Voltaire (Lanson)/Chap 2

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 37-52).


CHAPITRE II

VOLTAIRE EN ANGLETERRE
LES « LETTRES PHILOSOPHIQUES
[1] »

Libéré de la Bastille le 2 mai 1726, Voltaire était à Calais le 5. Il débarqua à Greenwich « dans le milieu du printemps[2] », et le soir même couchait à Londres, chez lord Bolingbroke. Quelques semaines après, il revenait secrètement en France, ne réussissait pas à joindre le chevalier de Rohan, et rentrait à Londres à la fin de juillet. Découragé, gêné par la banqueroute du juif Médina, malade, il fut aidé, dit-il, par un « gentilhomme anglais » (c’était le roi[3]), et par le marchand Falkener, qui lui donna l’hospitalité à Wandsworth. Il songeait à se fixer en ce pays « où les arts sont honorés et récompensés, où il y a de la différence dans les conditions, mais point d’autre entre les hommes que celle du mérite », en ce pays « où l’on pense librement et noblement[4] ». Des sentiments « républicains » fermentaient en lui : il se dilatait, s’exaltait dans la liberté anglaise. Il en jouit deux ans et demi[5] : en février 1729, il repassa le détroit, et obtint en avril, de Maurepas, l’autorisation de reparaître à Paris.

Voltaire, qui avait déjà connu en France quelques Anglais, arriva muni de bonnes recommandations ; il en eut du ministère même qui était un peu honteux de le traiter en coupable, et de l’ambassadeur d’Angleterre à Paris, Horace Walpole. Le monde des torys et celui des whigs s’ouvrirent à lui. Il fut introduit auprès de Robert Walpole, de lord et lady Hervey, du duc de Newcastle, de Bubb Dodington, futur lord Melcombe, de la duchesse douairière de Marlborough. Il fut bien reçu du prince et de la princesse de Galles ; devenue reine, celle-ci accepta la dédicace de l’édition de la Henriade que Voltaire publia en 1728 à Londres. Il causa avec les plus illustres écrivains et savants de l’Angleterre, Edward Young, Gay, Congreve, Colley Cibber, Berkeley, Clarke. Il visita Pope à Twickenham et vécut trois mois avec Swift chez lord Peterborough. S’il ne vit que les funérailles de Newton, il fréquenta ses neveu et nièce, Mr. et Mrs. Conduit.

Une ridicule légende d’espionnage et de délation ne contient probablement que le témoignage de sa vive curiosité, et de la précaution qu’il prenait de contrôler chez les whigs les informations recueillies des torys. Il voulut apprendre l’anglais. Il résista à la tentation de s’en passer : il pouvait parler français avec Bolingbroke et d’autres seigneurs, ou bien à la taverne de l’Arc-en-Ciel, dans Marylebone, avec les réfugiés, Desmaizeaux, Saint-Hyacinthe, etc. Mais il sentit que l’anglais lui était nécessaire pour comprendre ce qu’il avait sous les yeux, qu’il méritait d’être étudié comme langue littéraire. Au xviie siècle, un Français apprend l’italien et l’espagnol ; sous Louis XVI, l’anglais et l’allemand. Voltaire, qui veut qu’on joigne l’anglais à l’italien[6], marque une étape intermédiaire de notre culture.

Au bout de dix-huit mois, il prononçait encore mal et avait peine à suivre une conversation, mais il lisait et écrivait bien. Ses deux Essais sur la poésie épique et sur les Guerres civiles de France, ses lettres de Londres à Thieriot, sont d’un très bon anglais courant. En allant tous les soirs au théâtre de Drury Lane, où le souffleur Chetwood lui remettait une copie de la pièce, il se rendit assez maître de la langue parlée. Plus de trente ans après son retour en France, il était encore capable de converser en anglais.

Mais non content de ce qu’il pouvait voir et entendre, et de l’instruction que ses amis et relations pouvaient lui donner, il lança un appel au public, sollicitant, pour la relation qu’il voulait écrire, toute sorte de renseignements sur les grands hommes de l’Angleterre et sur les nouvelles découvertes ou entreprises utiles à l’humanité.

