez, a-t-il ajouté, votre tour du monde avec économie et confort, et vous me reviendrez vous étant formé une idée un peu nette du métier que vous voudrez choisir. »

Ce jeune « Jérôme Paturot » yankee, à la recherche d’une vocation, parle aisément trois langues et se fait suivre de merveilleuses malles que j’ai pu admirer dans son appartement. Elles sont longues, mais assez plates, avec des compartiments nombreux ; elles se logent partout, sous les banquettes des trains, dans les recoins des sleepings ou des cabines. J’ai goûté son smoking « pays chaud » tout blanc et que les élégants portent ici le soir, au lieu de nos vêtements noirs bons pour les régions froides ou tièdes.

Telles sont les surprises des voyages et les violentes antithèses créées par le hasard. Ces choses, plus vieilles que lliistoire, je les examine en compagnie de ce grand enfant qui appartient à la plus jeune des races du monde. Tandis que la rêverie me fait planer avec le manteau de Faust sur les Delhis monstrueusement antiques, et que par la pensée je m’incarne en les citoyens divers de ces cités abolies, ma personnalité la plus externe écoute ce correct New-Yorkais me remercier de l’excellente idée que j’eus d’associer nos promenades en ce jour, car, me dit-il, « mon père serait content de me voir faire des économies : guide, voiture, restaurant, nous partagerons tout. De plus, à deux, on peut mieux se défendre contre ces quémandeurs et ces pillards. »

Je hoche la tête par politesse. Il insiste ; « Nous irons voir les bayadères ensemble, continue-t-il. Oh ! non pas pour les plaisirs défendus… Mon père, avant le départ, m’a fait lire des ouvrages de médecine qui m’ont mis en garde… seulement pour les voir danser meilleur marché. »

Cependant le vertige me gagne plus encore la pensée que la tête. Du haut du Kétub, j’ai entrevu la vanité des empires et des races, des religions passées et des civilisations futures. J’ai supposé qu’un jour — dans quelque vingtaine de siècles seulement ? — des étrangers en voyage, au dernier étage de la tour Eiffel embrasseraient du regard les Paris anciens et modernes anéantis par de successives invasions. Hélas ! nos constructions sont si fragiles que ce rêve lui-même, dans sa maigre part de stabilité, est incertain… En ces temps, le Kétub, peut-être, se dressera encore ; et déjà la tour Eiffel, dressée pour durer peu, aura disparu !


Nous ne nous arrêtons guère à l’ombre des colonnades qui bordent les admirables tombes environnantes ; elles abondent vraiment trop dans l’Inde, ce cimetière de splendeurs ; nous remarquons tout près, le « pilier d’airain « et la mosquée de Kétub, dont le « Minar » fut, en effet, le minaret monstrueux.

D’après l’inscription, qui date bien de cinquante siècles, le pilier d’airain est « le bras de gloire de Rajha Dheva, lequel conquit ses voisins et accapara la souveraineté indivise de toute la terre ! » Il se dresse, inébranlable, malgré sa vétusté. Les guides m’en expliquent la légende.

Une prophétie populaire prétendait que, si le pilier venait à trembler, l’empire entier serait ébranlé. Par bravade, le prince régnant alors à Delhi creusa tout autour. « Le bras de gloire » bougea et saigna. miracle ! une humeur rouge sortit de terre. Des hordes septentrionales, conduites par un esclave ottoman, le fameux Kutb-Ed-Din, égorgèrent le rajah imprudent, qui fut le dernier de sa dynastie, et en fondèrent une nouvelle qui n’eut pas un plus heureux sort.

L’aventurier turc et sa race élevèrent la tour célèbre, le Kétub, et cette mosquée proche du pilier d’airain. Construite autrefois avec des ruines, celle-ci est émiettée aujourd’hui en ruines de ruines… La triple colonnade, encore survivante, est magnifiquement absurde. Elle fut édifiée avec des morceaux de vieux piliers, débris de temples bouddhiques et védantiques ; le travail patient, compliqué, idolâtrique de ses fragments superposés jure avec les galeries rectangulaires, les files géométriques de l’art musulman. On y discerne encore des éléphants, des singes, des processions de rois, des figures extraordinaires de dieux, que le marteau de ces iconoclastes et le poing rude du pire destructeur, le temps, n’ont pu complètement anéantir…

VI

Les fils du dernier empereur Mongol se rendent et périssent près du mausolée de leur ancêtre.

