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Voltaire (Faguet)/L’homme/VIII

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CHAPITRE VIII

VOLTAIRE À BERLIN

(1750-1753)

Voltaire partit pour Berlin à la fin de juin 1750. En passant par le village de Lawfelt où une bataille sanglante avait été livrée trois ans auparavant, il improvisa le couplet suivant :

Rivage teint de sang, ravagé par Bellone,
Vaste tombeau de nos guerriers,
J’aime mieux les épis dont Cérès te couronne
Que des moissons de gloire et de tristes lauriers.
Fallait-il, justes dieux ! pour un maudit village,
Répandre plus de sang qu’aux bords du Simoïs ?
Ah ! ce qui paraît grand aux mortels éblouis
Est bien petit aux yeux du sage.

Il mit longtemps à faire le reste du voyage. Il dut séjourner quinze jours à Clèves, « où malheureusement, ni la duchesse de Clèves ni le duc de Nemours n’étaient dans le château[1],» par suite d’une méprise concernant les relais ordonnés par le roide Prusse. Arrivé à Potsdam, résidence de Frédéric II, vers le milieu du mois de juillet, il fut quelque temps dans le ravissement de sa nouvelle fortune. Vingt mille livres de pension, la croix du Mérite, la clef de chambellan, un logement au palais et un équipage étaient choses agréables au premier regard. Il écrivait aux d’Argental :

« Enfin me voici dans ce séjour autrefois sauvage, et qui est aujourd’hui aussi embelli par les arts qu’ennobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs ; opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté 1 Qui le croirait ? Tout cela pourtant est très vrai. Il faut avoir vu Salomon dans sa gloire… »

Il le voyait en effet, en son cabinet, à sa table, à sa toilette, et partout savait lui plaire. Étant à la toilette du roi avec Maupertuis, le savant, et le roi leur faisant remarquer qu’il avait déjà des cheveux blancs, Voltaire se tournait vers Maupertuis et disait :

Ami, vois-tu ces cheveux blancs
Sur une tête que j’adore ?
Ils ressemblent à ses talents :
Ils sont venus avant le temps.
Et comme eux ils croîtront encore.

Le roi quittant Potsdam avec sa cour et Voltaire lui même pour aller à Berlin, Voltaire faisait des adieux au séjour de Potsdam dans les vers suivants :

Je vais donc vous quitter, ô champêtre séjour,
Retraite du vrai sage et temple du vrai juste !
J’y voyais Horace et Salluste,
J’étais auprès d’un roi, mais sans être à la cour.
Il va donc étaler des pompes qu’il dédaigne,
D’un peuple qui l’attend contenter les désirs !
Il va donc s’ennuyer pour donner des plaisirs !
Que j’aimais l’homme en lui ! Pourquoi faut-il qu’il règne ?

Mais encore il ne goûtait guère moins les fêtes de la cour officielle que les plaisirs familiers de la cour intime. Les splendeurs du siècle de Lous XIV semblaient pour lui renaître autour de Frédéric II. Il écrivait aux d’Argental au mois d’août 1750 :

« Un carrousel composé de quatre quadrilles, carthaginoises, persanes, grecques et romaines, conduites par quatre princes qui y mettent l’émulation de la magnificence, le tout à la clarté de vingt mille lampions qui changent la nuit en jour : tout cela n’est-il pas le temps brillant de Louis XIV, qui renaît sur les bords de la Sprée ? Joignez à cela une liberté entière que je goûte ici, les attentions et les bontés inexprimables du vainqueur de la Silésie, qui porte tout son fardeau de roi depuis cinq heures du matin jusqu’au dîner ; qui donne absolument le reste de la journée aux belles-lettres ; qui daigne travailler avec moi trois heures de suite ; qui soumet à la critique son grand génie, et qui est, à souper, le plus aimable des hommes, le lien et le charme de la société. Après cela, mes anges, rendez-moi justice. Qu’ai-je à regretter que vous seuls ? »

Le charme fut vite dissipé. Voltaire ne tarda pas à s’apercevoir que Frédéric II n’était pas tout douceur, et qu’il « égratignait d’une main en caressant de l’autre. » Il y eut d’abord des « bouderies » suivies « d’explications » et accord, puis des différends plus graves. Par exemple, Maupertuis, dont il a été fait mention plus haut, savant français, était président de l’Académie des sciences de Berlin. Cette Académie condamna les idées et théories d’un savant nommé Kœnig. Voltaire prit la défense de celui-ci. Frédéric II, qui n’entendait pas raillerie sur l’autorité de son Académie, fit savoir à Voltaire, assez fermement, qu’il eût à cesser cette polémique. Voltaire, piqué, écrivit une bouffonnerie contre Maupertuis intitulée : Histoire du docteur Akakia et du natif de Saint-Malo. Ce pamphlet fut connu de Frédéric, qui demanda à Voltaire la suppression du manuscrit, et l’obtint. Mais il n’est pas besoin de dire qu’il y en avait déjà une copie en Hollande et qu’elle parut. Le roi fit brûlerie pamphlet par la main du bourreau sous les fenêtres de Voltaire. Celui-ci fit un paquet de son collier, de sa clef de chambellan et du brevet de sa pension, et l’envoya à Frédéric en écrivant dessus :

Je les reçus avec tendresse,
Je les renvoie avec douleur,
Comme un amant jaloux, dans sa mauvaise humeur,
Rend le portrait de sa maîtresse.