La publication de ses Essais anglais, le lancement de la souscription de l’édition de la Henriade, dont le léger Thieriot dissipa en partie les fonds, l’exécution de cette édition où Duplessis-Mornay remplaça Rosny aux côtés de Henri IV, pour punir le duc de Sully de sa lâche neutralité dans l’affaire de la bastonnade, empêchaient le public de l’oublier. En même temps, il préparait l’Histoire de Charles XII et la tragédie de Brutus et surtout un travail intérieur se faisait en lui, que le public n’apercevait pas.

Il ne sembla pas d’abord, en 1729, lorsqu’il reparut à Paris, que ce fût un autre Voltaire. Il reprit sa vie facile et brillante, mêlée d’affaires et de plaisirs, spéculant et négociant, cajolant le comte de Clermont et son secrétaire Moncrif, cultivant le ministre Rouillé, mariant le duc de Richelieu avec Mlle de Guise au grand scandale de la fière famille de Lorraine, soupant et bientôt logeant chez la comtesse de Fontaine-Martel, une femme philosophe qui raffolait du théâtre. Il la déterminait à mourir « dans les règles », c’est-à-dire avec l’assistance d’un prêtre : la Lecouvreur, récemment jetée à la voirie, l’avait persuadé de la nécessité des cérémonies.

Il avait regretté dans la Lecouvreur une grande artiste et une amie, qui peut-être un moment avait été quelque chose de plus pour lui, dans Mme de Fontaine-Martel, une amie dévouée à sa gloire et et qui pensait avec lui. La profonde blessure de cœur fut pour lui la mort du jeune président de Maisons. « La mort de M. de Maisons m’a laissé dans un désespoir qui va jusqu’à l’abrutissement. J’ai perdu mon ami, mon soutien, mon père. Il est mort entre mes bras, non par l’ignorance, mais par la négligence des médecins. Je ne me consolerai de ma vie de sa perte, et de la façon cruelle dont je l’ai perdu[7]. »

Mais, avec Voltaire, la vie avait vite le dessus. Il n’oublia pas Maisons, il le logea dans le Temple du goût. Mais Ériphyle ne pouvait attendre : il fallait l’achever, la corriger. Il fallait placer Linant, un jeune homme qui faisait bien les vers, tirer Jore l’imprimeur d’un mauvais pas. Il ne pouvait s’attarder dans la « douceur de pleurer ».

Cependant peu à peu sa fièvre anglaise sortait en écrits dont le public était un peu surpris. Le poète se faisait historien dans le Charles XII, historien exact, impartial, justicier, sans flagornerie et sans satire, philosophe sans polémique, qui montrait par un récit vif et coloré ce que peut un grand homme, avide de gloire et de guerre, pour la ruine d’un pays. Shakespearien et républicain dans Brutus (joué le 11 décembre 1730), dans la Mort de César qu’il n’osait encore risquer à la scène, shakespearien dans Ériphyle qui tombait (7 mars 1732), shakespearien encore, mais à la française et galamment, dans cette tendre et brillante Zaïre si bien faite pour les dames, chef-d’œuvre du style Louis XV dans la tragédie, dont la représentation (13 août 1732) fut un triomphe, il était impatient de risquer une plus grosse partie, et de dire aux Français ses réflexions sur l’Angleterre.

Il savait bien que tout était suspect venant de lui. Son indignation sur le traitement fait à la Lecouvreur avait failli lui faire une affaire. Il avait dû porter au compte de feu Chaulieu son Epître à Uranie. Même son Charles XII n’avait pu avoir de privilège : pour bien parler de Stanislas, père de la reine de France, il n’avait pas assez ménagé son ennemi le roi de Saxe, Auguste II. L’épître dédicatoire au marchand Falkener avait attiré des difficultés à Zaïre. Un soulèvement général avait accueilli le Temple du goût, ce joli spécimen de critique voltairienne, où se mêlaient la tradition classique, le goût mondain et l’humeur personnelle. Il y avait pourtant rentré les griffes. Mais les libertés qu’il prenait si modérément parurent scandaleuses. Les gens de lettres qu’il avait égratignés, crièrent ; ceux qu’il avait omis, encore plus. Un grand seigneur se plaignait d’un éloge : sa qualité ne lui permettait pas de recevoir un compliment imprimé.