En retournant àShajahanabad, la cité nouvelle, il est impossible de ne pas remarquer le mausolée de l’empereur Humayon, qui, antérieur d’un demi-siècle au Taj, en a sans doute inspiré l’architecture. Maintenant, lors des foires et des fêtes religieuses, c’est là que les habitants de Delhi et des environs viennent manger les fruits du pays et boire les liqueurs parfumées. Ce noble monument est un souvenir de la gloire indienne et de la revanche britannique. En effet, si le père du grand Akbar. Humayon, rappelle encore aux indigènes, par o marbre et la pierre purpurine de sa tombe, la fierté et l’art mongols, un officier anglais, le major Hodgson, y étouffa dans le sang le dernier grondement à Delhi de la terrible révolte des cipayes.

C’était le 23 septembre 1857, Delhi venait d’être reprise aux Mongols et le dernier empereur était prisonnier. Son fils et ses deux cousins s’étaient cachés avec une bande de rebelles dans le mausolée de l’aïeul. Hodgson vint les y chercher avec seulement quelques soldats shiks ; et, payant d’audace, il somma les trois princes de se rendre sans condition. Ceux-ci, impressionnés, obéirent et montèrent dans le char qu’entouraient le major et sa garde. Mais, sur la route de Delhi, la population, de plus en plus nombreuse et irritée, menaçait le cortège, décidée à délivrer ses princes. Alors Hodgson n’hésita pas ; de son revolver, à bout portant, il tua les trois royaux prisonniers, puis jeta leurs cadavres à la foule qui, terrifiée par ce coup de force, s’écoula tremblante au lieu de massacrer cette poignée d’hommes qui avait su lui en imposer.

VII

L’Eunuque symbolique.

Et moi aussi je suis allé sur la tombe de l’Empereur, un jour de fête ; mon guide complaisant des bains pervers était redevenu le bon père de famille indien préoccupé uniquement de se faire trimballer, lui et ses enfants, à cette réjouissance.

Son aîné est une merveille de poupée fate et fardée. Il sent tellement son importance, qu’il garde dédaigneusement le silence, sauf pour commander à son père en de brèves paroles. Ce personnage de cinq ans a l’impériosité d’un roi.

L’enfant ne tarde pas dans la famille hindoue à devenir le maître parce qu’il est le plus fragile, le plus gentil et surtout, d’après les croyances religieuses, le plus précieux. Dans l’Inde la vieille organisation sociale a inféodé sans cesse l’individu à la race, et la religion s’est liguée avec l’État pour que la femme soit sacrifiée à l’époux, tous deux à la caste, la caste aux brahmanes et au rajah. Le culte de l’enfant a été moins imposé par la nature — d’ailleurs toujours ennemie, elle aussi, du développement de la personnalité exclusive — que par la lente suggestion des dogmes et des lois.

D’après Manou l’enfant est « le rédempteur ». L’enfant mâle s’entend ; le père est sauvé par son fils qui accomplit « le sacrifice » à son ombre et lui ouvre ainsi, après sa mort, le ciel ; celui qui n’a pas de fils est damné à moins d’être un yoghi, un moine, un ascète. Aussi, quels soins autour de cette tête chère qui, en échange de la vie, donne l’immortalité !…

Mon compagnon de route, mon initiateur de ruines, n’a plus d’égards et d’yeux que pour ce bébé dont la petite calotte est un bijou d’or tressé. Il lui a mis aux oreilles, au cou, aux bras les riches breloques, les anneaux, les fétiches, les bracelets que nous réservons aux plus coûteuses maîtresses. Il lui a peint les ongles, agrandi de kohl les paupières déjà si amples ; à son oreille il a glissé une fleur, et a frotté de jasmin et de safran ce corps douillet ; les joues, comme les lèvres, sont écarlates. De quel coffret de famille cet escrogueur de roupies a-t-il tiré tant de gentillesses ?