Il y eut réconciliation. Mais les blessures étaient faites et s’envenimaient. On colportait des propos aigres des deux parts. Voltaire avait dit, parlant du travail de correction qu’il faisait sur les œuvres de Frédéric : « Je lave son linge sale, » Frédéric avait dit : « On suce l’orange et on jette l’écorce. » La vie devenait difficile. Voltaire, avec des réticences, laissait percer, dans ses lettres à ses amis de France, le désir de retourner parmi eux.

« Je me flatte que Mme d’Argental, M. du Pont de Veyle, M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin auront toujours pour moi les mêmes bontés ; et qui sait si un jour… car… Adieu, je vous embrasse tendrement. »

 

« Je vous écris à côté d’un poêle, la tête pesante et le cœur triste, en jetant les yeux sur la rivière de la Sprée, parce que la Sprée tombe dans l’Elbe, l’Elbe dans la mer et que la mer reçoit la Seine, et que votre maison de Paris est assez près de cette rivière de Seine et je vous dis : « Pourquoi suis-je dans ce palais, dans ce cabinet qui donne sur cette Sprée, et non pas au coin de votre feu ? »

Il songeait aux moyens de quitter Berlin. Ce n’était pas aussi facile qu’on pouvait le croire et que le croyaient les amis de Paris. Les protecteurs sont plus difficiles à quitter qu’à acquérir. Les gens qui vous ont tenu dans une sorte de domesticité et qui ne vous aiment plus, sont partagés entre le désir de se séparer de vous et la crainte que vous n’alliez ailleurs dire ce que vous savez d’eux. Aussi Voltaire négociait-il avec d’extrêmes difficultés sa mise en liberté. Il proposait d’aller vivre dans le Marquisat, maison de plaisance du roi de Prusse, à quelque distance de Potsdam, quelque chose comme le Trianon de là-bas. Il proposait d’acheter une maison de campagne en Prusse, et d’y vivre avec sa nièce, Mme Denis, en simple particulier. Il proposait surtout, mais timidement, de s’en retourner d’où il était venu. Frédéric, sans lui accorder cette permission, le maltraitait fort et se plaignait aigrement de l’esprit tracassier de Voltaire et de tout le désordre qu’il avait mis dans les alentours du roi.

« J ai été bien aise de vous recevoir chez moi ; j’ai estimé voire esprit, vos talents, vos connaissances, et j’ai dû croire qu’un homme de votre âge, lassé de s’escrimer contre les auteurs et de s’exposer à l’orage, venait ici pour se réfugier comme en un port tranquille. Mais vous avez d’abord, d’une façon assez singulière, exigé de moi de ne point prendre Fréron pour m’écrire des nouvelles. J’ai eu la faiblesse ou la complaisance de vous l’accorder, quoique ce n’était pas à vous de décider de ceux que je prendrais à mon service.

« D’Arnaud[2] a eu des torts envers vous ; un homme généreux les lui eût pardonnes ; un homme vindicatif poursuit ceux qu’il prend en haine. Enfin, quoique d’Arnaud ne m’eût rien fait, c’est par rapport à vous qu’il est parti d’ici. Vous avez été chez le ministre de Russie lui parler d’affaires dont vous n’aviez pas à vous mêler, et l’on a cru que je vous en avais donné la commission… Vous avez fait un train affreux dans toute la ville… J’ai conservé la paix dans ma maison jusqu’à votre arrivée ; et je vous avertis que si vous avez la passion d’intriguer et de cabaler, vous vous êtes très mal adressé. J’aime les gens doux et paisibles qui ne mettent point dans leur conduite les passions violentes de la tragédie. En cas que vous puissiez vous résoudre à vivre en philosophe, je serai bien aise de vous voir ; mais si vous vous abandonnez à toutes les fougues de vos passions et que vous en vouliez à tout le monde, vous ne me ferez aucun plaisir de venir ici [à Potsdam,] et vous pouvez tout autant rester à Berlin. »

Voltaire n’avait pas, en définitive, plus de chance avec « Salomon » qu’avec « Trajan. » Enfin il obtint sous prétexte de santé, un simple congé pour aller prendre les eaux à Aix-en-Savoie, avec promesse de revenir.

Il partit de Berlin le 26 mars 1753.

À peine était-il parti qu’on courut après lui. Du moins, autorisé ou non à cette démarche, le résident de Prusse à Francfort, un nommé Freytag, mit Voltaire aux arrêts et sous la surveillance de ses fonctionnaires, prétendant que Voltaire avait emporté avec les siennes les « poéshies du roi son maître. » Séquestre, vexations, bagages fouillés pour retrouver ces fameuses poésies royales, somme d’argent que Freytag extorqua à Voltaire pour frais d’arrestation, la persécution, parfaitement illégale du reste, fut complète. Frédéric II désavoua son fonctionnaire ; mais il est incontestable qu’il eut une assez mauvaise posture, volontairement ou non, dans cette affaire. Voltaire n’avait aucune envie, en quittant Potsdam, de revenir en Prusse ; mais à partir de l’aventure de Francfort, il n’en pouvait avoir même aucune velléité.

Déplorable odyssée, suite d’une étourderie ou d’un mouvement de rancune, et que Voltaire dut toujours regretter et se reprocher. Ce devait être, du reste, sa dernière folie. La leçon était forte ; elle fut salutaire. Les exils, forcés ou spontanés, de Voltaire lui furent toujours utiles. D’Angleterre il était revenu philosophe ; de Prusse il revint sage.



  1. Allusion aux deux personnages principaux du roman de Mme de La Fayette La Princesse de Clèves.
  2. Littérateur français, hôte, lui aussi, de Frédéric II.