Voltaire pourtant achève ses Lettres sur l’Angleterre, en remet une copie à Thieriot qui se charge de les faire paraître à Londres en anglais et en français, une autre à Jore, un libraire aventurier qui accepte les risques de l’entreprise. Un moment il a espéré un privilège, ou une permission tacite : le cardinal Fleury a ri aux lettres sur les quakers, que Voltaire lui a lues, en faisant des coupures. Le censeur, l’abbé de Rothelin, ne voit de difficulté que pour la XIIIe lettre, la lettre sur Locke et sur l’âme. Il faut enfin renoncer à tout espoir d’autorisation ou de tolérance. Voltaire s’indigne : il écrit, sans la publier, sa lettre à un premier commis (juin 1733), vigoureux plaidoyer pour la liberté de la librairie. Mais en même temps, puisqu’il faut risquer, il double le paquet, et joint aux observations sur l’Angleterre les remarques sur Pascal.

Cependant on commence à causer de cette publication scandaleuse qui se prépare. Les ministres sont inquiets, menaçants. Voltaire prend peur, et résiste à l’impatience de Thieriot et de Jore.

Chaque semaine enlevait de la nouveauté à son ouvrage. Les publications sur l’Angleterre se multipliaient. Sans rappeler les journaux de Hollande, ni les Lettres du Suisse Béat de Muralt, qui avait, par sa comparaison des mœurs anglaises et françaises, effarouché l’amour-propre national de l’abbé Desfontaines (1725), sans remonter jusqu’à Boissy, dont le Français à Londres avait porté à la scène le contraste de deux peuples, provoquant une riposte de Marivaux[8] (1727), voici que du P. Gatrou paraissait une Histoire des Trembleurs (début de 1733), et l’abbé Prévost, qui déjà avait dans ses romans utilisé sa connaissance de l’Angleterre, publiait en juin 1733 le premier numéro du Pour et Contre où il promettait « d’insérer chaque fois quelque particularité intéressante touchant le génie des Anglais, les curiosités de Londres et des autres parties de l’île, le progrès qu’on y fait tous les jours dans les sciences et dans les lettres ».

Voltaire ne put retenir la traduction anglaise qui parut au milieu d’août 1733. Mais il réussit encore à arrêter les éditions françaises pendant près d’un an.

Il était en Bourgogne, pour le mariage du duc de Richelieu avec Mlle de Guise, quand il reçut avis qu’une lettre de cachet avait été rendue contre lui (3 mai 1734) : des exemplaires d’une contrefaçon de l’édition de Jore avaient été saisis. Il se hâta de passer en Lorraine. Le Parlement donna un arrêt le 10 juin pour brûler le livre et rechercher l’auteur. Les amis de Voltaire, Mme de Richelieu, Mme d’Aiguillon, le marquis de Matignon, essayèrent d’apaiser le garde des sceaux Chauvelin : il n’était pas intraitable ; mais le cardinal Fleury dont ce scandale contrariait le despotisme assoupissant, était fâché. Surtout le Procureur général et le Parlement janséniste en voulaient à l’imprudent philosophe. Voltaire dut rester toute une année en Champagne : Paris ne lui fut rouvert qu’en mars 1735, sur la promesse d’être sage. Pendant dix ans, l’arrêt du Parlement fut une menace permanente contre lui.

La persécution fouetta le succès des Lettres philosophiques. Cinq éditions s’imprimèrent en 1734, cinq encore de 1734 à 1739. « Quand on annonce l’arrivée de quelque monstre, disait l’abbé Molinier, le public y court avec empressement. L’esprit a ses monstres comme la matière, presque tout le monde a voulu voir ces lettres. »

Voltaire n’a point fait la peinture pittoresque du pays et des mœurs : un fragment qu’on a conservé nous montre qu’il y pensa. L’édition de Jore contient vingt-cinq lettres. Les premières (I-VII) traitent de la religion, et d’abord des quakers (I-IV). Il était allé aux bonnes sources, Barclay, Crœse, Sewel, la vie de Penn ; il avait vu des quakers à Londres. S’il décrivit leur enthousiasme, leurs assemblées, les aventures de leurs chefs avec une impertinence amusée qui les fâcha, il fit de leur vertu, de leur simplicité évangélique, de leur critique des sacrements et des dogmes un abrégé sympathique que les catholiques sentirent tourné contre leur Église. Ensuite il se moqua largement des anglicans et des presbytériens, mais, à leur occasion, plus largement encore du clergé français, de ses richesses, de ses mœurs mondaines, etc. Il dit un mot des antitrinitaires, et garda un silence de prudence plutôt que d’ignorance sur les déistes, si nombreux alors en Angleterre. Du spectacle de l’Angleterre religieuse, il tirait une conclusion, renouvelée de Bayle et des Lettres persanes, mais encore aussi neuve que scandaleuse en France :