Le tombeau d’Humayon, avec ses pavillons, ses terrasses, ses recoins, ses larges salles dallées, est encombré d’une population douce, joueuse et vautrée. Pas de rixes, presque pas de cris, un bourdonnement de ruche paresseuse. Que de marchands de fruits et de pâtisseries ! Vainement, je tente d’y goûter, tout cela m’écœure. Trop de soleil, de poussière, de fadeur : Pays décevant où l’on serait en droit d’espérer pourtant des primeurs savoureuses sous un soleil mûrisseur ; mais l’excès de chaleur nuit aux vergers, tout s’y liquéfie, les roses colossales ne répandent aucun parfum ; les fruits, délicieux d’aspect, de forme capricieuse, sont dilués au goût et tièdes atrocement. L’eau gluante mouille les places d’ombre où la populace s’est couchée ; partout, des détritus où le pied glisse, une malpropreté d’enfants qui ont craché leur dînette et l’ont piétinée.

Le père a plein la bouche de confiseries rebutantes et d’éloges pour son fils.

« Il est fiancé, déjà, Sâb ; l’astrologue lui a découvert sa femme parmi les fillettes d’une famille de notre caste et nous avons échangé des présents, son père et moi. Comme il était joli sous les fleurs, assis sur sa petite chaise à côté d’elle et porté en triomphe dans notre jardin ! Voyez… il conserve sur la poitrine en scapulaire la poussière des pieds d’un saint. »

Pais, avec celle facilité dans la volte-face d’âme qui est caractéristique de l’Hindou, ce père modèle me montra un bizarre promeneur solitaire et oscillant qui paraissait ivre et esquissait, avec des gestes de coquette, le déhanchement des bayadères. Il s’avançait au milieu des sourires. Une vanité de bouffon accentuait son allure qui se savait remarquée.

— Est-ce un homme ou une femme ? demandai-je.

— Il n’a plus de sexe, Sâb. Par excentricité il s’est émasculé. Ainsi il vit sans travailler, en s’exhibant lui-même dans les fêtes. On paye ses simagrées de quelques païsses. Certains le traitent de fou, d’autres le soupçonnent de familiarités infâmes. En somme, il est inoffensif ; et, dans toutes nos foires, il fait la collecte, après avoir joué une pantomime ou dansé le pas des bayadères en renom…

Peu à peu, en effet, tous les regards affluaient vers l’insexué avec bienveillance ; on se garait pour le laisser passer. Il amusait et suscitait cette espèce d’admiration que tout Indien réserve pour celui qui a trouvé le moyen de se tirer d’affaire sans adopter un métier précis et qui porte le sceau de quelque fatalité le séparant de ses frères. Une pitié tempérée de mépris me gagna devant cet inversif qu’un délire dérisoire faisait gambader de ses jambes épilées et chanter d’une voix de castrat, inquiétante et ridicule. Et je crus qu’il incarnait dans sa déchéance et son dérèglement volontaire l’âme dégénérée de ce grand peuple qui s’étourdit d’enfantillage et s’enivre de sa décrépitude, tel cet eunuque ivre jouant sa parade de bateleur sur le tombeau magnifique d’un conquérant oublié.

VIII

Le Palais des Mille et une Nuits hindou.

Je me rappelle, comme si je revivais un rêve, mon séjour, il y a presque deux ans, à Delhi. Je revois les Palais, et le « Fort », délices de somptuosité voluptueuse, de guerre romanesque, où — le 6 janvier 1903, — un bal extra moderne fut donné par le Vice-Roi. Derrière ces murs énormes en grès rouge qui semblent dressés par les Titans, officiers et fonctionnaires anglais aux vêtements étriqués malgré les chamarrures bostonnèrent avec leurs femmes aux allures correctes, aux tailles rigides, là où les guerriers mongols faisaient résonner leurs armes chevaleresques et où les courtisans laissaient flotter leurs molles étoffes, étoilées de bijoux. Des buffets abondants, mais peu hiératiques, s’adossèrent aux merveilleuses murailles de marbre incrustées de pierreries…

