Voltaire (Lanson)/Chap 1

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 7-36).

CHAPITRE I

LA JEUNESSE DE VOLTAIRE[1]

François-Marie Arouet, qui fut Voltaire, naquit le 21 novembre 1694 à Paris, sur la paroisse Saint-André-des-Arcs : on ne peut guère douter aujourd’hui du lieu ni de la date. Il avait sept ans quand son père, ancien notaire au Châtelet, devint payeur des épices et receveur des amendes à la Chambre des comptes, et, en cette qualité, eut un logement dans la « Court vieille du Palais », vis-à-vis la Sainte-Chapelle. Il avait sept ans aussi quand il perdit sa mère, Marguerite Daumard : on peut raisonner des conséquences qu’eut l’absence d’une mère sur la formation morale de Voltaire.

Des cinq enfants du ménage Arouet, trois seulement vécurent : Armand qui succéda dans la charge du père, une fille qui fut Mme Mignot, et ce dernier-né, chétif et malingre d’aspect, pourtant de constitution robuste au fond, comme la suite le prouva, et doué d’un magnifique appétit de vivre.

Les Arouet et les Daumard venaient du Poitou : les Arouet, marchands, tanneurs, drapiers, enfin élevés aux professions libérales en la personne du notaire et payeur des épices ; les Daumard, plus avancés dans leur ascension de l’échelle sociale, récemment nobles, famille de petite robe. Des deux côtés. Voltaire est purement bourgeois ; il sort à peu près de la même couche sociale que Boileau.

De cette franche origine, il a reçu une certaine forme de conscience, certaines façons de voir la vie. La bourgeoisie, à la fin du xviie siècle, commence à contester le privilège de la naissance, mais c’est pour envahir, non pour détruire, le privilège de la noblesse. Elle entend que le mérite personnel, le travail, et le signe du mérite et du travail, la richesse, partagent avec la naissance les avantages sociaux. Elle n’est pas révolutionnaire : tout bourgeois qui réussit veut être noble et faire ses enfants nobles, par la robe ou par l’épée. Deux fils de Corneille sont officiers ; le fils aîné de Racine va dans les ambassades. Le fils d’un négociant de Rouen épouse la fille du lieutenant de police d’Argenson et devient maréchal de camp. Le fils d’un libraire est fermier général et fait de son fils un conseiller au Parlement : ce sera le président Hénault, qui finira dans une charge de cour, surintendant de la maison de la reine.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que le père Arouet, officier subalterne à la Chambre des comptes, ait voulu faire de son fils un avocat du roi : c’était pour la famille un avancement régulier. Si le jeune homme refusa, il retint pourtant la maxime de sa classe, qu’il n’y avait dans la bourgeoisie que les sots qui restaient bourgeois. Il en retint aussi le sentiment qu’il fallait élargir la distance qui séparait sa classe de la basse bourgeoisie, du peuple des métiers : de là les airs avec lesquels il rappelle que le père de Jean-Baptiste Rousseau faisait des souliers pour le sien ; c’est la même hauteur avec laquelle le duc de Saint-Simon remarque que ce Voltaire, devenu une manière de personnage, est le fils du notaire de son père.

Le déclassement, pour un homme adroit, devenait plus aisé, maintenant que la vie de société mêlait toutes les conditions et effaçait les empreintes professionnelles. Les magistrats, malgré les édits, quittent les habits noirs, les manteaux et les collets, paraissent aux théâtres et aux bals, prennent des façons de courtisans. Les médecins se font hommes du monde. Les marchands même se polissent, commencent à mettre dans leur vie un peu d’élégance et de luxe, à goûter les plaisirs de la société[2].

L’amour des lettres est une partie de la politesse, M. Jourdain et Turcaret se dégrossissent. Les gens de lettres hantent leurs maisons, en égaux, en amis, ni méprisés, ni méprisants. Poètes, philosophes et savants, ayant dépouillé ou masqué la rogue cuistrerie du bel esprit, moins strictement attachés à la domesticité des grands, circulent dans le monde, et sont les ferments de la bonne compagnie.

Arouet le père n’était pas un notaire à l’ancienne mode. Il avait été marié à une agréable personne dont il ne faudrait pas croire du mal par la seule raison qu’on en a un peu médit. Il entretenait d’excellentes relations avec ses très nobles clients les Saint-Simon et les Richelieu, plus familières sans doute avec ceux-ci, puisque le fils du notaire et le fils du duc en restèrent liés pour la vie. Caumartin de Saint-Ange, Ninon de Lenclos, l’abbé de Châteauneuf, parrain de François-Marie, l’abbé Gedoyn, le chansonnier Rochebrune venaient en amis dans sa maison. Il avait connu Corneille et Boileau, et fréquentait la Comédie.

Ainsi, sans sortir du logis paternel, l’enfant qui devait être Voltaire mettait le pied dans trois mondes : celui des grands seigneurs, celui de la noblesse parlementaire, et celui des gens de lettres. Une conscience confuse et complexe s’ébauchait en lui.

À dix ans, François-Marie fut mis chez les jésuites, au collège Louis-le-Grand. Neuf ans plus tôt le père avait donné son aîné aux jansénistes de Saint-Magloire. Cette contradiction s’explique peut-être simplement par le mauvais état où étaient en 1704 les affaires du jansénisme, après le cas de conscience. L’aimable homme, un peu léger, qu’était Arouet, ne devait pas se roidir contre les courants.

Il eut sûrement, en confiant son cadet aux jésuites, la pensée de lui assurer pour l’avenir de belles relations. En effet Voltaire connut au collège les neveux du cardinal de Tencin, d’Argental et Pont de Veyle, Cideville, qui sera conseiller au Parlement de Rouen, Fyot de la Marche, qui sera président au Parlement de Bourgogne, les deux d’Argenson, fils du lieutenant de police, qui tous les deux seront ministres.

Il eut pour maîtres le Père Thoulié, préfet des études (plus tard abbé d’Olivet), les Pères Lejay, Tournemine, Porée, Carteron. Il est difficile de faire la part de la vérité dans les anecdotes qui ont cours sur ses années de collège : on ne peut guère douter du fond qu’elles revêtent, et qui se réduit à deux points, la précocité d’intelligence et la précocité d’impertinence de Voltaire.