« S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, son despotisme serait à craindre : s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses[9] »

Amusantes et un peu naïves furent les ripostes des ecclésiastiques français. L’abbé Molinier soupçonnait Voltaire de vouloir « multiplier le quakerianisme » chez nous ; il n’y était pas tout à fait. Les jésuites s’occupaient à légitimer les dîmes : « M. de Voltaire ignore donc que l’usage de payer les dîmes aux prêtres remonte aux plus anciens temps, et à celui même d’Abraham et Melchissédec. Le bel esprit n’atteint pas aux faits et à la tradition. » Dans la remarque « sur les Églises où quelques ecclésiastiques sont assez heureux pour avoir 50 000 livres de rente, et où le peuple est assez bon pour le souffrir », le journaliste de Trévoux entendait « un cri de sédition et de brigandage » ; mais, heureusement, ajoutait-il, en France, « le peuple sait vivre, et respecter ses supérieurs ». C’était vrai encore pour cinquante ans.

Trois lettres (VIII-X) caractérisaient le régime politique de l’Angleterre : plus que Rapin Thoyras, Muralt et Montesquieu, Voltaire idéalisait la vie anglaise, la liberté politique, la royauté contenue, l’égalité devant l’impôt, le commerce honoré, les cadets de lords ne dédaignant pas d’être marchands dans la cité, le paysan aisé : il exaltait la grandeur pacifique de ce peuple de négociants, maîtres de la mer et banquiers des princes, gardiens désintéressés de la liberté de l’Europe. Ici point de moqueries : de petites phrases nettes et coupantes, sans réticences et sans voiles.

Un homme, parce qu’il est noble ou parce qu’il est prêtre, n’est point ici exempt de payer certaines taxes… Tout le monde paie. Chacun donne, non selon sa qualité (ce qui est absurde), mais selon son revenu.

La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant.

Ce qu’on reproche le plus aux Anglais, c’est le supplice de Charles Ier, qui fut traité par ses vainqueurs comme il les eût traités s’il eût été heureux[10].

L’abbé Prévost aima mieux ne pas rendre compte de ces lettres qui traitaient de matières délicates. D’autres dénoncèrent les « horribles conséquences » de ces maximes faites pour « armer les sujets et fomenter les révoltes ». L’abbé Molinier raillait les grands mots de liberté et d’esclavage :

« Les fers sont durs à porter, mais heureusement c’est une expression poétique qu’on emploie ordinairement en amour comme en politique, et dont on ne doit pas être plus effrayé en ce pays que les amants ne le sont à Cithère. »

La lettre XI, sur l’insertion de la petite vérole, nous introduit à la philosophie anglaise. L’inoculation est un acte de liberté philosophique : on en a la preuve par la riposte qui fut faite à Voltaire : « Le naturel des Français se révolte au système de l’insertion ; nous nous soumettons aux décrets de la Providence ».

Puis venaient les lettres XII-XVII sur Bacon, Locke et Newton : éloge enthousiaste, de la méthode expérimentale et de son fondateur Bacon, démonstration par Locke et Newton de ses applications à la métaphysique comme à la physique, vive critique des rêveries scolastiques et des « romans » de Descartes et de Malebranche, énergique défense du principe de Locke, que Dieu tout-puissant a pu donner à la matière, qui ne l’a point nécessairement, la propriété de penser. Ces lettres tombaient au moment où les tourbillons de Descartes régnaient dans l’Académie des sciences, et où les théologiens, inquiets longtemps de la métaphysique cartésienne, y découvraient un spiritualisme qui pouvait se mettre au service de la religion. Malgré l’estime du P. Buffier pour Locke, malgré le livre de Maupertuis sur Newton, les Français demeuraient attachés, un peu par amour propre national, à leur Descartes. Cependant une disposition générale à se défier de la métaphysique se répandait ; les physiciens et les géomètres prenaient chaque jour plus de crédit, et les gens du monde et les femmes entendaient avec plaisir que ces philosophies où l’on se cassait la tête n’étaient que du vent. Le public était prêt pour Voltaire.