Seule lady Curzon fut en harmonie avec le passé fabuleux ; sa beauté se para d’une robe brodée d’or, représentant le paon à la queue étalée de ce trône fantastique qui sous les Mongols décorait le « dewan » aujourd’hui trop anglais. Étrange destinée des souvenirs ! Une enfant de la jeune Amérique a triomphé dans cet antique palais, elle dont la robe moderne sut garder le reflet du plus étincelant prodige disparu…

Je refais par la pensée ma promenade à travers l’innombrable Demeure… Ces halls en plein vent sont d’énormes coffrets entr’ouverts. Ciselures, incrustations de pierres précieuses, extraites de toutes les mines de l’Asie ; fleurs et oiseaux de lapis-lazuli, d’agate et de nacre, fixés dans le marbre le plus pur par des architectes qui disposaient de la matière des joailliers et qui eurent l’imagination des poètes ! Ces piliers s’érigent en puissants et gracieux végétaux artificiels, ces plafonds étincèlent plus suaves que des cieux de nuits d’été ; je pouvais me croire transporté dans une région des Mille et Une Nuits, qu’embellirait la fierté arabe unie à la luxuriance indienne.


Shajahanabad vaut par le fort et le palais. Ils coûtèrent vingt années et plus de 50 laks de roupies. Un mur titanique avec des tours colossales, entouré de fossés et armé de créneaux, protège, je l’ai dit, ces merveilles de l’art marmoréen. J’entre par la porte de Lahore, dont la massivité s’orne de dômes, d’arches surmontées de flèches dorées. Hélas ! le spectacle déçoit aussitôt. Les casernes et les magasins d’intendance ont supplanté les demeures de lis et de lotus en pierre dure. Les Anglais ont gâté par l’esprit inesthétique de la conquête européenne ces chefs-d’œuvre que bâtit la conquête musulmane. N’importe. La galerie des musiciens, les deux salles d’audience, la Moti Musjid (la mosquée perle) ont été relativement conservés, et nous pouvons évoquer, avec ces restes imposants, l’ensemble fantastique.

Après le portique de grès rouge l’éblouissement du marbre commence. Tout d’abord je prends la « galerie des musiciens », large édifice à deux étages avec terrasses et arcades superposées. Puis je pénètre dans le Dewan-i-Am. Contre le mur, une estrade de marbre neigeux supporte un trône de Justicier et de Roi, en marbre aussi, avec piliers et baldaquin. Quelle délicieuse colonnade sculptée et dorée, ornée de balcons en marbre et de kiosques découpés comme des dentelles, s’avance vers la Jumna !

Contre le plafond très abîmé, je distingue encore les subtils filigranes d’or et d’argent que les orfèvres de Delhi exécutèrent. Ils furent aidés dans leurs ingénieux travaux par Austin de Bordeaux, que j’ai déjà cité à propos du Taj. Cet aventurier génial, après avoir dupé plusieurs princes européens par la fabrication de fausses gemmes, trouva à la cour du shah Jalian un refuge et une fortune. Oui, ce n’est pas seulement la matière impeccable qu’il faut admirer, c’est le travail prodigieux qui l’adorne. Le trône est brodé de quelles mosaïques ! Et quelles incrustations de miniatures exquises, oiseaux, fleurs et fruits qui sont des pierres précieuses ciselées ! Palais de féerie véritable où la volupté et la force ne font qu’un !

