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Voltaire (Faguet)/L’homme/II

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CHAPITRE II

VOLTAIRE AVANT SON SÉJOUR EN ANGLETERRE.

(1718-1726)

La tragédie d’Œdipe fut représentée sur le Théâtre français le 18 novembre 1718 avec un éclatant succès. Le prince de Conti écrivit une lettre de félicitations à l’auteur après la première représentation. Le poète Lamotte, auteur dramatique lui-même, chargé de lire le manuscrit pour en autoriser l’impression, suivant l’usage du temps, donna son approbation en ces termes : « Le public, à la représentation de cette pièce, s’est promis un digne successeur de Corneille et de Racine, et je crois qu’à la lecture, il ne rabattra rien de ses espérances. »

Dès lors Voltaire était célèbre. On se disputait sa présence pour jouir de la conversation la plus brillante et la plus spirituelle qui fût jamais. « Il vivait de château en château, » comme il dit lui-même.

Au milieu de tout cela, avec une activité prodigieuse qui suffisait à tout, et une intelligence des affaires qu’il garda toujours, il se mêlait aux opérations financières de Pâris-Duverney et de ses frères, et réalisait en quelques années une fortune qui lui donnait dès sa jeunesse l’indépendance, et qui devait devenir énorme.

Les lettres n’étaient point négligées. En 1720 parut Artémire, tragédie qui eut peu de succès ; et le fameux poème épique sur Henri IV, autour duquel Voltaire entretenait, par des lectures bien placées, une rumeur d’admiration préventive, grandissait et se polissait entre ses mains.

En 1722 il fit un nouveau voyage en Hollande, et passa par Bruxelles, où Jean-Baptiste Rousseau, exilé, avait fait sa demeure. Les deux poètes se virent et se complimentèrent avec la sincérité habituelle aux poètes. Puis ils se lurent réciproquement leurs vers, ce qui est aussi une de leurs habitudes. Voltaire lut le Pour et le Contre, dédiée à madame de Rupelmonde. C’était un poème anti-religieux, la première œuvre de ce genre que Voltaire ait écrite (1722) :

Tu veux donc, belle Uranie,
Qu’érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,
Devant toi, d’une main hardie,
Aux superstitions j’arrache le bandeau ;
Que j’expose à les yeux le dangereux tableau
Des mensonges sacrés dont la terre est remplie.
Et qu’enfin ma philosophie
T’apprenne à mépriser les horreurs du tombeau,

Et les terreurs de l’autre vie.
 
Entends, Dieu que j’implore, entends du haut des cieux,

Une voix plaintive et sincère,
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire ;
Mon cœur est ouvert à les yeux ;
L’insensé te blasphème, et moi, je le révère ;

Je ne suis pas chrétien ; mais c’est pour l’aimer mieux.
 

Rousseau, qui était chrétien, ou qui affectait de l’être, ne cacha point son mécontentement, et lut à Voltaire une Ode à la Postérité. Voltaire, piqué, la trouva détestable ; dit devant Rousseau, ou de manière que ce lui fût répété, que c’était là une lettre qui n’arriverait pas à son adresse ; et les deux poètes se séparèrent ennemis mortels.

De retour à Paris, Voltaire remania sa tragédie d’Artémire et en fit une Mariamne, qui réussit. Sur ces entrefaites son poème sur Henri IV parut, sans qu’il eût voulu le faire paraître. Des copies en avaient été dérobées. Il parut même deux fois, à Londres en 1723, à Évreux en 1724. Cette fois l’auteur du larcin était l’abbé Desfontaines, qui, s’improvisant collaborateur de Voltaire, avait mis beaucoup de ses vers dans le poème dérobé. Voltaire protesta, promit pour une date prochaine une édition authentique et foudroya les contrefacteurs. Le poème du reste, même sous cette forme imparfaite, réussit déjà infiniment.

Il arriva alors à Voltaire (1726) une aventure absurde et cruelle, dont les suites ne furent pas malheureuses pour lui. À un dîner chez le duc de Sully, il eut le malheur de déplaire au chevalier de Rohan-Chabot : « Quel est, dit celui-ci, ce jeune homme qui parle si haut ? — Monsieur, répondit Voltaire, c’est un homme qui ne traîne pas un grand nom, mais qui honore celui qu’il porte. » À quelques jours de là, Voltaire dînait encore chez M. le duc de Sully. On le fait demander dans la rue. Il sort. Deux hommes, soudoyés par le chevalier, le chargent, et l’accablent de coups de bâton. Voltaire demanda protection au duc de Sully et n’en put rien obtenir. C’est pour cela qu’il effaça le nom de Sully du poème sur Henri IV et lui substitua Mornay. Il demanda justice aux pouvoirs judiciaires du temps et fut éconduit. Il apprit à manier l’épée, et provoqua le chevalier, qui ne lui accorda aucune satisfaction. Il criait de tout son cœur contre l’insolent. Il écrivait au ministre du département de Paris :

« Je remontre très humblement que j’ai été assassiné par le brave chevalier de Rohan, assisté de six coupe-jarrets derrière lesquels il était hardiment posté. J’ai toujours cherché depuis ce temps à réparer, non mon honneur, mais le sien, ce qui était trop difficile… »

Ce Voltaire battu devenait gênant. On ne vit rien de mieux que de le mettre à la Bastille, ce qui n’était pas d’une justice très exacte. Il y resta quinze jours. Puis on lui permit d’en sortir à condition de quitter Paris. Il avait été emprisonné et exilé pour avoir été battu. Les gentilshommes avaient encore de grands privilèges.