Les jésuites ou ne purent ou ne surent donner à leur élève une piété fervente. Et ils ne réussirent pas davantage à lui donner la solidité morale. Je ne sais pas ce que les jansénistes auraient fait d’une pareille nature ; mais les honnêtes jésuites de Louis-le-Grand ne pouvaient former des êtres moraux qu’en faisant des dévots soumis ; là où ils ne plantaient pas la foi obéissante qui ne raisonne pas, le fondement de la moralité manquait ; il ne restait que des habitudes de complaisance au monde, de compromis avec les mœurs du siècle et les tentations intérieures, toute cette pratique relâchée dont leur adroite religion savait faire un pieux usage, à la gloire de Dieu et au profit de l’Église. Qui ne sortait pas bon catholique de leurs mains, n’en pouvait sortir profondément, gravement moral ; et certains fléchissements de Voltaire ont peut-être leur origine dans l’incapacité de ses éducateurs à séparer la morale du catéchisme.

Il faut d’ailleurs ajouter que, dans ce début du xviiie siècle, les Pères, fins rhéteurs, humanistes excellents, s’appliquaient mieux, quoique très pieux eux-mêmes, à former le bon goût que la piété. Ils semblaient se contenter de fabriquer des lettrés qui n’auraient pas un grain de jansénisme, et garderaient une soumission extérieure à l’Église.

De là l’indulgence souriante avec laquelle ils virent éclore chez eux Voltaire : puer ingeniosus, sed insignis nebulo, dit l’une de leurs notes. Les marques précoces de son talent les enchantaient, une épigramme, un impromptu, une traduction en vers français d’une ode latine d’un de leurs Pères. À leur distribution des prix, en 1710, l’un d’eux signalait à J.-B. Rousseau « un petit garçon qui avait des dispositions étonnantes pour la poésie », et le poète regardait curieusement ce « jeune écolier,… d’assez mauvaise physionomie, mais d’un regard vif et éveillé ».

Pendant plus de trente ans, jusqu’aux heures chaudes de la bataille encyclopédique, les relations ne se rompront pas entre Voltaire et les jésuites. Ceux-ci furent lents à désespérer de mettre de leur côté un bel esprit de cet éclat ; ils lui savaient quelque gré d’être si mal avec les jansénistes. Et lui, de son côté, se sentait profondément redevable à de tels maîtres : malgré tout ce qui le séparait d’eux, malgré son antipathie pour la politique et la doctrine de leur Compagnie, malgré même le manège intéressé de ses protestations à certains jours, il gardait réellement un cher souvenir aux Pères Tournemine et Porée, une affectueuse estime pour la manière dont les jésuites instruisaient la jeunesse dans leurs collèges. Il savait bien qu’il leur devait son goût. Il leur en devait la sûreté, la finesse ; il leur en devait les préjugés et les limites. Si forte fut la prise qu’il ne put jamais se libérer.

Le parrain du petit Arouet, l’abbé de Châteauneuf, l’introduisit dans le monde. Il l’avait présenté à la vieille Ninon, qui, séduite par sa vivacité, lui légua, nous dit-il, deux mille écus pour acheter des livres. Il le mena dans la société du Temple, il lui fit connaître tous ces épicuriens, Chaulieu, Courtin, l’abbé Servien, M. de Sully : compagnie faite pour aiguiser chez ce petit bourgeois deux appétits qu’il avait naturellement, celui du plaisir et celui de l’esprit. De là, les premières difficultés avec le père Arouet, qui voulait bien du plaisir et de l’esprit, mais avec mesure, c’est-à-dire sans compromettre le solide. Le solide, pour lui, c’était une charge de robe. François-Marie n’en voulut pas : il manquait totalement de gravité et ne se plaisait qu’aux folies. Il rentrait tard, faisait danser les écus, quand il en avait, s’endettait pour en avoir. Il faisait des vers et ne voulait pas faire autre chose ; il avait une tragédie dans ses tiroirs, envoyait une ode au concours de l’Académie française. Le père admettait les vers, mais comme un agrément de la société, non pas comme une carrière.

Il décida de dépayser le garnement. Le marquis de Châteauneuf, qui s’en allait représenter le roi auprès des Provinces-Unies (septembre 1713), emmena le jeune Arouet parmi ses pages. À La Haye vivait une réfugiée, Mme Dunoyer, aventurière qui se piquait d’écrire, et mère d’une fille jolie et délurée. Olympe Dunoyer — Pimpette pour les amis — fort brusquement quittée par l’ancien chef des Camisards, Jean Cavalier, qu’elle avait dû épouser, avait été mariée à un certain comte de Winterfeld : elle tourna la tête aux dix-neuf ans du page. Ce polisson n’était pas l’amant sérieux que Mme Dunoyer pouvait souhaiter pour sa fille, il n’avait pas le sou. Elle alla faire du bruit à l’ambassade ; les deux amoureux furent séparés. Arouet écrivit à son cher cœur des lettres d’une jolie couleur, grisées et mutines, telles qu’en devaient écrire les Dorante et les Chérubin[3]. Pimpette voulut bien se faire enlever ; il lui fit passer des habits d’homme. Alors l’ambassadeur renvoya son page pour Paris (déc. 1713) : mais l’enragé ne perdit pas encore courage, et il essaya d’intéresser le P. Tournemine et l’évêque d’Évreux à la bonne œuvre catholique de ramener en France une jeune huguenote. À la fin, Pimpette resta en Hollande, et se consola, dit-on, avec Guyot de Merville. Arouet ne garda pas plus de fidélité que de rancune au cher cœur.

Cependant maître Arouet, après avoir sollicité une lettre de cachet pour faire enfermer son coquin de fils, après avoir songé à l’embarquer pour les Îles, se radoucit à le mettre clerc chez Maître Alain, procureur au Châtelet, « près les degrés de la place Maubert ». Il y trouva un camarade, aussi dégoûté que lui de la procédure, aussi épris de plaisir et de poésie : ils devinrent amis pour la vie. Celait ce bon garçon de Thieriot, égoïste, paresseux, ami de ses aises et de son repos jusqu’à la trahison et l’improbité ; il vécut aux crochets de Voltaire qui ne se lassa jamais de le servir et de lui pardonner.