Après la religion, la politique et la philosophie, la littérature avait son tour : dans cinq lettres (XVIII-XXII), Voltaire traitait de la tragédie, de la comédie, de la poésie : il présentait Shakespeare, Otway, Dryden, Addison, Wycherley, Van Brugh, Congreve, Rochester, Waller, Butler, Swift, Pope, les caractérisant rapidement et mêlant les extraits aux jugements. Il notait le manque de goût, l’irrégularité des poètes anglais, mais leur vigueur de génie, leur style « ampoulé, trop hors de la nature, trop copié des écrivains hébreux », mais leur naturel, leur impétuosité d’imagination, leur énergie souvent sublime. Il marquait le rapport de leur littérature avec l’organisation politique : la liberté a mis son empreinte sur les écrits des poètes anglais, et elle est cause que les lettres sont en honneur dans un pays où « communément on pense[11] ».

Enfin Voltaire (lettres XXIII-XXIV) regardait la littérature du point de vue social, pour admirer la considération dont les gens de lettres jouissaient en Angleterre, les emplois et les dignités où ils parvenaient, tandis qu’en France… Il comparait l’organisation de la Société royale de Londres à celle de nos Académies : ici, malgré les critiques qu’il faisait, il donnait l’avantage à la France. Il exprimait, dans cette dernière lettre, un point de vue cher au xviiie siècle, et vrai alors : c’est le siècle des académies ; elles y furent réellement des foyers de vie intellectuelle et scientifique, à la fois des ateliers de recherche et des établissements d’enseignement supérieur. Voltaire en jugeait bien ainsi, et voulait les rendre encore plus utiles, surtout l’Académie française.

Ici finissent à vrai dire les Lettres anglaises. La XXVe de l’édition de Jore nous donne 57 remarques sur Pascal, qui furent complétées en 1742 : elles sortent de la même inspiration qui a dicté la lettre sur Locke.

L’adversaire était bien choisi. Cet homme, « que les petits esprits osent à peine examiner », était le seul apologiste de la religion révélée qui comptât dans la littérature française et pour le grand public, le seul qui prouvât non pas le Dieu commun aux chrétiens et aux déistes par des arguments philosophiques et communs aussi, mais Jésus-Christ et les mystères incompréhensibles par une méthode particulière. À force de génie, il avait fait croire qu’il avait réussi sa démonstration. En s’attaquant à lui, quelque précaution que prît Voltaire dans le choix des passages, c’était bien la religion qu’il prenait corps à corps. Voilà pourquoi cette XXVe lettre aggrava singulièrement son cas, sauf aux yeux des jésuites qui avaient leurs raisons pour être indulgents à un censeur de Pascal.

Bouillier méprisait l’audace de Voltaire, « un papillon qui s’attaquerait à l’oiseau de Jupiter ». Sans égaler quelques remarques rapides à un ouvrage de méditation profonde, ni le bon sens de Voltaire au génie ardent de Pascal, en reconnaissant dans la critique des Pensées des légèretés et des méprises, on ne peut pas ne pas voir que pourtant en plus d’un cas Voltaire a raison contre Pascal. Il a raison en contestant des subtilités chimériques ou fragiles d’argumentation. Il a raison, pour quiconque n’est pas catholique ni chrétien, dans son jugement de la nature et des fins de l’homme. Il a raison surtout, selon l’esprit de son temps, pour quiconque n’est pas janséniste. Le xviiie siècle français ne peut pas trouver la vie mauvaise et la raison impuissante. Les Jésuites ici donnent raison à Voltaire contre Pascal ; du moins ils admettent que rationnellement Voltaire a raison de dire que l’homme peut être ce qu’il est sans la chute, et que seule la foi nous assure du péché originel. Le protestant Bouillier ne défend Pascal contre Voltaire qu’en l’atténuant, qu’en effaçant les caractéristiques personnelles de l’Apologie.

Les Lettres philosophiques furent un grand événement dans la vie intellectuelle du xviiie siècle. On peut dire qu’elles ne contenaient rien de nouveau, puisqu’on avait déjà parlé en France de Locke et de Newton[12], et des quakers, et du Parlement anglais, et de Shakespeare, et même de l’inoculation. Cependant c’est un ouvrage très neuf et qui fait date.