Le hall des audiences privées (Devan-i-Khas) est plus fascinant encore. Imaginez une colonnade oblongue avec un pavillon carré ayant arches et dômes et d’où une fenêtre en saillie regarde la Jumna. Le soleil étincelle sur tout cela, fait ressortir les couleurs riches et délicates de ces corniches dorées, de ces volutes, de ces treillis, de ces filigranes, de tout ce jardin figé, tantôt mauve, tantôt rose, tantôt paiement vert, tantôt de suave azur. Le « Trône des Paons » était là autrefois, et, quoiqu’il ait disparu, il mérite d’être décrit selon le témoignage qui nous reste de lui dans le récit des voyages du Français Tavernier, joaillier de son état, et d’après les miniatures qui le reproduisent. Il était trop précieux pour être respecté En Asie, le vol est surtout le devoir des forts. Ce formidable joyau fut emporté par Nadir-Shah en Perse ; quelques années après, les Mahrattes, à leur tour, volèrent ce qu’il purent, ce qui restait, — le parquet, qui était en argent.

IX

Un trône valant cent cinquante millions de francs.

Le « Trône des Paons » l’ut ainsi appelé parce qu’au dossier s’épanouissaient deux paons, leurs queues déployées, si incrustées de saphirs, de rubis, d’émeraudes, de perles et d’autres pierres précieuses aux couleurs appropriées qu’on eût dit la réalité magnifique de ces animaux vivants. Leur corps était en or émaillé, et sur leur gorge un rubis énorme auquel tenait une perle fantastique pendait. Le trône en or massif, strié de rubis, d’émeraudes, de diamants, avait trois mètres de long sur un mètre trente-cinq de large. Il était surmonté d’un baldaquin en or, plafonné de diamants, frangé de pierres et soutenu par douze piliers ; ceux-ci — la plus riche pièce, d’après le joaillier français — étaient blasonnés de gemmes follement coûteuses. Entre les deux paons, s’exhibait un perroquet grandeur nature, sculpté dans une seule émeraude. De chaque côté du trône, pour symboliser la royauté, s’ouvrait une ombrelle en. velours cramoisi brodé de perles. Les manches étaient hauts de deux mètres soixante, en or massif clouté de diamants.

Ce meuble luxueux jusqu’à l’extravagance — il fut évalué six millions de livres sterling — s’élevait sur un parapet d’argent massif ; on eût dit « un de nos lits de camp », écrit Tavernier, ou, mieux, un lit à quatre places, selon l’expression que je trouve dans Bereds ford’s Delhi. Il fut commencé par Tamerlan et achevé par Sha Jahan. Ce formidable scintillement de joyaux devait fasciner ce peuple coquet et vénal ; et le cœur des courtisans — pareil à celui des courtisanes, — subissait le charme de cette manifestation prodigieuse de richesse.


Au milieu de tant de merveilles, quelle est l’âme je ne dis pas « de ce siècle », mais hélas ! de tous les siècles, éprise de ce qui domine et brille, de l’opulence et de la force, quelle est l’âme païenne qui n’approuverait la maxime de superbe inscrite sur les murs en caractères persans et que me traduisit un brahmane expert en langages asiatiques : « S’il y a un paradis quelque part sur la terre, c’est ici, c’est ici, c’est ici[3] ! ».

Mais le paradis pour un chrétien est « autre part », loin de la terre, « n’importe où, hors du monde » selon la magnifique expression de Baudelaire, à l’écart surtout des palais qui deviennent déserts et des pompes qui s’évanouissent. Le vrai paradis sur la terre, mais malgré elle, et en quelque sorte par l’oubli d’elle, réside sous l’humilité de la vie et dans la splendeur secrète de l’amour…

X

La princesse qui mourut nonne musulmane.

L’Inde demeure cependant le pays du renoncement, plus encore que de l’opulence et de l’orgueil. Tout abandonner pour suivre un maître mystique, pratiquer (avant la lettre) la parole du Christ : « Laissez tout ce qui vous appartient et suivez-moi » est une tentation d’héroïsme moral que ces âmes écoutent souvent, même au milieu de la gloire, de la richesse, dans l’éblouissement des cours impériales.

La crise sublime qui fait préférer la solitude et la pauvreté, la maladie du cloître ou plutôt de l’idée du cloître (car les monastères sont rares dans l’Inde et le Bouddhisme seul a multiplié les ascétères à Ceylan particulièrement et au Japon) c’est-à-dire la fuite au désert, vers la jungle, sur les cimes himalayennes, ont toujours décimé l’Inde comme la peste, la morsure des serpents, la famine ou la guerre. C’est, si j’ose dire, « le mal divin ».