Autre disgrâce. L’Académie ne couronne pas l’ode sur le vœu de Louis XIII. Le crédit de La Motte fait attribuer le prix au vieil abbé du Jarry. Le sang d’Arouet bout à ce déni de justice : une satire contre l’illustre M. de La Motte part, fait scandale, réchauffe la colère du père contre ce gamin qui ne fait que des sottises. Heureusement M. de Caumartin l’emmène à Saint-Ange jusqu’à ce que le bruit soit assoupi. Dans cette jolie région du Loing, auprès d’un homme d’esprit qui avait dans la tête tout le xviie siècle, les grandes affaires et les anecdotes, Arouet, pour la première fois, prend des idées sérieuses ; il reçoit les germes tout à la fois de la Henriade et du Siècle de Louis XIV.

Le grand roi meurt, et dans la joie de la délivrance, dans celle de la paix assurée, éclate la fête de la Régence. Révolte contre la tristesse bigote et le lourd despotisme du dernier règne ; étalage débraillé de cynisme, de scepticisme et de débauche ; fureur de jeu, d’amour, de luxe ; bouillonnement hardi d’esprit, de rire et de satire ; mais aussi avidité d’argent et fièvre de spéculation : il faut de l’argent pour le plaisir ; pas de grand nom qui ne trafique et n’agiote. Voilà le milieu où Voltaire s’agite au retour de Saint-Ange. Il fréquente les compagnies les plus libres, qui sont celles aussi où l’esprit dispense de tout et rachète tout, au Temple chez le grand prieur de Vendôme, à Sceaux chez la duchesse du Maine.

Il rencontre au Temple Chaulieu, l’abbé de Bussy, le chevalier d’Aydie, le bailli de Froulay, le chevalier de Bouillon, le président Hénault ; à Sceaux, le cardinal de Polignac, M. de Malezieu, Mlle Delaunay. M. de Sully l’emmène à Sully, où viennent le duc de La Vallière et Mme de Gondrin, la future comtesse de Toulouse. Il se coule comme une anguille dans tous les endroits où la vanité et le plaisir trouvent leur compte : à Maisons, chez le Président dont le fils est son cher ami, à Vaux chez le glorieux maréchal et la belle maréchale de Villars, à Paris et à Châtillon chez le banquier Hoguère, où il trouve les poètes Danchet et Crébillon, et l’aventurier Gœrtz, le ministre brouillon de Charles XII. On le voit à Richelieu en Poitou, tenant compagnie au jeune duc exilé, à la Source près d’Orléans, chez Bolingbroke, à Ussé en Touraine où fréquente le poète grivois Grécourt, à la Rivière-Bourdet en Normandie et rue de Beaune à Paris, chez la présidente de Bernières. L’honnête marquise de Mimeure est de ses amies : c’est chez elle qu’il a son premier duel d’esprit avec le salé Bourguignon qu’est Piron. La rousse et mûre Rupelmonde l’emmène en Hollande ; il passe onze jours à La Haye avec le poète Jean-Baptiste Rousseau que jusque-là il avait honoré comme un maître : ils se quittent brouillés à mort.

Il se déploie à l’Opéra, à la Comédie, dans les loges des actrices. Il perd ses peines avec la Duclos.

Il a la jolie Suzanne de Livry que lui souffle son cher Génonville, à qui il n’en voudra pas. Il est tout à fait bien avec la Lecouvreur.

De la Bastille où le Régent l’a fait mettre, il ne sort que pour prendre pied au Palais Royal, chez le Régent : il se fait accueillir de Dubois, et il est l’ami du roué Canillac. Il se lie avec Mme du Deffand, avec le chevalier des Alleurs. Il soupe avec le prince de Conti.

De petite santé, souvent malade, et se croyant toujours plus malade qu’il n’est, il prend du lait d’ânesse, il « chipe » les pilules de Mme de Rupelmonde ; il va prendre les eaux de Forges : il y trouve Mme de Prie, la maîtresse de M. le duc (de Bourbon), prince du sang et premier ministre après la mort du duc d’Orléans. Elle l’invite chez elle à Bélébat, à Fontainebleau chez le roi. Il pénètre à la cour ; la jeune reine Marie Leczinska prend du goût pour ce poète amusant et cajoleur : elle lui dit : « Mon pauvre Voltaire », en toute familiarité. Depuis 1718, il a laissé tomber le nom roturier d’Arouet, il est M. de Voltaire.

Ainsi à vingt ans le fils du payeur d’épices, le clerc de maître Alain a pris pied dans le monde le plus brillant ; à trente ans, il a forcé la porte de la cour. Il payait de son esprit, en impromptus, contes, épigrammes, satires, épîtres, monnaie qui ne l’appauvrissait pas. Sans craindre l’indécence, il ne la recherchait pas. Les productions de Grécourt et de Caylus, les parades où s’égayaient La Vallière et Maurepas, font apprécier la délicatesse de Voltaire, la mousse de sa gaieté et l’impertinence de sa fantaisie.

Il y avait de quoi être grisé. Il le fut. Il crut au privilège social de l’esprit. « Sommes-nous ici tous princes ou tous poètes ? » demandait-il au prince de Conti. Ce mot traduit sans doute l’aplomb de l’aventurier qui sait qu’on est classé sur ses prétentions dans le monde veule des gens qui s’amusent ; mais on y sent aussi une naïveté épanouie qui prend au sérieux sa seigneurie dans l’empire du bel esprit.

Pourtant, dans l’étourdissement de ses succès, la tête ne lui tournait pas tout à fait. Les femmes, entre Pimpette et la belle Émilie, ne le troublaient pas profondément. Plus sensible que passionné, son cœur avait besoin d’amitié plus que d’amour. Il eut des attachements profonds et vifs, pour le jeune Maisons, pour La Faluère de Genonville ; il en eut de solides et de constants, comme pour d’Argental ; il eut d’inlassables fidélités, et de méritoires, comme avec Thieriot.