Mieux que le Charles XII, il fut une révélation de la prose voltairienne, limpide, alerte, aiguisée, incomparable filtre d’idées, et mousse piquante d’esprit. Nous sommes tentés aujourd’hui de dire : clarté superficielle, agrément léger. L’abbé Prévost, pourtant, trouvait les lettres sur Locke et Newton trop sérieuses, pas assez égayées de fiction agréable. Voltaire n’est pas un pur artiste qui écrit pour se contenter. Il prend la mesure du public qu’il veut gagner.

Dans ces Lettres, la philosophie rejetait les attitudes détachées et les malices couvertes de Bayle, les déguisements de Fontenelle et de Montesquieu : elle entrait en scène, hardiment, simplement ; elle se présentait à visage découvert, avec son arme empoisonnée, cette ironie perpétuelle qui exaspérait le Procureur général.

Voltaire exerçait son droit de penser tout haut sur toutes les choses jusque-là soustraites à la discussion publique. Dans l’assoupissement où le vieux cardinal de Fleury s’efforçait de tenir les esprits, ce fut comme un coup de clairon. Ces insolentes lettres indiquaient tout un programme révolutionnaire. Ce n’est plus ceci ou cela, une critique partielle et décousue : Voltaire ramasse tout, liberté politique, liberté religieuse, liberté philosophique, amélioration de la vie humaine, méthode expérimentale, valeur sociale de l’esprit. L’optique même de Newton n’est plus quelque chose d’innocent : elle apparaît moins dans son résultat que dans sa méthode, comme une conquête de la liberté scientifique. En liant Newton et Locke à Bacon, il fait surgir, au-dessus des sciences acceptables chacune à part pour la religion, la notion menaçante de la science, une dans son esprit et dans sa méthode. De toutes ses remarques sur l’Angleterre, il fait un bloc qu’il jette sur les institutions fondamentales de la France. Ôtez ce qu’il critique : l’unité religieuse oppressive, la richesse du clergé, sa puissance politique ; le despotisme royal ; les privilèges de la noblesse. Supposez ce qu’il désire : l’égalité du marchand et du noble, la proportionnalité de l’impôt, la séparation de la foi et de la raison, la souveraineté de la méthode expérimentale, la liberté de la science et de la littérature. Que reste-t-il de la France de Louis XV ? N’y a-t-il pas toute une révolution dans ce programme ?

Les Lettres philosophiques sont la première bombe lancée contre l’ancien régime. Voilà pourquoi elles arrachèrent le Parlement aux disputes sur la Bulle et le coalisèrent, pour les étouffer, avec la cour protectrice des évêques et des jésuites.

Voilà pourquoi les bons Pères qui ne désespéraient pas encore de leur élève — puisqu’il n’aimait pas Pascal — trouvèrent la suppression de son livre fort sage.

Jansénistes, ultramontains et ministres avaient pour la première fois aperçu la figure nouvelle du philosophe.

Qu’est-ce donc qu’un philosophe ?… C’est une espèce de monstre dans la société qui ne doit rien aux mœurs, aux bienséances, à la politique, à la religion : il faut s’attendre à tout de la part de ces messieurs-là[13].

  1. Desnoiresterres, la Jeunesse de Voltaire ; Voltaire à Cirey. — Churton Collins, Bolingbroke, Voltaire in England. — Ballantyne, Voltaire’s visit to England. — Revue d’Histoire littéraire, 1906 (L. Foulet). — Revue de Paris, 1904 (G. Lanson). — Jusserand, English Essays from a French pen.
  2. T. XXII, p. 18.
  3. Bengesco, IV, 25 ; et Hettier, art, cité.
  4. T. XXXIII, p. 159.
  5. M. L. Foulet réduit le séjour à un peu moins de deux ans, du milieu d’août 1726 au début d’août 1728.
  6. T. XXII, p. 261. — Bengesco, II, 5.
  7. T. XXXIII, p. 230.
  8. L’Île de la raison, prologue.
  9. Fin de la lettre VI.
  10. T. XXII, p. 109, 103, 104. Texte de 1734.
  11. T. XXII, p. 162.
  12. Voltaire s’est instruit sur Newton dans Pemberton, dans Fontenelle, et chez Maupertuis : c’est ce dernier qui l’a converti.
  13. L’abbé Molinier, p. 81.