En somme, j’ai tort de l’envisager avec un peu de la méfiance des savants modernes, cette passion de l’exil, cette ivresse de l’âme qui se boit elle-même comme un philtre, un poison exaltant ! L’Ascète, — quel qu’il soit — est le maître de l’Inde, le roi véritable, occulte, sans glaive ni couronne, sans autre majesté que l’aube intérieure dont il est le témoignage et le témoin.

De lui nous viennent les Védas, la plus vieille des bibles naturelles et ces Upanischads anonymes qui sont les réflexions parlées dans la solitude, inscrites aux mémoires et répétées de bouche en bouche avant d’avoir subi le grand refroidissement du livre ; de ce farouche isolé découlent les lois originelles aujourd’hui mal comprises et désuètes, mais qui firent la force de ce pays, premier berceau des autres peuples. L’Inde peut-être n’a subi la décadence qu’à cause de l’extinction de cette tare incomparable. Se l’ai répété maintes fois en ce livre, Yoghis, Mahatmas, Sanyasins ne sont plus aujourd’hui que la contrefaçon de ces antiques initiateurs de rois, de législateurs et de prêtres. La sève mystique épuisée, ce grand organisme a vu se flétrir ses bras guerriers, se dessécher sa tête savante, tomber sa vigueur physique en même temps que son rayonnement intellectuel et moral.

Aujourd’hui encore, un vestige demeure de cette antique suprématie. Le mendiant sacré, qui a tout dépouillé pour vivre cette vie panthéistique, (notre saint François a christianisé en le réglant ce magnifique délire) est encore salué par les rajahs et les brahmanes comme un supérieur. Ce pauvre reçoit l’hommage prosterné des riches de l’intelligence, des privilégiés de la fortune et du pouvoir. Au-dessus des trônes, au-dessus des palais et des pagodes, au-dessus des universités et des camps, les peuples, les savants et les princes vénèrent la cabane de l’yoghi, la peau de panthère où le sanyasi s’accroupit pour méditer ; et la cendre, dont le disciple nu de Shiva se revêt par mépris des illusoires splendeurs, est recueillie par les mains pieuses avec plus d’honneur que toutes les pierres de Golconde et les perles de Ceylan…

L’Islam guerrier, luxuriant et brutal, n’a pu étouffer cette obstinée imploration d’un bien supérieur à tous les autres biens, et invisible. À la cour de ces Mongols, avides de luxe et de domination, parfois une fleur mystique, ne voulant être belle que de la beauté intérieure, renonciatrice des beautés accessibles aux sens, répandait son pur parfum que le temps lui-même n’a pu dissoudre.

Que puis-je y faire ? L’artiste en moi a beau admirer et chérir ces architectures féeriques dont les débris aujourd’hui encore étonnent les plus blasés et les plus difficiles, mon cœur n’est pas dans ces palais des mille et une nuits réalisés sous le soleil par des volontés esthètes ; parmi ces rêves marmoréens mon cœur s’ennuie… Il s’évade loin des arcades, des portiques, des trônes, il retourne dans le vieux Delhi ; et, parmi les tombes que la poussière des siècles a presque enterrées à leur tour, il en choisit une qui n’a pas même de marbre, que l’indigène a oubliée, que le touriste dédaigne. Là, des herbes folles ont poussé, cachant une inscription à peine lisible, racontant en quelques paroles humiliées la qualité et le nom de la dépouille ensevelie. Cependant, celle qui dort là était la fille et la sœur des plus puissants empereurs de la terre. Mais elle méprisa son rang et même sa beauté. Elle ne fut éprise que de son âme, et de l’Âme des âmes. Ses yeux à jamais fermés sur les splendeurs environnantes n’avaient voulu s’ouvrir que sur les trésors intérieurs. Elle exigea la pauvreté, la solitude, l’oubli. Et je me suis senti ému, mieux qu’auprès des chefs-d’œuvre, plus que devant les prodiges du luxe, de la gloire et même de l’amour, en lisant cette épitaphe :


« Jetez seulement un peu d’herbe sur ma tombe. C’est tout ce qu’il faut pour cacher la dernière demeure des humbles.