Surtout son très bourgeois bon sens, parmi tous les triomphes de vanité et de volupté, ne perdait pas de vue le solide, quoi que son père en pût penser. Il s’assura d’abord la réputation littéraire. Voltaire voulut être autre chose qu’un amuseur de soupers et de nuits blanches. Il avait l’ambition d’être immortel, et en vivant comme Chaulieu ou La Fare, il songeait à marquer sa place à côté de Racine et de Boileau qu’il savait par cœur.

Dès 1715 il travaillait à un Œdipe, se flattant d’améliorer l’« ébauche » de Sophocle, et, — ce qui était plus téméraire alors, — de faire oublier la pièce de Corneille. Préparé peut-être par un de ses maîtres jésuites, averti en tout cas par quelques réflexions de Fénélon et de l’abbé Dubos, il eut l’idée de faire pour son coup d’essai une révolution : il écrivit un Œdipe sans galanterie et sans amour. Mais les comédiens ne se laissèrent pas faire la loi par un débutant, et, pour être joué, Voltaire se résigna à faire soupirer le grave Philoctète pour la vieille Jocaste. Son adroite et brillante tragédie fut représentée le 18 novembre 1718, et fit reconnaître le jeune auteur pour l’égal de Campistron et de Crébillon, pour un digne héritier de Corneille et de Racine.

Si la France ne manquait pas de tragédies, elle n’avait pas une bonne épopée. Ronsard et Chapelain avaient accrédité l’opinion que les Français n’ont point la tête épique. Quelle position unique il y avait à prendre en faisant mentir le pronostic ! Voltaire, malgré Boileau, s’arrêta à un sujet moderne et national. Guidé par l’abbé Dubos ou séduit par M. de Caumartin, il choisit Henri IV, le seul roi français qui fût réellement populaire, et dont la désastreuse oppression du dernier règne avait commencé à exciter la légende. Le sujet, c’était la crise dont la France actuelle était sortie, dynastie, ordre politique, vie sociale et civilisation : grand et pathétique sujet, patriotique et philosophique ; des révolutions, des batailles, des exploits, de l’amour, et, pour tenter un libre esprit, de riches occasions de dire leur fait aux rois, à l’Église et aux moines. Les loisirs forcés de la Bastille appliquèrent Voltaire au travail. Il promena son esquisse de salon en salon, de château en château, recueillant les compliments et les corrections, excitant autour de son entreprise une curiosité qui d’avance en garantissait le succès.

Il eût bien voulu dédier à Louis XV l’ouvrage qui honorait Henri IV. Mais sa dédicace philosophique parut impertinente. On lui refusa même un privilège pour l’impression. Il fit faire une édition clandestine à Rouen, et le poème de la Ligue (c’est le premier titre de la Henriade) pénétra dans Paris en fraude dans les fourgons de Mme de Dernières (1723). En dépit des critiques, la France salua son poète épique. Voltaire avait la gloire.

Mais le solide aussi, c’était l’argent. Il était trop bourgeois, il avait trop bien compris la leçon de la Régence et du Système pour l’ignorer. Maître Arouet mourut le 1re janvier 1722. Il ne put connaître combien son fils avait au fonds de ses idées : il se fût reconcilié peut-être avec lui en voyant comment il s’y prenait pour que sa vocation de poète ne fît pas de lui un meurt-de-faim. Voltaire avait jugé les relations des gens de lettres et de leurs éditeurs, et était bien décidé à ne pas être le pauvre diable aux gages des libraires, exploité par eux et méprisé des honnêtes gens. Il avait compris que, pour frayer avec les Sully et les Richelieu, il ne fallait pas être marchand de vers et de prose, vivant de ce commerce, et que, pour être dans le monde sur un bon pied, quand on n’était pas très noble, il fallait être très riche. C’est à quoi il s’appliqua.

Tout jeune, il avait fait des billets aux usuriers : à vingt ans il a de l’ordre, et déjà sans doute le goût d’être prêteur plutôt que débiteur. Il est coquet et soigné ; mais il sait compter. Il joue par air, mais s’il s’accuse de « perdre son bonnet au biribi », soyez bien sûr qu’il n’a pas risqué sa chemise : il étale sa perte pour se faire honneur. Il est sobre, et jamais ne compromet sa santé ni sa bourse dans ses folies. Mais l’économie est bonne pour conserver : pour le petit Arouet, le problème fut d’abord d’acquérir.

Il eut des pensions de la cour — c’était la voie indiquée pour un homme de lettres — : 1 200 francs du duc d’Orléans en 1718, 2 000 francs du roi en 1722, 1 500 francs de la reine en 1725. Il eut l’héritage de son père, 4 250 livres de rente. C’était joli pour un poète, insuffisant pour vivre dans le grand monde. Voltaire spécula. Les financiers qu’il fréquenta lui donnèrent le goût et le sens des opérations de banque et de commerce, la hardiesse réfléchie pour risquer, la sécurité de conscience sur les gros bénéfices. Il essaya de la Compagnie des Indes : il y avait presque tout son bien en 1722. Il s’occupa avec le Président de Bernières d’établir une caisse de juifrerie, c’est-à-dire sans doute une compagnie de commerce[4]. Il gagna une fortune, grâce aux frères Paris, dans les fournitures des armées. Il fit une société pour exploiter la loterie du contrôleur général Desforts, où les billets pouvaient se payer en rentes et où les lots étaient payés en argent : il eut une belle part dans le produit de la combinaison. Il acheta et revendit des actions, triplant parfois ses mises[5]. Il mit des fonds à la grosse aventure dans le commerce de Cadix avec l’Amérique. Il opéra sur les blés de Barbarie. Il brocanta des tableaux, des estampes. Il commença à placer de l’argent chez les grands seigneurs embarrassés, à acheter des rentes viagères. Il avait en poche, pour retourner à Londres, en juillet 1726, une lettre de change de 8 à 9 000 livres sur le juif Médina[6]. Ce n’était pas une bourse de poète. La banqueroute de Médina ne le gêna que momentanément. Il avait déjà les reins solides. En 1735, la faillite de Dumoulin lui fera perdre 20 à 25 000 francs, celle de Michel, en 1740, 30 à 40 000 : il pourra porter ces grosses pertes. Jore lui attribue, en 1736, 28 000 livres de rente, et lui en fait saisir 18 500[7].

Toutes ces prospérités n’allaient pas sans amertumes : pertes d’amis, trahisons de maîtresses, sifflets du parterre, chamailleries de beaux esprits, procès, etc. Une des caractéristiques de la vie de Voltaire est sa sonorité : il est vantard et clabaudeur, et crie aux quatre vents le mal et le bien qui lui arrivent. Il est de ces agités bruyants à qui les indifférents sont toujours contents qu’il arrive quelque disgrâce. Il occupe les yeux et les langues. Rien de ce qui le touche ne va sans tapage, et ces résonances trop fréquentes lui ôtent de la considération mondaine en étendant sa renommée.

Mais, jusqu’en 1725, les dégoûts qu’il avait eus n’étaient pas de nature à lui faire prendre en aversion la société où il vivait. Des couplets le faisaient envoyer à Tulle en 1716 ; mais le bon Régent, aussitôt l’ordre signé, l’autorisait à remplacer Tulle par Sully : quelques mois de villégiature au bord de la Loire, dans le château d’un ami. Pour les J’ai vu qu’il n’avait pas faits, et le Puero regnante qui était bien de lui, il demeurait onze mois à la Bastille (mai 1717-avril 1718) : douce prison d’État, honorable pour un petit garçon obscur, et qui lui donnait de l’importance.

Plus cuisantes à l’amour-propre de Voltaire furent ses affaires avec le comédien Poisson qui le menaça du bâton, et avec l’officier mouchard Beauregard qui le bâtonna effectivement sur le pont de Sèvres. Voltaire agita un moment ses pistolets et son épée, et puis fit un procès à Beauregard. Le public prenait l’impression que ce poète n’était pas un homme qui se battît en duel. D’ailleurs la qualité de ses offenseurs l’avilissait un peu. Un honnête homme n’a pas d’affaires avec un comédien ni avec une « mouche ».

En décembre 1725, un triste grand seigneur, le chevalier de Rohan, avec qui il avait eu quelques paroles à la Comédie-Française, le fit appeler à la porte du duc de Sully chez qui il dînait : des laquais le bâtonnèrent, pendant que le chevalier, de son carrosse, « surveillait les travailleurs ». Rage de Voltaire, plus grande quand il vit que ses bons amis les ducs et les marquis trouvaient l’aventure plaisante : un Rohan bâtonnait un poète, c’était sans conséquence. Cette brutalité dissipa l’illusion où il avait vécu. Pour conserver son « honneur », c’est-à-dire sa position mondaine, il voulut se battre. Il le voulut sérieusement, pendant des mois. Mais il ne se battit pas. Le chevalier de Rohan se déroba. Sa famille et la cour le couvrirent. Pour le mettre en sûreté, on logea sa victime à la Bastille, avec beaucoup d’égards (17 avril 1726).

Il n’en sortit, au bout d’un mois, que sur la promesse de passer en Angleterre (mai 1726).

Cette fois, il avait fait vraiment l’épreuve de l’ordre social, de l’inégalité et du despotisme. Et bien avisé était le ministère de M. le Duc qui, de crainte qu’il ne fît pas assez de réflexions à Paris, l’envoyait dans le pays de la liberté politique et de la liberté individuelle.

Cette date de 1726 est décisive dans la vie de Voltaire : aussi faut-il nous demander ce qu’il était alors, quelle forme de conscience, quelle philosophie déjà formée il emportait à Londres.

Voltaire est un caractère composite, par la variété naturelle de ses inclinations, mais aussi par l’influence du temps confus où il vit et des milieux divers qu’il a traversés. Il n’est pas méchant, plutôt bon et humain, capable d’élans généreux, haïssant l’injustice, mais enfiévré d’amour-propre, avide de toutes les jouissances, de la jouissance surtout de se sentir être et agir, fastueux, tapageur, impressionnable, irascible, rancunier, enthousiaste, mobile, curieux, insolent, malin, gamin, enfant gâté. Sur ce fond naturel, la vie a brodé. Vers trente ans, Voltaire a du bourgeois l’ambition de s’anoblir, l’amour et l’orgueil de l’argent, de la propriété, des belles relations. Il a une moralité de coulissier, les mépris du petit gain journalier qui s’achète durement, le respect du gros négoce et de la spéculation, une façon de faire des affaires partout, qui lui fait porter jusqu’à ses générosités au compte de ses obligés comme des créances remboursables en services. Il a le goût de la vie confortable, des beaux meubles, des bijoux, un luxe de parvenu. Au mépris des petites gens et des juifs qui est le préjugé de toutes les classes, il joint des préjugés de gentilhomme, le dédain des gens qui vivent de leur plume. Mais il n’a pas le ressort de l’honneur : ce n’est pas pour lui, c’est pour le monde qu’il veut se battre en duel. Il lui sera possible de vivre sans être vengé. Dégainer est un geste dont son bras de bourgeois n’a pas l’habitude, et dont son esprit de philosophe ne sent pas l’élégance. Il n’a pas l’insouciance de l’argent. Il a du faste par vanité et de l’économie par hérédité. Il n’entendra jamais rien au noble art de se laisser voler ; avec des airs de seigneur, il marchande en bourgeois. Il est enfin homme de lettres, hargneux comme Vadius et Trissotin, plus prêt toujours à verser l’injure avec la plume que le sang avec l’épée, et tout pareil en son acre humeur aux pauvres diables de folliculaires qu’il méprise : indiscret comme un journaliste moderne et se donnant un droit illimité sur la vie, la dignité, l’honneur et la réputation d’autrui. Bref, sa conscience n’est pas moulée sur un type défini. Aucune classe ne reconnaît en lui sa forme héréditaire d’esprit et de mœurs. Il les mêle toutes : de là la disposition qu’elles ont toutes à lui refuser la considération.

Pis encore : il ne se contente pas d’amalgamer dans sa conscience toutes les consciences de son temps ; il les réforme ou les critique. Il est libertin et philosophe. Et rien ne rend sa moralité plus suspecte à ses contemporains que trois ou quatre idées généreuses qui ne font pas encore partie de la morale commune des honnêtes gens. Courtisan, et comme tel flagorneur et plat, à genoux devant le roi et les ministres, devant les maîtresses des ministres, et plus tard, du roi, il ne fait que ce que tout le monde fait. On l’en méprise, d’abord parce qu’il usurpe la bassesse des gens de qualité, ensuite parce qu’il ne se sert pas de ce manège pour pousser seulement sa fortune. Il veut pousser avec lui la philosophie[8], ce qu’on trouve déplacé. Il ne sait se défaire ni de son âme de courtisan ni de son âme de philosophe, et tandis qu’il prend des postures indécentes pour un homme qui pense, les vérités qu’il lâche, sont, chez un homme de cour, des maladresses ou des impertinences.