« Ici repose la pauvre, l’éphémère Jahanara, fille de l’empereur Sha Jahan et disciple d’un fakir. »


O paroles plus belles que tous les palais de la vie et de la mort !

XI

L’ascension vers Allah.

La petite, trop petite mosquée du fort, à côté de ces splendeurs, est rafraîchissante par sa beauté toute nue. Plus étroite qu’un « racquet court », dit un de ses descripteurs anglais, elle ouvre comme des bras de femme ses murs de marbre veinés de gris, çà et là tachés de rouge…

Elle ne saurait être comparée à la Jumma Mosjid, hors de la forteresse, et qui, elle, cal la plus grande mosquée de l’Asie. Je ne dis pas la plus belle, car je lui préfère celle d’Omar à Jérusalem. Elle a été aussi bâtie sur un roc. Comme on sent que dans cet espace solennel et découvert pouvaient battre des cœurs de guerriers ! Par trois portails, on peut atteindre la plate-forme de 150 mètres de côté où conduit un magnifique escalier de quarante marches. Par-dessus les issues décorées de cuivre, s’élèvent ces portails si vastes que l’ensemble de l’édifice en serait diminué s’il ne se défendait par l’étendue. De rouges galeries s’allongent plus haut encore, et, bien au delà, s’exaltent des dômes de marbre ; et, au delà de ces dômes, des minarets de marbre, et plus haut encore, des piliers, des coupoles et des pinacles d’or !

C’est l’ascension vers Allah que conseille cette mosquée par son exemple. À côté des fabuleux « gateways », les murs du quadrangle semblent ramper le long de la cour. À chaque coin, une tour octogonale élance son pavillon où la pierre rouge alterne avec le marbre blanc. Une d’entre elles contient les reliques du prophète : de vieux livres, une sandale, un poil de barbe. Au nord-est et au sud-est, de bas piliers supportent des plaques de marbre ; sur l’une est gravée l’hémisphère oriental ; sur l’autre, sont marquées les lignes des heures. Une barre de fer indique par son ombre le temps de la prière pour le croyant. Trois dômes blancs, surmontés de flèches dorées, globes de neige marmoréenne, forment la triple tête vénérable de la mosquée intérieure pavée de grandes dalles de marbre blanc ourlé de noir. Des minarets rayés de rouge, hauts de quarante-quatre mètres, flanquent les dômes. Le mirab ou tak, niche sacrée qui remplace l’autel chez les musulmans et oriente les prières vers La Mecque, semble à lui seul coupé dans un bloc de marbre immaculé, haut de deux mètres et large de trois mètres !

Là, pour reproduire le sacrifice d’Abraham, un chameau fut sacrifié en grande pompe par le rajah de Delhi ; là fut lue pour la dernière fois, un vendredi de septembre 1857, la litanie pour la maison de Timour !

Aussi ce monument est cher aux Indous comme une colossale relique. Marbre et pierre prodigues, assortis à l’Inde et qui semblent ne tant s’épandre que pour mieux absorber le soleil.

XII

Delhi l’  « incongrue. »

La pauvre Delhi « native » est bien déchue des antiques splendeurs. Elle est à peu près pareille aux autres villes de l’Inde pittoresques, morbides, malpropres et, comme le disent les Anglais, « incongrues ! »

Pour arriver au Palais, le cortège impérial du Durbar, avec ses cent cinquante éléphants, ses chameaux, ses chevaux admirables, dut prendre le Chandi-Chouk, la rue principale de Delhi, toute animée par de pimpantes boutiques de tissage, de maroquinerie, d’orfèvrerie, de pacotilles d’art avec la banque sur le parcours. Là, se coudoie tout un peuple cosmopolite, de couleur et de costume disparates, parlant les langues les plus diverses comme dans les bazars de Constantinople ou de Damas.