Mais cette philosophie, quelle était-elle en 1726 ? Représentons-nous bien à quelles réflexions le temps et le milieu pouvaient porter ce gamin spirituel et irrespectueux.

M. Brunetière a très bien défini l’état de la pensée française bridée au xviie siècle par la police du roi et de l’Église : « Pour vingt manières qu’il y avait de démontrer l’immortalité de l’âme ou le droit divin des rois, on n’en souffrait pas une de les nier[9] ». Mais à force d’avoir raisonné sur les matières permises, le xviie siècle léguait à son successeur le goût de la raison, une liberté générale de l’esprit, curieux de tout examiner, et peu disposé à se contenter des solutions traditionnelles et autoritaires. Houdart de La Motte, Lesage, Marivaux, Mme de Lambert, Mlle Delaunay nous définissent bien ce type intellectuel, qui ne s’incline plus que devant les convenances du monde, et aussi devant les considérations de la prudence mondaine.

La Régence n’a pas créé le libertinage : elle n’y ajouta que la sécurité et l’affichage public. Toute la doctrine est déjà dans Saint-Evremond. Ôter à la raison la connaissance de Dieu et de l’immortalité qui sont déclarées avec un respect ironique matières de foi, aimer la tolérance, détester la persécution et la guerre civile par scepticisme, par urbanité, par humanité, régler la vie selon la nature par la raison, c’est à-dire rejeter le christianisme comme antinaturel, et réhabiliter le corps et ses besoins, garder la mesure dans la poursuite du plaisir, par sagesse pour ne pas se nuire, par bienveillance pour ne pas gêner les autres hommes, voilà la substance diluée dans les trois in-quartos que Desmaizeaux publiait à Amsterdam en 1705 : la bonne compagnie parisienne y conformait sa pratique. En dehors même de l’incrédulité déclarée, générale était la tendance à détacher la vie des fins et des sanctions ultra-terrestres, et à ne s’occuper que de la chasse au bonheur ici-bas.

À la fin du xviie siècle, le déisme français commence à se déclarer dans quelques livres qui s’impriment en Hollande, dans la curieuse Histoire des Sévarambes de Denis Vairasse (1677), et dans le hardi Voyage au Canada de La Hontan (1703)[10]. Locke et le déisme anglais commencent à s’infiltrer en France.

Deux hommes surtout firent du libertinage une philosophie. Fontenelle vulgarisait la méthode cartésienne, allégée de la métaphysique où s’enfonçaient Spinoza et Malebranche. Il répétait en formules claires et fines que la raison consiste à douter, et à voir avant de croire, et que le désir ni le besoin de l’homme ne sont arguments de vérité. Il se donnait la peine de démontrer que les oracles des anciens n’étaient point rendus par des démons, et son explication du surnaturel païen par la fourberie des prêtres et la crédulité des peuples, s’étendait comme d’elle-même au surnaturel chrétien. Il enseignait aux gens du monde l’astronomie nouvelle, celle de Copernic, de Galilée et de Descartes ; il substituait délicatement, sans tapage, dans leurs esprits la notion des lois de la mécanique à l’idée de la Providence, et aux antiques cieux dont le plus haut est le séjour immobile de l’éternelle divinité, une représentation prodigieuse d’espaces infinis peuplés de mondes sans nombre qui n’était guère compatible avec les récits de l’histoire sainte. Il changeait le type de la culture des honnêtes gens ; d’oratoire et poétique, il la rendait scientifique, et menaçante pour la religion qui a besoin pour subsister que l’éducation fasse prédominer les facultés imaginatives et sentimentales.

Plus riche était encore cette autre source de libre pensée, Bayle, avec ses Nouvelles de la République des Lettres, ses Pensées sur la Comète, et ce Dictionnaire critique, quatre in-folios dont onze éditions se succédaient en quarante ans (1697-1740). Bayle faisait aux sorciers une guerre qui menaçait les miracles : les lois de la nature valent également contre les uns et les autres. Il affranchissait la morale de la religion, réclamait les droits de la conscience erronée, rejetait la contrainte et l’autorité en matière de croyance, et la règle même du consentement universel. Il exerçait avec sérénité, sans fanfaronnade, la plus absolue indépendance d’esprit, et donnait l’exemple de la libre critique qui ne connaît pas de domaine réservé et qui soumet à l’examen de la raison tous les mystères, celui de la religion comme celui de la royauté. Le premier, il habitua les gens du monde à employer contre les dogmes de l’Église d’autres armes que celles du bon sens et de la logique. Il mit au service de la raison philosophique l’immense arsenal de la théologie protestante ; il lui apprit toutes les difficultés philologiques et historiques qui choquent la théologie romaine, et il lui fit voir que l’étude de la religion fournit les moyens de renverser la religion.

Bayle fut entendu. Il enchanta La Fontaine. Ce bourgeois salé, Mathieu Marais, dans le huis clos de son journal, se déclara « Bayliste ». Il conquit même des dames. Mme de Mérignac le goûtait comme « un esprit sublime, élevé, vif, fort, d’une philosophie très pyrrhonienne ».

La raison s’aventurait même sur le terrain politique et social. Très prudemment, très adroitement, clairement pourtant, La Bruyère traduisait des sentiments déjà répandus dans la bourgeoisie, comme le mépris du courtisan et la haine des financiers : de la peinture des caractères il passait à la critique de quelques abus, qu’il appelait « usages », le privilège de la naissance et l’achat de la noblesse, le système fiscal, l’organisation judiciaire, les richesses ecclésiastiques. Les désastres de la fin du règne de Louis XIV excitèrent les particuliers à examiner les affaires de l’État : Boisguillebert, Vauban, émus de la misère du peuple, proposaient la réforme de l’impôt, et Fénelon allait jusqu’à dénoncer le despotisme et la folie guerrière.

Les protestants, après la Révocation, mettaient en cause la royauté. Bayle niait qu’il pût y avoir un bon despote. Jurieu élevait le droit du peuple contre le droit du roi, et en vertu du pacte social, déliait du serment de fidélité les sujets opprimés par leur prince.

Après la mort de Louis XIV, tout remuait. La noblesse, le Parlement se redressaient, et cet effort des privilégiés pour disputer aux ministres et aux commis une part du gouvernement faisait l’effet alors d’un mouvement libéral. On en voulait surtout au despotisme, qui si longtemps avait tout courbé pour finir par tout ruiner. De hardis libelles invoquaient contre lui l’antique constitution du royaume, limitaient le pouvoir royal par le contrôle du Parlement, ou le ployaient sous la souveraineté des États généraux. Partout, chez l’abbé de Saint-Pierre, chez le marquis de Lassay, dans Massillon, dans Montesquieu, se manifeste le même idéal de royauté modérée, humaine, bienfaisante et pacifique. Une société même se forme en 1725 pour l’étude des questions politiques : au Club de l’entresol (l’entresol de l’abbé Alary, dans l’hôtel du Président Hénault, à la place Vendôme) viennent le marquis d’Argenson et le président de Montesquieu. Ces assemblées d’hommes épris du bien public seront suspectes au gouvernement, et le cardinal Fleury, en 1731, leur donnera l’avis d’être « circonspects »: ils comprendront et cesseront de se réunir.

L’esprit du début du xviiie siècle se définit tout entier par ce petit livre léger et hardi des Lettres persanes, livre charmant, voluptueux et persifleur, grave et badin, où prennent leur vol toutes les libertés qu’on désirait alors en littérature, en morale, en religion, en politique.

Le public applaudissait, sans approfondir, à toutes les révoltes contre l’autorité du roi et de l’Église. Peu lui importait que le jansénisme fût intolérant, que le Parlement eût le plus égoïste esprit de corps : ils étaient la résistance au despotisme spirituel et temporel. Cette attitude leur valait une immense popularité.

Voilà l’air que Voltaire huma avec délices dès sa sortie du collège. Son attachement classique aux maîtres du xviie siècle ne l’enchaîna pas à leur timide pensée. S’il ne parvint point encore à goûter Rabelais, trop copieux et trop effréné pour son goût, il s’enchanta de Montaigne, ce livre de chevet des libertins. Mais il dépassa le point de vue de la libre pensée du xvie siècle, à la suite de Bayle, de Fontenelle, de Fénelon, de La Motte, de tous les honnêtes gens qui pensaient. Il se fit de bonne heure une philosophie, qu’on trouve éparse en ses écrits de la vingtième à la trentième année.

« La grande et la seule affaire qu’on doive avoir, c’est de vivre heureux[11]. »

Quelques femmes toujours badines,
Quelques amis toujours joyeux,
Peu de vêpres, point de matines,
Une fille, en attendant mieux,
Voilà comme l’on doit sans cesse
Faire tête au sort irrité.
Et la véritable sagesse
Est de savoir fuir la tristesse
Dans les bras de la volupté[12].

Ajoutez, avec lui, la bonne chère, l’opéra, et du temps pour l’étude[13]. Le cœur a sa place dans ce plan de vie épicurienne. Le monde devient sensible en devenant philosophe. Il commence à savourer le charme des émotions, et la beauté dont elles décorent la vie. Voltaire éprouve déjà ce qu’il exprimera en 1729 en se souvenant de son cher Génonville, mort depuis six ans :

Malheureux, dont le cœur ne sait pas comme on aime.
Et qui n’ont pas connu la douceur de pleurer[14].

La morale est un art d’exploiter pour le bonheur toutes les ressources de la nature.

Le plaisir est l’objet, le devoir, et le but
De tous les êtres raisonnables[15].

La morale chrétienne est écartée avec le dogme chrétien. Dieu même n’est plus qu’une hypothèse : mais s’il est, c’est un Dieu raisonnable et indulgent, un Dieu des bonnes gens qui les bénit d’obéir à l’instinct.

On voudrait savoir si l’incrédulité voltairienne se fit dès lors didactique et agressive, et ce qu’était cette fameuse épître à Julie « marquée au coin de l’impiété la plus noire » qui fit frémir en 1722 le dévot Rousseau. Faut-il, comme on fait d’ordinaire, l’identifier avec l’Épître à Uranie qui courut dix ans plus tard et fut imprimée en 1738 ? Celle-ci est une argumentation rigoureuse contre la religion révélée : l’auteur conclut en disant à Dieu :

Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux.

Mais il n’est pas sûr qu’il écrivît ainsi en 1722. Pourtant il pensait déjà ainsi :

Nos prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense :
Notre crédulité fait toute leur science[16].

Allez, s’il est un Dieu, sa tranquille puissance
Ne s’abaissera point à troubler nos amours.
Vos baisers pourraient-ils déplaire à sa clémence ?
La loi de la nature est sa première loi[17].

En avril 1726 un ecclésiastique anonyme le dénonçait à la police, et disait s’en être plaint dix ou douze ans auparavant, comme « prêchant le déisme tout à découvert aux toilettes des jeunes seigneurs… L’Ancien Testament, selon lui, n’est qu’un tissu de contes et de fables ; les apôtres étaient de bonnes gens idiots, simples et crédules, et les Pères de l’Église, saint Bernard surtout auquel il en veut le plus, n’étaient que des charlatans et des suborneurs. » Le bon prêtre conseillait d’« enfermer ce poète entre quatre murailles pour toute sa vie [18] ».

En s’ôtant le refuge de Dieu, Voltaire se créait une nécessité d’énergie. Son épicurisme accepte l’irréparable avec une résignation forte. En aimant l’argent, il s’efforce de vivre joyeux sans argent[19]. Malade, embarrassé dans ses affaires, plaidant contre son frère pour la succession de son père, il écrit :

« La fortune ne me traite pas mieux que la nature : je souffre beaucoup de toutes façons, mais j’ai rassemblé toutes mes petites forces pour résister à mes maux[20]. »

En politique, il n’avait pas encore de griefs personnels contre les institutions, mais l’esprit du temps l’enveloppait. Il n’était ni respectueux ni docile, et recevait d’autant mieux toutes les suggestions de critique ou de révolte que le monde et les lettres lui apportaient. Philoctète philosophait dans Œdipe :

Un roi pour ses sujets est un Dieu qu’on révère,
Pour Hercule et pour moi, c’est un homme ordinaire.