Les maisons misérables de ce Chandi-Chouk où banque, mosquée, boutiques font bon ménage, affectent pourtant des airs de palais avec balcons et colonnades ; mais la pierre est sordide, le bois gâté et déteint, les murs effrités chancellent les uns contre les autres. Des bœufs, avec des guirlandes de jasmin, dorment sur les pavés ; les singes grimpent aux fenêtres des échoppes, les chèvres mordent à des salades que les marchands ambulants ont installées, au milieu de la chaussée.

Cependant nous sommes dans un boulevard large de quarante mètres et long d’un mille ; une double rangée de tamarins met la frange de son ombre sur cette poussière et cette fange qui sentent la fièvre. Un canal t’ait couler la fraîcheur au centre de Chandi-Ghouk. L’odeur de l’encens alterne dans la rue indienne avec les relents du tabac mouillé d’eau de rose et avec la senteur des aigres détritus !

Les étalages des boutiques sont médiocres ; mais, si le visiteur ne se décourage pas, il saura découvrir, au fond des échoppes, les bijoux exquis qu’on vend au poids de la matière, or ou argent — tant la main-d’œuvre est pour rien ! — de merveilleux tissus, des châles de Cachemir, de fines peintures et des ivoires sculptés si minutieusement que leur élaboration exigea, pour une seule pièce souvent, des générations d’artistes !

XIII

La mosquée d’extermination.

A un angle, tapie comme une souricière dorée, une gracieuse mosquée, pas beaucoup plus grande qu’une large maison d’indigène, nous sourit de ses fenêtres festonnées comme des bouches ouvertes aux dents expectantes…

De cette retraite de méditation, le Charles IX de l’Asie, Nadir Sha, le fanatique, donna le branle à une Saint-Barthélémy musulmane. Ce Persan, qui vraiment cumulait, voleur, bigot et assassin, priait sur ces dalles pacifiques, tandis que par son ordre le sang coulait et que le cri des agonisants montait jusqu’à lui puissant comme la rumeur de la mer. Quand il apprit que cent cinquante raille idolâtres avaient péri, il jugea la colère d’Allah satisfaite et il prononça enfin la parole qui fit s’arrêter le zèle des massacreurs.

Les Hindous me montrèrent, sans rancune, eût-on dit, cette perfide et gentille mosquée ! Ils oublient vite, quoique vindicatifs comme des enfants. L’histoire terrible qu’ils me content n’est pour eux qu’un motif pour amorcer les voyageurs et ils en espèrent quelques roupies de plus.

N’importe ! le lendemain, je les ai vus recommencer les guerres de religion parce que deux processions : l’une vishnouiste, l’autre mahométane, s’étaient rencontrées.


Et je songe que le progrès moral ne se fait guère avec le temps, que seuls les grands hommes soulèvent un moment, de leur souffle puissant ou bon, l’humanité qui retombe ensuite à ses errements, à ses indigences et à ses crimes. Le pilier d’Açoka est de bien des siècles antérieur à la mosquée sanglante. Les préceptes d’équité, de religion tolérante, de pitié universelle turent solennellement proclamés par ce Louis XIV boudhiste bien avant que commençât la folie hindouiste, qu’éclatât le fanatisme exterminateur des enfants du Prophète. Hélas ! ces hauts principes auxquels notre Europe arrive aujourd’hui si lentement, elle qui eut pourtant le privilège d’être chrétienne, ont disparu de ces foules redevenues puériles et sauvages ; de telles idées ne vivent plus qu’à l’état de souvenirs historiques dans le cerveau avare et soupçonneux de quelques « pundits ».

Mais je quitterai Delhi avec un regret éternel, à cause de l’épitaphe d’une princesse devenue volontairement une mendiante, et pour les paroles de pardon à moitié effacées sur une colonne que le couchant, de ses rayons pacifiques, avait béni…


  1. À Bénarès, une tour découronnée et un banc de pierre où « le Sublime » se serait assis, à Bouddah-Gaya, l’arbre du Nirvana.
  2. Le culte de la dent du Bouddah à Caudy, par exemple.
  3. Cette phrase d’emphatique admiration se retrouve dans Lalla-Roukh.