Un vain peuple en tumulte a demandé ma tête :
Il souffre, il est injuste, il faut lui pardonner[21].

L’humeur « république » se fait sentir çà et là dans la correspondance :

On va créer un nouvel impôt pour avoir de quoi acheter des dentelles et des étoffes pour la demoiselle Leczinska. Ceci ressemble au mariage du soleil qui fait murmurer les grenouilles[22] » (sept. 1725).

« Il n’y a rien de plus agréable que La Haye, quand le soleil daigne s’y montrer. On ne voit ici que des prairies, des canaux, des arbres verts ; c’est un paradis terrestre depuis La Haye jusqu’à Amsterdam. J’ai vu avec respect cette ville qui est le magasin de l’Univers. Il y avait plus de mille vaisseaux dans le port. De cinq cent mille hommes qui habitent Amsterdam, il n’y en a pas un d’oisif, pas un pauvre, pas un petit maître, pas un insolent. Nous rencontrâmes le Pensionnaire à pied, sans laquais, au milieu de la populace : on ne voit là personne qui ait de cour à faire. On ne se met point en haie pour voir passer un prince. On ne connaît que le travail et la modestie. Il y a à La Haye plus de magnificence et plus de société par le concours des ambassadeurs. J’y passe ma vie entre le travail et le plaisir, et je vis ainsi à la hollandaise et à la française. Nous avons ici un opéra détestable ! mais, en revanche, je vois des ministres calvinistes, des arméniens, des sociniens, des rabbins, des anabaptistes qui parlent tous à merveille, et qui, en vérité, ont tous raison[23] » (7 oct. 1722).

Cette lettre hollandaise n’a-t-elle pas bien déjà l’accent des Lettres Anglaises ?

La Henriade découvrit au public la première philosophie de Voltaire. Il faut lire le poème de la Ligue de 1723, tout plein de vers hardis, de maximes, de tirades chaleureuses contre l’Église intolérante, contre les guerres et les persécutions religieuses, contre les moines inutiles ou intrigants, contre les mauvais rois et les « fiers conquérants »,

Héros aux yeux du peuple, aux yeux de Dieu tyrans.
Fléaux du monde entier que leur fureur embrase[24].

L’analyse du fanatisme déchargeait Jacques Clément de la responsabilité individuelle de son acte, et portait le régicide au compte de la religion. Il y avait des traits contre la vénalité des charges de justice et des emplois militaires, contre le poids des impôts, etc. Sous la pression de l’opinion publique et des Lettres persanes, Voltaire se révélait parlementaire[25]. De toute cette classique épopée, dont la régularité théâtrale s’enjolivait d’esprit, d’impertinence et de volupté, émanaient, selon un critique contemporain, « des impressions dangereuses, surtout dans un temps où la liberté de juger nous a peut-être menés déjà trop loin[26] ».

Aussi les Anglais penseurs reconnaissaient-ils un des leurs dans le poète de la Henriade. Avant qu’il eût passé le détroit, en 1724, Pope déclarait à Bolingbroke sa sympathie pour un tel esprit.

« Il me semble que son jugement de l’humanité, sa façon d’observer les actions humaines d’un point de vue élevé et philosophique, est l’une des principales caractéristiques de cet écrivain, qui, pour être un homme de sens, n’en est pas moins un poète. Ne souriez pas si j’ajoute que je l’estime pour ces honnêtes principes et cet esprit de vraie religion qui brille à travers l’ensemble, et d’où, sans connaître M. de Voltaire, je conclus à la fois qu’il est libre penseur et ami du repos ; pas bigot, et pourtant point hérétique ; honorant l’autorité et les lois nationales sans préjudice de la vérité ou de la charité ; plus avancé dans l’étude de la raison que de la controverse, et de l’humanité que des Pères ; un homme, en un mot, digne par son tempérament raisonnable de cette part d’amitié et de familiarité dont vous l’honorez[27]. »

On ne peut donc pas dire sans réserves avec M. Morley : « En allant en Angleterre Voltaire était un poète ; en revenant, c’était un sage ». L’Angleterre a mûri, armé, excité Voltaire : elle ne l’a pas fait.

  1. G. Desnoiresterres, la Jeunesse de Voltaire. — Voltairiana. — Œuvres complètes de Voltaire, éd. Moland, t. I. — Al. Pierron, Voltaire et ses maîtres. — H. Beaune, Voltaire au collège. — Pour les citations de Voltaire, je renvoie à l’édition Moland.
  2. La Bruyère, chap. iii et vii. Siècle de Louis XIV, chap. xxix.
  3. T. XXXIII, p. 9-28.
  4. T. XXXIII, p. 62.
  5. Ib., p. 196.
  6. Hettier, Une lettre de Voltaire, Mém. de l’acad. de Caen, 1905.
  7. Voltairiana, p. 89.
  8. Projet de dédicace de la Henriade à Louis XV (t. VIII, p. 2, 3).
  9. Études critiques, IV, 134.
  10. Complété et renforcé en 1704 par le Dialogue avec un sauvage de l’Amérique.
  11. T. XXXIII, p. 62.
  12. T. X, p. 221. — Cf. t. XXXIII, p. 35.
  13. T. XXXIII. p. 87.
  14. T. X, p. 266 (1729).
  15. T. X, p. 231.
  16. Œdipe, a. IV, sc. i.
  17. T. X, p. 231.
  18. Arch. de la Bastille, XII, 132.
  19. T. XXXIII, p. 138.
  20. T. XXXIII, p. 126.
  21. Œdipe, II, 4, et III, 2.
  22. T. XXXIII, p. 147.
  23. T. XXXIII, p. 74.
  24. T. VIII, p. 174 et 193.
  25. T. VIII, p. 123.
  26. Réflexions critiques sur un poème intitulé La Ligue (attr. à Bonneval), 1724, p. 8.
  27. Ballantyne, p. 71.